La rigueur et l’indépendance de Jean-Paul Fitoussi, par Francesco Saraceno

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Il est difficile de rappeler, en quelques lignes et dans un moment de forte émotion, la place éminente que Jean-Paul Fitoussi a eu dans le débat européen et italien.  Jean-Paul était avant tout un brillant économiste. Sa thèse de doctorat, sur lnflation, équilibre et chômage, soutenue en 1971 et publiée en 1973, contenait une analyse du lien entre l’activité économique et l’inflation qui allait bien au-delà de la controverse monétariste de l’époque, et dont la pertinence est attestée par les événement des dernières semaines.  Au cours de ces années, il a été également l’un des rares économistes non anglo-saxons à avoir contribué au débat sur les fondements microéconomiques de la macroéconomie, qui a été l’un des éléments de la renaissance de la théorie keynésienne après la révolution des anticipations rationnelles.

Mais malgré la promesse d’une brillante carrière universitaire et le fait de ne jamais avoir cessé de faire de la recherche, Fitoussi a rapidement décidé de sortir de la tour d’ivoire et devenir l’intellectuel engagé que nous connaissons. Cet engagement explique son dévouement à l’OFCE, qu’il intègre dès le début en 1981 et qu’il a présidé de 1989 à 2010. Il explique aussi pourquoi, au sein de Sciences Po dont il devient membre du corps professoral, au même moment, il travaille au renforcement de l’enseignement d’économie dans le cursus alors que les élites étaient encore convaincues que la formation d’un homme d’État devait se limiter au droit et à la science politique. Depuis sa position privilégiée à l’OFCE, Fitoussi a nourri le débat public en Europe, en France, mais aussi en Italie qu’il a tant aimée (où il avait séjourné à l’Institut européen de Fiesole et où il est retourné dès que possible jusqu’à la fin). Européen convaincu, il fut cependant dès le début un critique féroce de la structure néolibérale de la construction européenne. Le thème est au centre de l’un de ses plus beaux ouvrages, Le débat interdit (1996), dans lequel Fitoussi mettait en exergue le rétrécissement progressif d’un discours public marqué par une pensée unique qui, ne donnant pas de place à des visions alternatives, conduisait à une sorte d’autocensure des intellectuels et des décideurs au moment où le débat sur la forme à donner à l’Europe battait son plein.  Précisément dans son dernier ouvrage paru en italien puis en français, La neolingua dell’economia (Comme on nous parle), il a idéalement fermé la boucle en reprenant le discours sur l’asphyxie du débat public, malheureusement sans la combativité du Débat interdit mais teinté d’un pessimisme sombre sur l’avenir. Les travaux de Fitoussi sur l’Europe, que j’ai eu souvent l’honneur de cosigner, n’ont cessé d’insister sur les caractéristiques fondamentalement déflationnistes (et pourtant évitables) de la monnaie unique. Il y a quelques jours à peine, au téléphone, nous avons (à moitié) plaisanté sur le fait que le débat qui fait rage en ce moment sur la réforme des institutions européennes aurait pu commencer il y a quinze ans au début des années 2000, si seulement les bonnes lectures avaient été faites.

L’humanisme, la lutte contre la conception technocratique de l’économie, est le fil rouge qui lie toute la trajectoire de Fitoussi et qui explique comment en 2009, il a été l’inspirateur de la  Commission Stiglitz-Sen-Fitoussi  sur la mesure du bien-être au-delà du PIB ; un travail qui a porté ses fruits et que Fitoussi n’a jamais interprété comme un viatique pour  la décroissance, mais plutôt comme l’impératif de remettre la répartition des revenus au cœur des politiques publiques. Même avant la crise de 2008, les inégalités et leurs effets sur la croissance, l’investissement, les déséquilibres financiers étaient au centre des préoccupations de Fitoussi, ce qui, au fil des ans, a contribué au débat sur la tension entre la démocratie et le marché et sur la nécessité pour l’État de redécouvrir ce rôle de régulateur et d’intermédiaire entre les citoyens et les puissances économiques qu’il avait eu dans les années dorées de la social-démocratie.

Maintenant que le consensus néolibéral contre lequel Fitoussi s’est battu toute sa vie n’est plus aussi granitique qu’auparavant, les mille pistes de réflexion données par son travail seront très utiles.  Je ne saurais m’arrêter ainsi. Pour moi Jean-Paul était un Maître, un collègue et, avant tout, un ami.  C’est lui qui m’a accueilli à l’OFCE, il y a maintenant vingt ans (sur l’insistance d’un ami, l’entretien ne s’était pas bien passé !), et qui m’a ensuite honoré d’une confiance qui a servi de base à une collaboration qui a duré jusqu’à ce jour. Dans son bureau, au milieu de nuages perpétuels de cigarettes, nous avons discuté et écrit sur l’Europe, la théorie économique, les inégalités, la démocratie. Surtout, j’ai appris jour après jour que la rigueur et l’indépendance de jugement sont le seul passeport pour faire autorité dans une profession de plus en plus déchirée par des guerre de gangs. C’est certainement la leçon la plus importante de Fitoussi : ne jamais faire mystère de ses convictions et, tout en étant toujours rigoureux dans son raisonnement, ne jamais les dissimuler dans une prétendue objectivité « scientifique ».  Ce n’est pas un hasard si, malgré l’étiquette de keynésien, il était l’un des intellectuels les plus consultés (bien que malheureusement rarement entendu) par les politiciens et les hommes de gouvernement, qu’ils soient de droite ou de gauche : parler à tout le monde, n’être recruté par personne, on pourrait résumer ainsi sa vie intellectuelle.  En ce jour de grande tristesse, j’ai une certitude : pratiquer quotidiennement la rigueur et l’indépendance au service du débat public sera le meilleur moyen de faire vivre le message de Jean-Paul Fitoussi.

Article paru en italien dans le quotidien Domani le 15 avril 2022