Augmenter les taxes sur le tabac pour financer les retraites : choix économique ou provocation politique ?
par Vincent Touzé
Hasard de calendrier ! Alors que la journée mondiale sans tabac a eu lieu le 31 mai 2023, la Commission des affaires sociales de l’Assemblée nationale a examiné le même jour une proposition de loi portée par le groupe parlementaire LIOT visant :
- à abroger la réforme des retraites à 64 ans (article 1) ;
- à organiser une conférence de financement avant le 31 décembre 2023 (article 2) ;
- à compenser les pertes financière « à due concurrence par la majoration de l’accise sur les tabacs » (article 3).
Après un vote au sein de la Commission des affaires sociales qui a conduit à la suppression de l’article premier, le texte se trouve donc vidé de sa principale substance. Ce texte, dans sa version issue des travaux de la Commission, sera débattu dans l’hémicycle le 8 juin prochain. Les députés pourront ajouter des amendements, y compris la réintroduction de l’article 1. Reste à savoir si ces amendements auront l’aval de la Présidente de l’Assemblée nationale qui a la possibilité de mobiliser l’article 40 de la Constitution pour juger de leur recevabilité. En effet, cet article prévoit que les propositions de lois sont irrecevables dès lors que « leur adoption aurait pour conséquence soit une diminution des ressources publiques soit la création ou l’aggravation d’une charge publique ».
L’équilibre financier du système de retraite repose en général sur le recours à trois instruments (Touzé, 2023) :
- Les paramètres de calcul de la pension moyenne : le législateur peut agir sur les pensions futures en modifiant les règles de calcul afin de réduire les droits ou sur les pensions déjà liquidées en sous-indexant par rapport à l’évolution de l’inflation ;
- La cotisation moyenne par travailleur : le législateur peut également augmenter le taux de cotisation sur les revenus du travail de façon à apporter de nouvelles ressources aux régimes de retraite ;
- La durée moyenne d’activité : le législateur peut encourager par un système de majoration ou de minoration de la pension ou obliger via une augmentation de l’âge minimum, le recul de l’âge de liquidation de la retraite.
Sans entrer dans les détails (Gannon, Le Garrec et Touzé, 2018), tous ces leviers ont été utilisés avec différentes intensités dans les réformes passées. Toutefois, il existe une quatrième voie possible qui est celle de l’affectation de ressources du budget général pour financer une partie des pensions versées. Cette voie de la solidarité nationale via le budget général peut trouver un fondement économique tout particulier concernant les pensions non contributives.
C’est un peu cette quatrième voie que le groupe de députés du LIOT souhaite employer dans le cadre d’une proposition de loi déposée le 25 avril 2023 et qui a pour objet principal d’abroger la dernière réforme des retraites promulguée le 14 avril 2023 à l’issue d’un recours au 49.3[1] et une validation partielle du Conseil constitutionnel.
Une lecture économique simplifiée de la proposition parlementaire de l’article 3 est que la fiscalité sur le tabac serait augmentée de façon à combler les besoins de financement du système des retraites dès lors que la conférence sociale résultant de l’article 2 échouerait et ne permettrait pas de déboucher sur l’adoption d’une loi de financement alternative à celle du passage à la retraite à 64 ans. Une lecture politique de l’article 3 est que ce dernier a été ajouté en raison de l’article 40 et que le choix de la taxation du tabac de la proposition du groupe LIOT reprend une proposition du groupe « Renaissance » concernant des « mesures pour bâtir la société du bien vieillir en France ».
Le fondement économique de la fiscalité sur le tabac repose sur le concept de taxation « comportementale » des produits à risque pour la santé (Dufernez et Lapègue, 2013). La fiscalité sur le tabac est donc une taxe sur les addictions et s’assigne de facto un objectif de santé publique visant à décourager le tabagisme (Kopp, 2006). À défaut de prohiber le tabac, un prix élevé peut réduire la consommation (Besson, 2006) et la ramener à un niveau socialement acceptable tout en procurant des ressources fiscales supplémentaires pour financer le coût social notamment en soins de santé lié principalement au risque accru de mortalité et de morbidité.
La fiscalité sur le tabac comprend trois composantes : une accise sur les produits du tabac (55% du prix au détail + 0,68€ par cigarette) ; une taxe sur la valeur ajoutée (TVA) dite « en dedans » (environ 16,67% du prix de vente) et une remise brute versée aux débitants de tabac (rémunération d’environ 10% du prix de vente). Le prix hors taxes représente environ 4% du prix au détail.
Bien que louable du point de vue de la santé publique, la solution alternative de financer les retraites par une hausse de la fiscalité sur le tabac se heurte à plusieurs limites :
- À trop vouloir taxer, on peut voir la recette fiscale se réduire traduisant le fait que l’assiette fiscale diminuerait à un rythme plus rapide que le taux de prélèvement. Des taux de taxation trop élevés sur le tabac peuvent également encourager la fraude et la contrebande organisée (Dufernez et Lapègue, 2013). L’État perdrait alors des recettes fiscales tout en renonçant à sa politique de santé publique de baisse de la consommation ;
- L’espérance de vie des fumeurs est plus courte, ce qui signifie qu’ils bénéficient en moyenne moins longtemps de leur pension. Il en découle qu’ils coûtent moins chers aux régimes de retraite[2] ;
- La fiscalité du tabac est dégressive : elle frappe en proportion plus lourdement les pauvres (Ruiz et Trannoy, 2008). Les hausses devraient donc inclure également des mesures financières de compensation en faveur des bas revenus ;
- La masse de besoins financiers du système de retraite avant la dernière réforme est estimée à environ 15 milliards d’ici 2032, soit un montant proche des recettes fiscales actuelles sur le tabac. Cela nécessiterait donc de doubler les recettes fiscales en moins de dix ans. Est-ce réaliste ? En supposant une élasticité de la demande au prix comprise entre -0,3 et -0,5 (Dufernez et Lapègue, 2014), ce doublement de la masse de recettes impliquerait de multiplier le taux de prélèvement[3] d’un facteur compris entre 2,7 (quasi triplement du prix du tabac) et 4 (quadruplement). De telles hausses interrogent sur la capacité des douanes à contrôler les tentations de consommation des produits de contrebande dont la qualité n’est pas contrôlable, ce qui peut présenter un risque supplémentaire de santé à acheter au-delà des frontières nationales.
En conclusion, l’article 3 qui prévoit le recours à une fiscalisation accrue du tabac pour financer les retraites, à défaut d’autres leviers, semble sur le plan économique pour le moins hasardeux quant à la capacité réelle à prélever plus d’impôt en raison d’un risque très élevé de fraude et de baisse des volumes consommés. Les taxes sur le tabac n’ont, en effet, pas un objectif de rendement fiscal mais de santé publique. L’affectation de ces recettes, par nature, limitées devrait être réservée au financement des coûts indirects du tabagisme sur la santé dès lors qu’ils sont supportés par la collectivité ainsi qu’à des politiques publiques de prévention, de sensibilisation et de sevrage. Le financement des retraites par la fiscalité de la consommation du tabac n’apparaît donc pas comme une solution économique crédible. Par voie de conséquence, cet article relève plutôt de la provocation politique pour réintroduire un débat sociétal élargi (« conférence ») sur le financement des retraites (article 2).
[1] La loi a été promulguée après le passage au Sénat. Techniquement le 49.3 a été engagé sur un texte issu d’une Commission mixte paritaire. C’est ce texte qui a été approuvé par le Sénat
[2] Un argument opposable à celui-ci est un coût global d’un fumeur pour la société très élevé au regard du bénéfice pour le régime de retraite. Kopp (2019) donne une évaluation exhaustive du coût social net et l’estime, pour l’année 2010, à environ 9 000 euros par fumeur.
[3] En notant t le taux de taxe, P le prix du tabac et Q la quantité consommée, la recette fiscale est égale à t x P x Q. On suppose également que l’élasticité de la demande Q est égale à e. Partant d’un niveau initial t0 de recettes fiscales : on a t0 x P x Qref x ((1+t0) x P)-e où Qref est le niveau de la demande pour un prix au détail unitaire. Sachant que t0/1+t0 est proche de 1 (96% actuellement), on peut approximer 1+t0 par t0. Il en découle une recette fiscale égale à t0 x P x Qref x (t0 x P)-e. Un doublement des recettes fiscales nécessite un nouveau taux de prélèvement t1 soit tel que (t1/t0)1-e = 2. Si e = 0,3, le taux de prélèvement augmente d’un facteur égal à 21/0,7 »2,7 (hausse de 170% des prix). Si e = 0,5, le taux de prélèvement augmente d’un facteur égal à 21/0,5 = 4 (quadruplement et donc hausse de 300% des prix).