Droits de succession : pourquoi les économistes ne sont-ils pas écoutés ?

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par Guillaume Allègre

Le 12 décembre 2021 le Centre d’Analyse Economique, instance pluraliste de conseil du Premier ministre sous l’autorité de celui-ci, publiait une note, Repenser l’héritage, plaidant notamment pour l’augmentation des droits de succession. Le diagnostic est relativement consensuel. La valeur du patrimoine relative au revenu a fortement augmenté (300% du revenu national en 1970, 600% en 2020) ; le patrimoine est très concentré, beaucoup plus que le revenu, et il n’est pas consommé en fin de vie mais transmis. Par conséquent la part de l’héritage dans le patrimoine total est passée de 35% au début des années 1970 à 60% aujourd’hui. Ceci pose un problème d’équité dans la constitution du patrimoine, d’autant plus grand que sa valeur est élevée et que certains actifs ne sont plus accessibles sans apport. À l’image du discours de Vautrin repris par Piketty dans son livre Le Capital au XXIe siècle, pour avoir une bonne position économique dans la société, il vaut mieux épouser une héritière que de trouver un travail bien rémunéré. Ce type de situation pose un problème économique, politique et moral. La Note du CAE ne s’appesantit pas sur la littérature ou la morale mais souligne justement que si l’on se fixe un objectif d’accès équitable au patrimoine (et à son revenu), l’imposition des successions de façon progressive et sans exemption, en tenant compte de l’ensemble des actifs reçus au long de la vie, est préférable au système actuel. Le rapport souligne, sur la base d’études empiriques, que les différentes exemptions ne sont pas justifiées d’un point de vue économique. Aussi, pour les auteurs l’augmentation des droits de succession pourrait permettre de financer la garantie d’un capital  pour tous, versé à la majorité.

Alors que la note fait parler d’elle entre la bûche de Noel et la galette des rois – la question de la transmission est un marronnier des repas familiaux –, le Président de la République, dans un entretien au Parisien du 4 janvier, annonce qu’il n’a pas l’intention d’augmenter les droits de succession, mais au contraire de les réduire pour les petites transmissions. En réalité, la séquence ressemble à celle qui a déjà eu lieu il y a cinq ans : en janvier 2017, France Stratégie publie un rapport semblable, signé par un des auteurs de la Note du CAE. France Stratégie est alors présidé par Jean Pisani-Ferry, qui fut ensuite en charge de l’écriture du projet d’En Marche. Or, aucune réforme des droits de succession ne figure dans le programme d’En Marche. L’impôt ne fera pas plus l’objet d’une réforme durant le quinquennat, contrairement aux deux précédents. En effet, sous la présidence de Sarkozy, le seuil d’imposition pour les donations avait été augmenté et la durée entre chaque donation défiscalisée, raccourcie. La présidence Hollande opéra un retour en arrière complet. Au final, que ce soit via l’alternance ou le « en même temps », la fiscalité sur les successions a assez peu évolué : l’assiette est mitée mais les taux peuvent être très élevés, ce qui pose des problèmes d’équité horizontale, notamment entre ceux qui préparent leur succession et ceux qui ne la préparent pas.

Pourquoi les économistes ne sont-ils pas écoutés ? Il n’y a pas de grands mystères : les sondages et les enquêtes plus poussés montrent tous que les droits de succession sont apparemment impopulaires. Une des raisons, pointée par la Note du CAE est que les individus connaissent mal les caractéristiques de l’impôt sur la succession et surestiment son poids et la probabilité d’être eux-mêmes soumis à cet impôt. Toutefois, cette explication n’est pas suffisante : l’impôt progressif est impopulaire auprès de toutes les catégories sociales. Son impopularité ne proviendrait pas seulement du fait que les individus évaluent mal leur intérêt (plus de 80% des successions en ligne directe ne paient pas de droits), mais aussi parce qu’ils trouvent juste de pouvoir léguer leur patrimoine à leurs enfants : selon un sondage récent, même les individus qui ont peu de chance de recevoir un héritage sont contre une augmentation des droits. Il est donc probable que plus de pédagogie n’y changerait rien et que les économistes, s’ils veulent peser, doivent changer leur fusil d’épaule et proposer une réforme MAYA (Most Advanced Yet Achievable), plutôt qu’une réforme optimale. Il est utile de réfléchir en termes de taxation optimale mais il n’est pas toujours évident que la taxation optimale soit celle à mettre en avant dans le débat, compte-tenu des préférences fiscales du public et des caractéristiques actuelles du système fiscal, de toute façon très éloignées de l’optimal théorique. Aussi, certains rapports mériteraient peut-être une approche pluridisciplinaire[1], surtout si la problématique initiale est : « Pour chacun de ces défis, des solutions existent : pourquoi y a-t-il peu de progrès ? » (Blanchard et Tirole, p. 13).

Si l’on suit le diagnostic de la Note du CAE, le poids grandissant de l’héritage dans les patrimoines est dû au poids grandissant du patrimoine ainsi qu’à sa concentration. Tous les instruments qui pèsent sur ces deux métriques auront donc un effet sur l’objectif poursuivi en termes de mobilité sociale. C’est vrai de tous les impôts qui pèsent sur l’ensemble du patrimoine, d’autant plus s’ils sont progressifs. C’est donc particulièrement vrai d’un impôt sur la fortune et des impôts sur le revenu du patrimoine (CSG, IR). L’impôt sur les hauts revenus (du travail ou du capital) réduit également la concentration du patrimoine car les hauts revenus nets sont pour l’essentiel épargnés et contribuent ainsi à l’accumulation du patrimoine. Tous ces impôts concourent, à moyen-terme, à la mobilité patrimoniale intergénérationnelle. À l’instar de la Note du CAE, un autre objectif que l’on peut assigner à une réforme est l’équité horizontale : les différents revenus et patrimoines sont imposés de façon équitable. Cela impliquerait d’imposer les revenus réels du patrimoine au barème de l’IR et de remettre en place un ISF sur les patrimoines immobiliers et financiers. Ces mesures font néanmoins l’objet de controverses dont l’évaluation dépasse ce billet.  

Il existe néanmoins au moins une réforme avancée et réalisable, potentiellement populaire dans l’opinion, qui pourrait augmenter l’équité horizontale et la neutralité fiscale. Il s’agit d’imposer toutes les plus-values réelles, sans oubli, effacement, abattement ou exemption. Aujourd’hui, les plus-values sur la résidence principale sont exonérées. Les autres plus-values immobilières et certaines plus-values mobilières sont exonérées après une certaine durée de détention. Enfin, lors de successions et de donations, les plus-values sont effacées même lorsque aucun droit de succession n’est payé : à la revente, le prix d’acquisition qui entre dans le calcul de la plus-value est supposé être le prix auquel le bien a été transmis et non le prix d’acquisition initial. Par conséquent, un montant important de revenus réels en euros sonnants et trébuchants échappe totalement (ou partiellement) à l’impôt au moment de la revente. La masse de plus-values est très importante : une grande part de l’augmentation du poids du patrimoine dans le Pib (de 300 à 600 points) est liée à une augmentation de la valeur du patrimoine plutôt qu’à une augmentation de son volume[2].

Une grande aversion, individuelle et sociale, au sujet de l’imposition du capital est de devoir vendre du patrimoine pour payer l’impôt. Cela explique d’ailleurs en partie l’impopularité des droits de succession, ainsi qu’un ISF déplafonné sur la fameuse maison de l’agriculteur sur l’Île de Ré. L’imposition des plus-values réalisées ne pose pas ce problème puisqu’elle arrive à un moment où les ménages ont des vrais revenus en euros. Concernant la résidence principale ou secondaire, les ventes ne seraient imposées que si le foyer n’utilise pas le revenu lié à la revente pour acheter un nouveau bien, comme cela se fait dans d’autres pays[3].

Se pose enfin la question des biens qui sont transmis sur plusieurs générations : le château, l’appartement parisien, la petite entreprise familiale éventuellement devenue multinationale. Il y a plusieurs approches pour les imposer. La première consiste à favoriser la détention et transmission familiale : c’est l’approche suédoise qui depuis 2007 ne taxe ni les successions ni le patrimoine. Le patrimoine est essentiellement taxé sur le revenu, y compris toutes les plus-values nominales sans abattement selon la durée de détention. Ceci réduit la concentration du patrimoine sans toucher à la transmission. Le château familial, l’entreprise, peuvent être transmis de génération en génération sans imposition. Seuls les aléas (familiaux, économiques) peuvent permettre de disperser le patrimoine mais l’impôt sur le revenu freine son accumulation.

Dans une seconde approche, les Canadiens imposent les plus-values latentes lors des successions, hors conjoint et résidence principale (l’imposition des plus-values latentes est aussi discutée dans la Note du CAE mais plus comme aparté que comme élément central du débat). Dans le système canadien, c’est le défunt (l’Estate soit la propriété du défunt) qui paye l’impôt et non les héritiers : les actifs, hors résidence principale, sont considérés comme vendus immédiatement avant la mort, la plus-value est calculée et intégrée à 50% dans l’impôt sur le revenu de la personne décédée de l’année courante[4]. Ce n’est que lorsque tous les impôts ont été payés que la propriété est transmise officiellement aux héritiers. La législation fiscale canadienne prévoit de plus une exemption de 900 000 dollars sur les plus-values tout au long de la vie sur les petites entreprises familiales et les fermes. En dehors de ces cas, pour les gros patrimoines, l’Estate est obligée de « vendre » avant de transmettre, ce qui fait sens en termes de déconcentration du patrimoine mais s’oppose à l’opinion publique telle qu’elle semble s’exprimer en France.

Afin d’adapter ces dispositions au cas français, une troisième approche est possible : la succession peut être le fait générateur du calcul des plus-values[5], dont l’imposition serait payée par les héritiers comme traditionnellement en France. Toutefois, pour les résidences familiales (principales et secondaires) ainsi que les entreprises familiales (au-delà d’un certain pourcentage des actions), l’impôt ne serait pas dû immédiatement : les héritiers peuvent demander un crédit fiscal sur lequel ils paieraient des intérêts annuels. La totalité des plus-values seraient dues à la revente ou possiblement lors d’une transmission ultérieure. Toutes les plus-values, y compris sur la résidence principale, seraient ainsi imposées, au plus tard lors de la transmission, sans obliger les héritiers à vendre[6].

L’imposition des plus-values lors des transmissions n’est pas juste opportuniste (consentement plus élevé) mais aussi plus équitable que le système actuel (les deux étant peut-être liés). Prenons l’exemple des deux biens immobiliers : un appartement place du Panthéon, et un château familial en Sologne, tous deux valorisés à 2 millions d’euros. La plus-value latente réelle sur le premier est de 1 million d’euros alors qu’elle est nulle sur le second (qui fait l’objet de frais de rénovation récurrents). Il y a de nombreuses raisons, lors d’une transmission, de vouloir taxer le premier et pas le second. La première raison est que le premier fait l’objet d’un revenu, la plus-value latente, qui n’a pas été taxé. La seconde est que ce revenu ne dépend pas du tout des propriétaires mais d’évolutions hors de leur contrôle, notamment les effets d’agglomération métropolitaine liés à la mondialisation. Imposer les plus-values est un moyen de faire financer par les gagnants des changements économiques et sociaux, la compensation des perdants.

Bien entendu, remplacer les droits de succession par l’imposition des plus-values latentes lors des donations et successions ne peut être progressiste que si cette imposition n’est pas mitée dès le départ ou petit à petit par des dispositifs d’exonérations. Il faut aussi que le grand public comprenne et approuve la réforme. Un préalable nécessaire est une réforme de l’imposition des plus-values réalisées où les abattements par année de détention des actifs seraient remplacés par un actualisateur du prix d’acquisition permettant d’imposer les plus-values réelles sans exonération complète liée à la durée de détention.  

Un bon impôt est un impôt consenti, non parce qu’il y a suffisamment de niches pour accueillir tous les mécontents mais parce que le mécanisme même de l’impôt est perçu comme suffisamment juste, efficace, exhaustif et non confiscatoire pour asseoir à la fois un fort rendement et/ou une forte progressivité. Aujourd’hui, si l’objectif est de réduire les inégalités de patrimoine, ainsi que la transmission intergénérationnelle de celui-ci, il ne faut pas négliger… l’impôt sur le revenu dont les plus-values constituent une partie de l’assiette, et ce d’autant plus que l’imposition équitable de tous les revenus est un objectif en soi.  

Cette proposition ne prétend pas être une politique clé en main, que le prochain président devrait mettre en place telle quelle. Les droits de succession étant un sujet intergénérationnel, leur équité et efficacité nécessitent une certaine stabilité des principes et des paramètres. Cette question devrait ainsi être débattue dans la société et, dans l’idéal, faire l’objet d’un large accord transpartisan. On ne peut que regretter le fossé entre ce principe standard dans les préconisations économiques concernant les enjeux intergénérationnels et ce que permettent les institutions politiques françaises. Une raison de modifier les institutions dans le sens d’une plus grande recherche de compromis (et entre temps de ne pas faire une confiance aveugle dans les économistes) ?


[1] De même, la proposition qui va suivre mériterait une évaluation pluridisciplinaire.

[2] Soulignons par exemple que si les plus-values réelles correspondent à 1/3 de la valeur des actifs transmis, et qui si celles-ci sont taxées à 30% (le taux d’imposition actuel sur les revenus du patrimoine), alors les recettes fiscales équivaudraient à 10% de la valeur des actifs transmis contre 5% dans le système actuel.

[3] Par soucis de consentement fiscal, la plus-value sur la résidence principale peut être exonérée sous un certain plafond, a fortiori élevé mais dont on peut débattre.

[4] Au Canada, l’ensemble des plus-values est imposé à 50% du taux normal d’imposition sur le revenu.

[5] Les plus-values seraient alors calculées selon la formule : prix du marché courant – prix d’acquisition revalorisé selon un indice d’inflation. L’inflateur pourrait être légèrement plus élevé pour les biens immobiliers pour tenir compte des coûts de maintien en état, si les propriétaires n’optent pas pour les frais réels.

[6] Autre avantage : la dette fiscale ne pourrait être supprimée par une loi rétroactive, ce qui rend plus crédible le fait que les plus-values resteront imposées dans le futur. Or cette croyance est importante à la fois d’un point de vue économique (le contraire engendre un biais de détention), et d’un point de vue politique, l’instabilité et l’incertitude fiscale ne pouvant que réduire le consentement.

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