Evolution de la fiscalité en Europe entre 2000 et 2012 : Quelques éléments d’analyse

par Céline Antonin, Félix de Liège et Vincent Touzé

 

L’Europe fiscale se caractérise par une très grande diversité reflétant les choix d’Etats souverains aux destins différenciés. Depuis le traité de Rome, les Etats-membres ont toujours refusé le transfert de compétences nationales en matière fiscale, à l’exception d’une coordination a minima sur la TVA. Le risque est donc grand en Europe que se développent des stratégies fiscales non coopératives, chacun cherchant à améliorer sa performance économique aux dépens des autres. Deux logiques concourent à de telles stratégies agressives : une logique de compétitivité (ou de dévaluation fiscale) visant à réduire la pression fiscale sur les entreprises pour améliorer leur compétitivité-prix d’une part ; une logique d’attractivité fiscale, visant à attirer sur le territoire national les facteurs de production les plus rares d’autre part. Sur un plan macroéconomique, mettre en évidence séparément ces deux logiques est un exercice difficile. Toutefois, une manière de comprendre comment les Etats européens ont amélioré leur position peut consister à observer la façon dont la pression fiscale sur les entreprises a évolué, par rapport à celle portant sur les ménages.

La note de l’OFCE n°44 dresse un portrait de l’évolution des taux de prélèvements obligatoires (TPO) en Europe. Elle s’appuie sur les statistiques Tendances de la fiscalité, publiées conjointement par Eurostat et la direction Fiscalité et union douanière de la Commission européenne. Ces statistiques ont l’avantage d’offrir des données harmonisées sur les taux de prélèvement, avec une ventilation selon l’assiette fiscale (capital, travail, consommation) et selon le type d’agent payeur (ménage, entreprise, entrepreneur individuel). Nous étudions la période 2000-2012 : il est certes toujours difficile de séparer l’évolution tendancielle de la fiscalité des ajustements conjoncturels, en particulier lorsque la contrainte budgétaire est plus serrée. Néanmoins, on peut supposer que la période 2000-2012 est suffisamment longue pour dégager des changements de nature structurelle.

A partir de ces données, nous mettons d’abord en évidence une évolution contrastée de la pression fiscale au sein de l’Union européenne, qui peut se décomposer en quatre phases : deux phases haussières (entre 2004 et 2006 et depuis 2010), et deux phases baissières (avant 2004 et de 2006 à 2010), notamment en lien avec les facteurs conjoncturels. Au-delà de cette tendance commune, nous observons au sein des pays d’Europe des stratégies d’ajustement non-convergentes entre la fiscalité des ménages et celle frappant les entreprises (voir graphique). Nous nous intéressons ensuite aux éventuelles substitutions fiscales entre charges patronales et consommation, et entre charges patronales et charges salariales.

Sur la période 2000-2012, il paraît difficile de parler de concurrence fiscale à un niveau global même si on observe une légère baisse du TPO moyen au sein de l’Union européenne et des évolutions très singulières dans ce sens pour certains pays. S’il est sûr que des pays ont réduit le poids de la fiscalité sur les entreprises (Royaume-Uni, Espagne, Allemagne, Irlande, Suède, etc.), d’autres l’ont sans conteste alourdi (Autriche Belgique, France, Italie, etc.). Toutefois, à long terme, il paraît peu vraisemblable qu’une telle diversité fiscale soit tenable. A l’heure où l’intégration européenne se renforce, une plus grande harmonisation fiscale semble plus que jamais nécessaire.

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Les enjeux du triple mandat de la BCE

par Christophe Blot, Jérôme Creel, Paul Hubert et Fabien Labondance

La crise financière a initié un débat sur le rôle des banques centrales et la conduite de la politique monétaire avant, pendant et après les crises économiques. Le consensus qui prévalait sur le rôle des banques centrales s’est fissuré. L’objectif unique de stabilité des prix est remis en cause au profit d’un triple mandat incluant l’inflation, la croissance et la stabilité financière. C’est de facto l’orientation qui est donnée au rôle de la BCE. Nous évoquons cette situation dans l’un des articles d’un numéro de la revue de l’OFCE intitulé « Réformer l’Europe »[1], dans lequel nous discutons de la mise en œuvre de ces différents objectifs.

La poursuite du seul objectif de stabilité des prix est aujourd’hui insuffisante pour assurer la stabilité macroéconomique et financière[2]. Un nouveau paradigme émerge dans lequel les banques centrales doivent à la fois veiller à la stabilité des prix, à la croissance et à la stabilité financière. Les évolutions institutionnelles récentes de la BCE vont dans ce sens puisqu’elle se voit confier la surveillance micro-prudentielle[3]. En outre, la conduite de la politique monétaire dans la zone euro montre que la BCE est restée attentive à l’évolution de la croissance[4]. Mais si la BCE poursuit de fait un triple mandat, la question de la bonne articulation entre ces différentes missions continue de se poser.

La coordination entre les différents acteurs en charge de la politique monétaire, de la régulation financière et de la politique budgétaire est primordiale et fait défaut dans l’architecture actuelle. Par ailleurs, certaines pratiques doivent être clarifiées. La BCE a joué un rôle de prêteur en dernier ressort (des banques et dans une moindre mesure des Etats) sans que cette fonction ne lui soit précisément attribuée. Enfin, dans ce nouveau schéma où la BCE joue un rôle accru dans la détermination de l’équilibre macroéconomique et financier de la zone euro, il nous semble nécessaire de renforcer le contrôle démocratique de la BCE. La définition des objectifs de la BCE dans le Traité de Maastricht lui laisse en effet une forte autonomie d’interprétation (voir notamment la discussion de Christophe Blot, ici). Par ailleurs, si la BCE rend compte régulièrement de son action auprès du Parlement européen, ce dernier n’a pas la possibilité de l’orienter [5].

A la suite de ces constats, nous évoquons plusieurs propositions afin d’articuler plus efficacement les trois objectifs poursuivis dorénavant par la BCE :

1 – Sans modification des traités en vigueur, il est important que les dirigeants de la BCE soient plus explicites dans les différents objectifs poursuivis[6]. La priorité annoncée à l’objectif de stabilité des prix ne semble désormais plus correspondre à la pratique de la politique monétaire : l’objectif d’écart de croissance semble primordial, tout comme celui de stabilité financière. Plus de transparence rendrait la politique monétaire plus crédible et certainement plus efficace à prévenir une autre crise bancaire et financière. Le recours à une politique de change[7] ne devrait plus être négligé car elle peut participer à la résorption des déséquilibres macroéconomiques dans la zone euro.

2 – En l’absence d’une telle clarification, l’indépendance extensive de la BCE devrait être remise en cause afin de mieux correspondre aux standards internationaux en la matière. Les banques centrales disposent très rarement de l’indépendance d’objectif : à titre d’exemple, la Réserve fédérale poursuit un double mandat explicite, tandis que la Banque d’Angleterre inscrit son action dans un ciblage d’inflation institutionnalisé. Un triple mandat explicite pourrait être imposé à la BCE par les gouvernements, à charge pour les dirigeants de la BCE d’arbitrer efficacement entre ces objectifs.

3 – La question de l’arbitrage devient effectivement plus délicate au gré de l’élévation du nombre des objectifs poursuivis. Elle l’est d’autant plus que la BCE s’est lancée de facto dans une politique de gestion de la dette publique qui l’expose désormais à la question de la soutenabilité des finances publiques européennes. Le mandat de la BCE devrait donc mentionner de jure son rôle de prêteur en dernier ressort, tâche usuelle des banques centrales, ce qui clarifierait la nécessité d’une coordination plus étroite entre gouvernements et BCE.

4 – Plutôt qu’à une remise en cause totale de l’indépendance de la BCE, qui n’obtiendrait jamais l’unanimité des Etats membres, nous appelons à la création ex nihilo d’un « organe de contrôle » de la BCE, qui pourrait être une émanation du Parlement européen, chargé de discuter et d’analyser la pertinence des politiques monétaires mises en place au regard des objectifs élargis de la BCE : stabilité des prix, croissance, stabilité financière et soutenabilité des finances publiques.  La BCE serait alors non seulement invitée à rendre compte de sa politique – ce qu’elle fait déjà auprès du Parlement ou au travers du débat public – mais pourrait aussi voir ses objectifs ponctuellement redéfinis. Cet « organe de contrôle » pourrait par exemple proposer une quantification de la cible d’inflation ou d’un objectif de chômage.

 


[1] « Réformer l’Europe », sous la direction de Christophe Blot, Olivier Rozenberg, Francesco Saraceno et Imola Streho, Revue de l’OFCE, n° 134, mai 2014. Le numéro est disponible en version française et anglaise et a fait l’objet d’un post de blog.

[2] Le lien entre stabilité des prix et stabilité financière est analysé dans Assessing the Link between Price and Financial Stability(2014),  Christophe Blot, Jérôme Creel, Paul Hubert, Fabien Labondance et Francesco Saraceno, Document de travail de l’OFCE 2014-2.

[3] La mise en œuvre de l’union bancaire confie à la BCE un rôle en matière de régulation financière (décision du Conseil de l’Union européenne du 15 octobre 2013). Elle est désormais en charge de la supervision bancaire (plus particulièrement des institutions de crédit dites « significatives ») dans le cadre du SSM (Single supervisory mechanism). A compter de l’automne 2014, la BCE sera en charge de la politique micro-prudentielle, en étroite coopération avec les organismes et institutions nationales. Voir également, l’article de Jean-Paul Pollin « Au-delà de l’Union bancaire » dans la Revue de l’OFCE (« Réformer l’Europe »).

[4] Castro (2011) « Can central banks’ monetary policy be described by a linear (augmented) Taylor rule or by a nonlinear rule ? », Journal of Financial Stability vol.7(4), p. 228-246. Ce papier montre, au travers de l’estimation de règles de Taylor entre 1999:1 et 2007:12, que la BCE a réagi significativement à l’inflation et à l’écart de production.

[5] Aux Etats-Unis, le mandat de la Réserve fédérale est défini par le Congrès qui exerce ensuite un droit de surveillance pouvant ainsi modifier ses statuts et son mandat.

[6] Au-delà de l’explicitation des objectifs en termes d’inflation ou de croissance, l’objectif fondamental de la banque centrale est de garantir la confiance en la monnaie.

[7] Cette question est en partie évoquée dans un post récent.




Salaire minimum en Allemagne : un petit pas pour l’Europe, un grand pas pour l’Allemagne

par Odile Chagny  (Ires) et Sabine Le Bayon

Après plusieurs mois de débats parlementaires, le salaire minimum entrera progressivement en vigueur en Allemagne entre 2015 et 2017.  Ce débat n’a que peu modifié le projet de loi présenté en avril dernier et issu de l’accord de coalition entre le SPD et la CDU. Le montant du salaire minimum s’élèvera en 2017 à 8,5 euros bruts de l’heure, soit environ 53% du salaire horaire médian.  Dans un pays qui garantit constitutionnellement aux partenaires sociaux leur autonomie à déterminer les conditions de travail, la rupture est majeure. Pour autant, l’importance de l’introduction du salaire minimum ne se situera pas tant dans les effets de relance de la croissance en Allemagne et en zone euro que l’on peut en attendre, que dans le tournant opéré du point de vue de la conception de la valeur du travail, dans un pays qui a historiquement toléré que celle-ci pouvait différer selon le statut de celui (ou celle) qui l’exerce[1].

La loi sur le salaire minimum en Allemagne est l’aboutissement d’un long processus initié au milieu des années 2000 et qui a conduit à un relatif consensus sur la nécessité de mieux protéger les salariés du dumping salarial en vigueur dans certains secteurs ou certaines entreprises. Contrairement à la France où le SMIG (puis le SMIC) a été institué dès 1951, l’Allemagne n’avait pas de salaire minimum légal interprofessionnel. La mise en place de ce salaire minimum par l’Etat, pourtant contraire au principe d’autonomie des partenaires sociaux, est le signe que les différents acteurs reconnaissent désormais explicitement que le système de négociations collectives ne permet plus de garantir des conditions de travail décentes pour un nombre croissant de salariés, notamment ceux qui ne sont pas couverts par des conventions collectives mais aussi les salariés travaillant dans des secteurs où l’affaiblissement des syndicats est tel que les minima de branche se situent à des niveaux excessivement bas.

L’intervention de l’Etat constitue donc un vrai bouleversement dans le système de relations professionnelles. Cependant cette dernière se veut seulement ponctuelle. Les partenaires sociaux garderont en effet un rôle prépondérant, et ce pour plusieurs raisons :

  • D’ici la fin de l’année 2014, ils peuvent négocier des accords de branche visant à faire converger d’ici fin 2016 les minima vers 8,5 euros, dans les secteurs où ils sont inférieurs à ce seuil[2].
  • Une fois la loi en vigueur, ce sont eux qui décideront, dans le cadre d’une commission bipartite, de l’évolution de ce salaire minimum tous les deux ans. La commission se réunira pour la première fois en 2016 et la première revalorisation interviendra éventuellement en 2017.
  • De plus, les accords de branche qui fixent les conditions de travail (grilles salariales, congés, horaires maxima…) seront plus facilement étendus à l’ensemble des salariés d’une branche (car la loi sur le salaire minimum vise aussi à renforcer les procédures d’extension des conventions collectives, très rarement utilisées à l’heure actuelle). Le résultat des négociations concernera donc plus de salariés.

L’application du salaire minimum interprofessionnel se fera par étapes. En 2015, seuls les salariés non couverts par une convention collective seront concernés. Pour les autres, soit ce plancher de salaire s’applique déjà, soit il s’appliquera progressivement dans le cadre des négociations de branche. C’est par exemple le cas dans le secteur de la viande et des abattoirs où, en janvier 2014, les partenaires sociaux ont signé un accord prévoyant l’entrée en vigueur au 1er juillet 2014 d’un salaire minimum de 7,75 euros, et qui sera revalorisé à 8,6 euros en octobre 2015. Dans la branche de l’intérim également, un accord d’octobre 2013 a porté le niveau du salaire minimum à 8,5 euros en janvier 2014 dans les anciens Länder et prévoit de l’introduire en juin 2016 dans les nouveaux Länder.

Les débats concernant les exceptions ont été houleux mais finalement peu de personnes seront hors du champ d’application du salaire minimum : certains jeunes (apprentis, stagiaires en études), les chômeurs de longue durée durant les six premiers mois suivant la reprise d’un emploi. Concernant les travailleurs saisonniers (environ 300 000 emplois), très présents dans le secteur agricole, le salaire de 8,5 euros s’appliquera bien, mais l’employeur pourra déduire le coût de l’hébergement et de la nourriture. Cela devrait tout de même limiter le dumping salarial dans ce secteur, même si le respect de la loi sera plus difficile à contrôler.

La question n’est pas tant celle des exceptions qui sont mises en avant par divers protagonistes (la confédération syndicale DGB, Die Linke et les Verts les critiquent, le patronat et certains conservateurs les jugent trop limitées) que l’application concrète de la loi.

Car l’impact de la loi sur le salaire minimum dépendra tout d’abord de la définition et du champ retenus pour les éléments de rémunération et le temps de travail, deux points laissés jusqu’ici en suspens. Or, selon que l’on prend en compte ou non les heures supplémentaires et d’autres éléments variables de rémunération, que l’on se base sur la durée du travail contractuelle ou effective, les enjeux et la portée de la loi seront très différents. Pour 2012, selon les définitions retenues, la fourchette d’estimation du nombre de personnes potentiellement concernées par le salaire minimum allait ainsi de 4,7 à 6,6 millions, soit un écart de 40%.

Ensuite, les moyens mis en place au niveau de l’inspection du travail pour contrôler l’application de la loi devront être conséquents puisqu’à l’heure actuelle, 36% des salariés percevant moins de 8,5 euros brut par heure n’ont pas de durée du travail fixée dans leur contrat de travail, ou bien effectuent des heures supplémentaires non rémunérées. Les contrôles de l’inspection du travail seront donc primordiaux, d’autant plus que 70% des salariés qui perçoivent moins de 8,5 euros de l’heure travaillent dans des établissements sans conseil d’établissement[3], ce qui rend le contrôle de l’application du droit particulièrement ardu. Enfin, le risque est élevé de voir augmenter le recours au travail indépendant payé à la tâche (i.e. sans durée du travail prévue) au détriment des contrats salariés classiques, ou aux embauches en mini-jobs, emplois pour lesquels il n’est tout simplement pas obligatoire de fixer une durée du travail et dont les salariés ne paient ni cotisations sociales salariés ni impôt sur le revenu.

Sur un plan plus macro-économique, et contrairement à ce qu’espèrent plusieurs partenaires européens de l’Allemagne, l’effet de l’introduction du salaire minimum sur la demande intérieure devrait être limité, non seulement car il est loin d’être établi que la législation s’applique réellement partout, mais aussi du fait d’un impact limité sur le revenu des ménages. A la suite de l’augmentation de leur taux marginal d’imposition et de la baisse de leurs prestations sociales, le revenu effectif des ménages concernés par le salaire minimum n’augmenterait que d’un quart seulement de la hausse initiale de leur salaire. Concernant les 1,3 million d’« Aufstocker », ces personnes qui cumulent revenus du travail et allocation de solidarité destinée aux personnes dans le besoin et aux chômeurs de longue durée (réforme Hartz IV), leur nombre ne baisserait que de 60 000[4].

L’impact sur la compétitivité devrait différer largement selon les secteurs. Selon Brenke et Müller (2013), la masse salariale globale progresserait de 3 %. A l’exception de l’industrie agro-alimentaire, dont la compétitivité reposait sur un dumping salarial important et qui devrait ressentir assez nettement la mise en place d’un salaire minimum (sauf en cas de contournement de la loi sous une forme ou une autre), les entreprises industrielles exportatrices, où les salaires sont globalement élevés (INSEE, 2012), seraient peu affectées par l’introduction d’un salaire minimum. Il n’en reste pas moins qu’elles en subiraient indirectement les effets, puisqu’elles ont externalisé un certain nombre d’activités durant la dernière décennie dans des entreprises de services où les coûts sont plus faibles. Dans beaucoup d’entreprises, le niveau élevé des marges devrait cependant leur permettre de limiter les augmentations des prix de production. Pour les secteurs  intensifs en main-d’œuvre (coiffure, taxi…) non délocalisables, les prix devraient en revanche sensiblement augmenter, ce qui pourrait limiter l’impact positif en termes de pouvoir d’achat sur les salariés bénéficiant du salaire minimum.

Si les effets de l’introduction du salaire minimum devraient rester relativement limités sur le plan macro-économique, en particulier en termes de relance pour la zone euro, il ne faudrait pas passer à côté du signal fort en termes d’économie politique. Car la mise en place d’un salaire minimum de large portée – les exceptions seront finalement très circonscrites – et interprofessionnel – le plancher s’appliquera à toutes les branches – renvoie avant tout à cette idée qu’un salarié doit pouvoir vivre de son travail et que ce n’est pas nécessairement à l’Etat de subventionner les bas salaires sous forme de prestations sociales pour préserver la compétitivité des salariés peu qualifiés notamment. C’est ainsi que M. Sigmar Gabriel, président du SPD et ministre de l’Economie du nouveau gouvernement de coalition, déclarait en février 2014 au Bundestag, que le salaire minimum n’était pas tant important pour ce qui concerne son niveau ou la date de son entrée en vigueur, que parce qu’il renvoie à cette question centrale de l’économie sociale de marché que « tout travail doit avoir sa valeur».

 

Ce billet paraît parallèlement à la publication d’un article consacré à ce sujet: Chagny O. et S. Le Bayon, 2014 : « L’introduction d’un salaire minimum légal : genèse et portée d’une rupture majeure », Chronique internationale de l’IRES, n°146, juin.

 


[1] Selon le principe qu’un retraité, un étudiant ou une femme au foyer n’ont pas nécessairement besoin de couverture sociale et travaillent essentiellement pour un revenu d’appoint.

[2] Le secteur des livreurs de journaux constitue une exception dans la mesure où c’est l’Etat qui a fixé dans la loi une augmentation progressive des minima vers 8,5€ en 2017.

[3] Les conseils d’établissement assurent la représentation des salariés dans les entreprises d’au moins 5 salariés. Ce sont eux qui déterminent les conditions d’application des conventions collectives.

[4] Ce qui renvoie à différentes caractéristiques du système socialo-fiscal allemand : taux marginaux d’imposition élevés pour le second apporteur de revenu en lien avec le quotient conjugal, taux marginal d’imposition plus élevé qu’en France pour les bas revenus et, pour les bénéficiaires de l’allocation de solidarité Hartz IV taux d’imputation élevé (80 % au-dessus de 100 euros) des revenus du travail sur l’allocation. Pour plus d’informations, voir Brenke et Müller (2013) et Bruckmeier et Wiemers (2014).




L’« effet ricardien » : à prendre avec précaution !

par David Ben Dahan et Eric Heyer

La dégradation des finances publiques influence-t-elle le comportement de consommation des ménages ? Une étude récente de l’Insee tente d’y répondre en estimant économétriquement les déterminants du taux d’épargne sur des données annuelles allant de 1971 à 2011. Les résultats mènent les auteurs de cette étude à attribuer les variations récentes du taux de consommation des ménages français à la politique budgétaire et à l’état des finances publiques. Ainsi leur modèle conclut-il à l’existence significative d’un « effet ricardien » : constatant la dégradation des finances publiques au cours de la crise, les ménages auraient anticipé une hausse future des impôts, les conduisant à épargner davantage au cours de la période récente. Notons que cet effet n’est que temporaire : les résultats économétriques de l’Insee indiquent que ce dernier aurait pesé sur la consommation des ménages à court terme mais s’estomperait rapidement et disparaîtrait à long terme. Les ménages seraient donc « ricardiens » … mais à court terme uniquement !

Cet oxymore peut être dû au fait que, sur la période étudiée par l’Insee, les déterminants standards de la consommation que sont l’inflation, les taux d’intérêt et le taux de chômage n’ont pas d’effet. Ainsi donc, pour l’Insee, les ménages français formeraient des anticipations rationnelles de court terme, mais ne constitueraient pas d’« épargne de précaution » contre les risques liés à la dégradation du marché du travail. Or, en période de récession, la dégradation des finances publiques allant de pair avec une hausse conséquente du chômage, l’ « effet ricardien » et l’ « épargne de précaution » entrent en concurrence, rendant leur distinction délicate (graphique 1).

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Il est à noter à cet égard que la stabilité des paramètres estimés par l’Insee n’est pas assurée sur la période 1970-2011 : la non-significativité du taux de chômage est levée lorsque l’on débute la période d’estimation plus tard, à compter de 1975, et cette variable devient fortement significative à partir de 1978. C’est la raison pour laquelle nous avons reproduit l’analyse de l’Insee en débutant l’estimation en 1978. Les résultats issus de la modélisation du taux de consommation des ménages par un modèle à correction d’erreurs (MCE), selon trois spécifications différentes synthétisées dans le tableau 1, peuvent être résumés de la manière suivante :

  1. A l’instar des résultats de l’Insee, aucun « effet ricardien » ne ressort significativement à long terme sur la période 1978-2011. A court terme, cet effet sort très légèrement significatif (à 10 % dans l’équation 1) ;
  2. Lorsque l’on intègre dans l’analyse le taux de chômage, ce dernier sort significativement à court et long terme (équations 2 et 3) ;
  3. Lorsqu’ils sont mis en parallèle avec l’épargne de précaution, l’ « effet ricardien » perd son pouvoir explicatif de court terme (équation 2).

 

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Nos estimations montrent que l’augmentation des déficits n’entraîne pas de baisse de la consommation et que la hausse du taux d’épargne observée entre 2008 et 2011 s’expliquerait par une « épargne de précaution » due à la forte dégradation du marché du travail.

Ce résultat conforte par ailleurs l’analyse menée dans d’autres travaux de l’OFCE sur l’importance des multiplicateurs budgétaires.




Comment lire le cas Alstom

par Jean-Luc Gaffard

La situation d’Alstom a défrayé la chronique depuis que les dirigeants de l’entreprise ont annoncé leur intention de céder la branche énergie à General Electric et de procéder à une restructuration ressemblant fort à une vente à la découpe. Les pouvoirs publics ont vivement réagi devant ce qu’il jugeaient être un fait accompli, sollicitant un autre repreneur, en l’occurrence Siemens, dans la perspective de créer une ou des entreprises européennes dans des secteurs jugés stratégiques, à l’image d’Airbus. Avant de se rallier à la solution General Electric, entretemps améliorée tant sur la somme déboursée pour le rachat qu’en ce qui concerne les modalités de la future organisation industrielle. Ces péripéties, pour importantes qu’elles soient, ne doivent pas masquer une réalité plus générale, celle d’une désindustrialisation qui, entre autres, prend la forme du démantèlement de certaines grandes entreprises et qui résulte de l’incohérence d’une  gouvernance propre à ce qu’est devenu le capitalisme français.

La désindustrialisation est généralement attribuée soit à la concurrence des pays à bas salaires et donc au coût excessif du travail, soit à l’insuffisance des investissements innovants et donc au défaut de compétitivité hors-prix. Les solutions recherchées, relevant de politiques publiques, oscillent entre la baisse des coûts salariaux et le soutien à la R&D, le plus souvent sans se préoccuper des conditions de gouvernance des entreprises. L’accent est mis sur le fonctionnement des marchés de travail que l’on voudrait rendre plus flexibles et sur celui des marchés financiers que l’on juge ou souhaite efficients, sans véritablement prendre en considération la vraie nature de l’entreprise. Or celle-ci s’inscrit dans un réseau complexe de relations entre les différentes parties prenantes que sont les managers, les salariés, les banquiers, les clients et les fournisseurs. Ces relations ne sont pas réductibles à des relations de marché grevées d’imperfections qui produiraient de mauvaises incitations et qu’il faudrait corriger pour aller vers plus de flexibilité. Elles participent d’engagements contractuels à plus ou moins long terme souscrits entre les différentes parties prenantes dans l’entreprise, qui dérogent à l’état de pure concurrence, alors même qu’ils sont essentiels à la réalisation des investissements longs porteurs d’innovation et de croissance. De la durée de ces engagements dépendent, en effet, la performance moyenne des entreprises, la structuration de l’industrie et finalement l’industrialisation de l’économie.

Les difficultés d’Alstom, après celles rencontrées par d’autres comme Pechiney ou même Rhône Poulenc aujourd’hui disparues, témoignent de cette réalité organisationnelle. Avec un chiffre d’affaires à peine égal au quart de celui de Siemens et au cinquième de celui de General Electric, la taille de l’entreprise dans ses différentes activités est apparue à ses dirigeants largement insuffisante pour faire face aux contraintes de la concurrence. Déjà en 2004, il a fallu que l’Etat intervienne pour la recapitaliser avec l’accord de la Commission européenne, lui évitant la faillite. L’entreprise s’est alors vue dans l’obligation de se séparer de certaines activités et de procéder à une diminution drastique des emplois. Aujourd’hui, la seule voie qui s’ouvre est celle d’une nouvelle restructuration avec l’espoir de sauver compétences et emplois en les apportant à une entité plus grande et plus efficace tout en résorbant les dettes accumulées. Ce qui ne pouvait apparaître comme un démantèlement ultime au bénéfice de l’un ou l’autre des concurrents ayant su développer les bonnes stratégies loin des recommandations des thuriféraires de ce que l’on a appelé un temps la nouvelle économie. En l’occurrence, le bénéficiaire sera General Electric. Cette ultime solution intervient faute pour Alstom d’avoir pu bénéficier dans un passé récent et plus ancien d’engagements financiers longs qui lui auraient permis de conduire une stratégie efficace de croissance.

Ce mécompte révèle, après bien d’autres, l’incohérence advenue au sein du capitalisme français entre son organisation industrielle et son organisation financière, déjà dénoncée dans un ouvrage de 2012 par Jean-Louis Beffa (La France doit choisir, Paris : Le Seuil). Le nouveau modèle financier, inspiré du modèle anglo-saxon, ne semble plus à même de répondre aux besoins d’entreprises matures, engagées dans des activités pour lesquelles les investissements sont lourds et longs à mettre en place et qui sont sujettes à des cycles de performance liés aussi bien aux fluctuations de la demande qu’aux contraintes des processus d’innovation. Le défaut d’engagement qui s’en est suivi ne pouvait que pousser à des démantèlements que l’on aurait tort d’assimiler à une modularité accrue de la production industrielle qui serait le fruit de l’introduction des nouvelles technologies de la communication et de l’information et que valoriseraient les marchés financiers comme a semblé le penser le dirigeant d’Alstom de la fin des années 1990 plaidant pour une entreprise sans usines.

Dans ces conditions, le redressement productif ne saurait passer par des interventions forcément ponctuelles des pouvoirs publics visant plus ou moins explicitement la création au demeurant peu crédible de champions nationaux ou européens. Il requiert des réformes structurelles portant, non sur les règles de fonctionnement des marchés, mais sur les modes de gouvernance impliquant notamment de réviser l’organisation du système financier.

Ces réflexions sont prolongées et développées dans la « Restructurations et désindustrialisation : une histoire française », Note de l’OFCE, n° 43 du 30 juin 2014.