Salaire minimum en Allemagne : un petit pas pour l’Europe, un grand pas pour l’Allemagne

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par Odile Chagny  (Ires) et Sabine Le Bayon

Après plusieurs mois de débats parlementaires, le salaire minimum entrera progressivement en vigueur en Allemagne entre 2015 et 2017.  Ce débat n’a que peu modifié le projet de loi présenté en avril dernier et issu de l’accord de coalition entre le SPD et la CDU. Le montant du salaire minimum s’élèvera en 2017 à 8,5 euros bruts de l’heure, soit environ 53% du salaire horaire médian.  Dans un pays qui garantit constitutionnellement aux partenaires sociaux leur autonomie à déterminer les conditions de travail, la rupture est majeure. Pour autant, l’importance de l’introduction du salaire minimum ne se situera pas tant dans les effets de relance de la croissance en Allemagne et en zone euro que l’on peut en attendre, que dans le tournant opéré du point de vue de la conception de la valeur du travail, dans un pays qui a historiquement toléré que celle-ci pouvait différer selon le statut de celui (ou celle) qui l’exerce[1].

La loi sur le salaire minimum en Allemagne est l’aboutissement d’un long processus initié au milieu des années 2000 et qui a conduit à un relatif consensus sur la nécessité de mieux protéger les salariés du dumping salarial en vigueur dans certains secteurs ou certaines entreprises. Contrairement à la France où le SMIG (puis le SMIC) a été institué dès 1951, l’Allemagne n’avait pas de salaire minimum légal interprofessionnel. La mise en place de ce salaire minimum par l’Etat, pourtant contraire au principe d’autonomie des partenaires sociaux, est le signe que les différents acteurs reconnaissent désormais explicitement que le système de négociations collectives ne permet plus de garantir des conditions de travail décentes pour un nombre croissant de salariés, notamment ceux qui ne sont pas couverts par des conventions collectives mais aussi les salariés travaillant dans des secteurs où l’affaiblissement des syndicats est tel que les minima de branche se situent à des niveaux excessivement bas.

L’intervention de l’Etat constitue donc un vrai bouleversement dans le système de relations professionnelles. Cependant cette dernière se veut seulement ponctuelle. Les partenaires sociaux garderont en effet un rôle prépondérant, et ce pour plusieurs raisons :

  • D’ici la fin de l’année 2014, ils peuvent négocier des accords de branche visant à faire converger d’ici fin 2016 les minima vers 8,5 euros, dans les secteurs où ils sont inférieurs à ce seuil[2].
  • Une fois la loi en vigueur, ce sont eux qui décideront, dans le cadre d’une commission bipartite, de l’évolution de ce salaire minimum tous les deux ans. La commission se réunira pour la première fois en 2016 et la première revalorisation interviendra éventuellement en 2017.
  • De plus, les accords de branche qui fixent les conditions de travail (grilles salariales, congés, horaires maxima…) seront plus facilement étendus à l’ensemble des salariés d’une branche (car la loi sur le salaire minimum vise aussi à renforcer les procédures d’extension des conventions collectives, très rarement utilisées à l’heure actuelle). Le résultat des négociations concernera donc plus de salariés.

L’application du salaire minimum interprofessionnel se fera par étapes. En 2015, seuls les salariés non couverts par une convention collective seront concernés. Pour les autres, soit ce plancher de salaire s’applique déjà, soit il s’appliquera progressivement dans le cadre des négociations de branche. C’est par exemple le cas dans le secteur de la viande et des abattoirs où, en janvier 2014, les partenaires sociaux ont signé un accord prévoyant l’entrée en vigueur au 1er juillet 2014 d’un salaire minimum de 7,75 euros, et qui sera revalorisé à 8,6 euros en octobre 2015. Dans la branche de l’intérim également, un accord d’octobre 2013 a porté le niveau du salaire minimum à 8,5 euros en janvier 2014 dans les anciens Länder et prévoit de l’introduire en juin 2016 dans les nouveaux Länder.

Les débats concernant les exceptions ont été houleux mais finalement peu de personnes seront hors du champ d’application du salaire minimum : certains jeunes (apprentis, stagiaires en études), les chômeurs de longue durée durant les six premiers mois suivant la reprise d’un emploi. Concernant les travailleurs saisonniers (environ 300 000 emplois), très présents dans le secteur agricole, le salaire de 8,5 euros s’appliquera bien, mais l’employeur pourra déduire le coût de l’hébergement et de la nourriture. Cela devrait tout de même limiter le dumping salarial dans ce secteur, même si le respect de la loi sera plus difficile à contrôler.

La question n’est pas tant celle des exceptions qui sont mises en avant par divers protagonistes (la confédération syndicale DGB, Die Linke et les Verts les critiquent, le patronat et certains conservateurs les jugent trop limitées) que l’application concrète de la loi.

Car l’impact de la loi sur le salaire minimum dépendra tout d’abord de la définition et du champ retenus pour les éléments de rémunération et le temps de travail, deux points laissés jusqu’ici en suspens. Or, selon que l’on prend en compte ou non les heures supplémentaires et d’autres éléments variables de rémunération, que l’on se base sur la durée du travail contractuelle ou effective, les enjeux et la portée de la loi seront très différents. Pour 2012, selon les définitions retenues, la fourchette d’estimation du nombre de personnes potentiellement concernées par le salaire minimum allait ainsi de 4,7 à 6,6 millions, soit un écart de 40%.

Ensuite, les moyens mis en place au niveau de l’inspection du travail pour contrôler l’application de la loi devront être conséquents puisqu’à l’heure actuelle, 36% des salariés percevant moins de 8,5 euros brut par heure n’ont pas de durée du travail fixée dans leur contrat de travail, ou bien effectuent des heures supplémentaires non rémunérées. Les contrôles de l’inspection du travail seront donc primordiaux, d’autant plus que 70% des salariés qui perçoivent moins de 8,5 euros de l’heure travaillent dans des établissements sans conseil d’établissement[3], ce qui rend le contrôle de l’application du droit particulièrement ardu. Enfin, le risque est élevé de voir augmenter le recours au travail indépendant payé à la tâche (i.e. sans durée du travail prévue) au détriment des contrats salariés classiques, ou aux embauches en mini-jobs, emplois pour lesquels il n’est tout simplement pas obligatoire de fixer une durée du travail et dont les salariés ne paient ni cotisations sociales salariés ni impôt sur le revenu.

Sur un plan plus macro-économique, et contrairement à ce qu’espèrent plusieurs partenaires européens de l’Allemagne, l’effet de l’introduction du salaire minimum sur la demande intérieure devrait être limité, non seulement car il est loin d’être établi que la législation s’applique réellement partout, mais aussi du fait d’un impact limité sur le revenu des ménages. A la suite de l’augmentation de leur taux marginal d’imposition et de la baisse de leurs prestations sociales, le revenu effectif des ménages concernés par le salaire minimum n’augmenterait que d’un quart seulement de la hausse initiale de leur salaire. Concernant les 1,3 million d’« Aufstocker », ces personnes qui cumulent revenus du travail et allocation de solidarité destinée aux personnes dans le besoin et aux chômeurs de longue durée (réforme Hartz IV), leur nombre ne baisserait que de 60 000[4].

L’impact sur la compétitivité devrait différer largement selon les secteurs. Selon Brenke et Müller (2013), la masse salariale globale progresserait de 3 %. A l’exception de l’industrie agro-alimentaire, dont la compétitivité reposait sur un dumping salarial important et qui devrait ressentir assez nettement la mise en place d’un salaire minimum (sauf en cas de contournement de la loi sous une forme ou une autre), les entreprises industrielles exportatrices, où les salaires sont globalement élevés (INSEE, 2012), seraient peu affectées par l’introduction d’un salaire minimum. Il n’en reste pas moins qu’elles en subiraient indirectement les effets, puisqu’elles ont externalisé un certain nombre d’activités durant la dernière décennie dans des entreprises de services où les coûts sont plus faibles. Dans beaucoup d’entreprises, le niveau élevé des marges devrait cependant leur permettre de limiter les augmentations des prix de production. Pour les secteurs  intensifs en main-d’œuvre (coiffure, taxi…) non délocalisables, les prix devraient en revanche sensiblement augmenter, ce qui pourrait limiter l’impact positif en termes de pouvoir d’achat sur les salariés bénéficiant du salaire minimum.

Si les effets de l’introduction du salaire minimum devraient rester relativement limités sur le plan macro-économique, en particulier en termes de relance pour la zone euro, il ne faudrait pas passer à côté du signal fort en termes d’économie politique. Car la mise en place d’un salaire minimum de large portée – les exceptions seront finalement très circonscrites – et interprofessionnel – le plancher s’appliquera à toutes les branches – renvoie avant tout à cette idée qu’un salarié doit pouvoir vivre de son travail et que ce n’est pas nécessairement à l’Etat de subventionner les bas salaires sous forme de prestations sociales pour préserver la compétitivité des salariés peu qualifiés notamment. C’est ainsi que M. Sigmar Gabriel, président du SPD et ministre de l’Economie du nouveau gouvernement de coalition, déclarait en février 2014 au Bundestag, que le salaire minimum n’était pas tant important pour ce qui concerne son niveau ou la date de son entrée en vigueur, que parce qu’il renvoie à cette question centrale de l’économie sociale de marché que « tout travail doit avoir sa valeur».

 

Ce billet paraît parallèlement à la publication d’un article consacré à ce sujet: Chagny O. et S. Le Bayon, 2014 : « L’introduction d’un salaire minimum légal : genèse et portée d’une rupture majeure », Chronique internationale de l’IRES, n°146, juin.

 


[1] Selon le principe qu’un retraité, un étudiant ou une femme au foyer n’ont pas nécessairement besoin de couverture sociale et travaillent essentiellement pour un revenu d’appoint.

[2] Le secteur des livreurs de journaux constitue une exception dans la mesure où c’est l’Etat qui a fixé dans la loi une augmentation progressive des minima vers 8,5€ en 2017.

[3] Les conseils d’établissement assurent la représentation des salariés dans les entreprises d’au moins 5 salariés. Ce sont eux qui déterminent les conditions d’application des conventions collectives.

[4] Ce qui renvoie à différentes caractéristiques du système socialo-fiscal allemand : taux marginaux d’imposition élevés pour le second apporteur de revenu en lien avec le quotient conjugal, taux marginal d’imposition plus élevé qu’en France pour les bas revenus et, pour les bénéficiaires de l’allocation de solidarité Hartz IV taux d’imputation élevé (80 % au-dessus de 100 euros) des revenus du travail sur l’allocation. Pour plus d’informations, voir Brenke et Müller (2013) et Bruckmeier et Wiemers (2014).