Prévisions européennes des instituts de l’AIECE : de chocs en chocs, la croissance freinée…

par Catherine Mathieu

Les instituts de conjoncture membres de l’AIECE (Association d’Instituts Européens de Conjoncture Économique[1]) se sont réunis à Bruxelles pour leur réunion d’automne les 28 et 29 novembre 2022. Le rapport général, qui présente une synthèse des prévisions des instituts, a été réalisé par l’institut IW (Institut der Deutschen Wirtshaft, Cologne) et peut être consulté sur le site de l’AIECE (voir : AIECE General Report, Autumn meeting, 2022).  Nous présentons dans ce billet les points principaux abordés lors de la réunion : les chocs qui freinent l’économie mondiale et plus spécifiquement les économies européennes depuis plusieurs mois, et qui ont conduit la majorité des instituts à fortement revoir à la baisse leurs prévisions de croissance pour 2023 (à 0,3 % seulement pour la zone euro, contre 2,5 % il y a six mois) et à envisager en 2024 une croissance modérée (à 1,6 % seulement).  



La conjoncture à l’automne 2022

Depuis la précédente réunion de l’AIECE en mai dernier, les contraintes d’offre apparues lors de la sortie de crise, suite aux restrictions d’activité mises en place au plus fort de la pandémie de COVID19, se sont en partie allégées : baisse des coûts du fret maritime et aérien, réduction des délais de livraison signalée par les indices des directeurs d’achat dans de nombreux pays, comme le résume l’indicateur des tensions sur les chaînes mondiales d’approvisionnements construit par la Fed de New York (Global Supply Chain Pressure Index), passé de + 4,24 écarts-type en décembre 2021 à + 1,20 en novembre 2022.

Selon l’indicateur du World Trade Monitor du CPB, le commerce mondial de marchandises en volume était en hausse de 5,4 % sur un an au troisième trimestre 2022. Mais l’activité des économies européennes est restée freinée par les effets de la guerre en Ukraine, en premier lieu par la hausse des prix de l’énergie.

Le prix du baril de Brent, qui avait atteint un point bas à moins de 30 dollars en mars 2020, lors de la mise à l’arrêt des activités pour freiner la diffusion de la pandémie de COVID19, a atteint un point haut à 130 dollars en mars 2022. Il a fluctué ensuite autour de 110 dollars et était revenu vers 90 dollars en novembre 2022. Selon la médiane de la prévision des instituts de l’AIECE, le prix du pétrole se stabiliserait à ce niveau en 2023 et baisserait légèrement à 84 dollars en 2024. Le prix du gaz TTF néerlandais, selon la prévision médiane des Instituts de l’AIECE, baisserait aussi à l’horizon de 2024 : de 147 euros/MWh en moyenne annuelle en 2022, il serait de 169 en 2023 et de 109 en 2024 mais les prévisions se situent dans une fourchette large, de 95 à 146. Les instituts ont souligné les incertitudes fortes qui entourent les prévisions des prix des matières premières, et qui conduisent certains d’entre eux à retenir une hypothèse technique de stabilité des prix.

Depuis le printemps 2022, les prévisions de croissance mondiale et européenne pour 2022 ont été dans l’ensemble peu révisées, mais elles ont été nettement revues à la baisse pour 2023 (tableau). Depuis la réunion de mai dernier, la quasi-totalité des instituts de l’AIECE ont révisé à la baisse les prévisions de croissance pour leur pays. Selon la prévision médiane des instituts de l’AIECE, la croissance mondiale serait de 2,2 % en 2023 (au lieu de 3,7 % prévu en mai dernier) ; la croissance serait de 0,3 % seulement pour la zone euro (contre 2,5 % prévu en mai). Ces prévisions de l’AIECE, qui regroupent des prévisions publiées entre la fin septembre et la mi-novembre, sont un peu plus basses que celles publiées en octobre par le FMI (voir : Perspectives de l’économie mondiale) mais proches de celles de la Commission européenne (European Economic Forecast, Autumn 2022) et de l’OCDE (Perspectives économiques) publiées toutes deux en novembre, et de celles de l’OFCE (Perspectives 2022-2023 pour l’économie mondiale).

Alors que la croissance médiane prévue en 2023 pour la zone euro est de 0,3 %, certains instituts de l’AIECE prévoient une activité en baisse pour leur pays en 2023, notamment en Allemagne (avec une baisse du PIB comprise entre -1,5 % et -0,7% selon les instituts), les instituts mettant en avant le poids du gaz dans le mix-énergétique et le poids de l’industrie dans la valeur ajoutée (plus de 21 %) qui rend l’économie allemande particulièrement vulnérable à la hausse des prix de l’énergie. En France, Italie, Belgique, Autriche et Finlande, les prévisions des instituts pour leur pays s’étalent entre 0 et 0,6 % ; elles sont de 1,5% pour l’Espagne et les Pays-Bas et plus élevées pour la Grèce (3 %) et l’Irlande (plus de 4 %).

Pour 2024, les premières prévisions disponibles envisagent une croissance de l’économie mondiale comprise entre 2,7 et 3,1 %, et de l’ordre de 1,5 % en moyenne pour la zone euro. Mais toutes insistent sur l’ampleur des incertitudes, en particulier géopolitiques, et sur leurs conséquences sur les marchés de l’énergie, l’inflation et les politiques monétaires outre-Atlantique et en Europe. 

Incertitudes à l’automne 2022

L’inflation a atteint 10,5 % en octobre 2022 en zone euro, allant de 7,1 % en France, 7,3 % en Espagne, à 22,5 % en Estonie, en passant par 11,6 % en Allemagne, 12,6 % en Italie, et 16,8 % aux Pays-Bas. Cette inflation entraîne des pertes de pouvoir d’achat pour les ménages, et en s’installant dans la durée, pourrait enclencher une boucle prix-salaire, ce qui était jusqu’à l’automne peu visible dans les revendications salariales. Les instituts ont par ailleurs rappelé que l’impact sur la consommation des ménages de la perte de pouvoir d’achat due à l’inflation pouvait être atténué en puisant sur l’épargne contrainte accumulée pendant la crise de la COVID19. Cependant, la hausse des prix de l’énergie et de l’alimentation frappe avant tout les ménages les plus vulnérables. La nécessité de prendre des mesures de soutien budgétaire, de préférence ciblées sur ces ménages, a été soulignée, notamment par la Commission européenne. Soit un dispositif différent de celui du bouclier tarifaire mis en place en France, qui, non ciblé, a par contre eu un effet direct de freinage de l’inflation.

La Réserve fédérale américaine et la Banque d’Angleterre ont commencé à relever leurs taux directeurs au printemps 2022 pour freiner l’inflation et éviter l’enclenchement d’une boucle prix-salaires alors que la hausse des prix des matières premières, envisagée comme temporaire avant le début de la guerre en Ukraine, apparaissait plus durable. La BCE a emboîté le pas en juillet 2022. A mi-décembre, les taux étaient de respectivement de 4,5% aux Etats-Unis, 3,5 % au Royaume-Uni et 2,5 % dans la zone euro. Les instituts ont débattu de la difficulté de remonter les taux d’intérêt lors d’un choc d’offre, de parvenir à ramener l’inflation vers la cible de 2 % sans briser la reprise fragile en zone euro et ce, alors que la guerre en Ukraine se poursuit. La diversité des réponses nationales de politique économique face à la hausse des prix de l’énergie complique la conduite de la politique monétaire à l’échelle de la zone euro, les taux d’inflation connaissant des accélérations plus ou moins fortes selon les mesures prises (hausses passées de TVA en Allemagne, bouclier tarifaire en France). Alors que l’inflation est largement supérieure à la cible de 2 %, 20 sur 23 des instituts ayant répondu à cette question considèrent que la politique monétaire sera restrictive ou très restrictive dans la zone euro en 2023, ce qui est, selon eux, adapté à la situation conjoncturelle. C’est un net durcissement de position par rapport à la réunion de mai dernier où les instituts étaient très partagés. Cependant, la prévision médiane du taux directeur de la BCE n’est qu’à 2,5 % en moyenne annuelle en 2023, et revient à 2 % en 2024. Avec une prévision médiane de l’inflation (mesurée selon l’IPCH) de 5,5 % en moyenne annuelle 2023 et d’un retour à 2 % en 2024 (après 8,2 % en 2022), la politique monétaire prévue par les instituts ne serait pas franchement restrictive, sauf à supposer un très fort écart de production négatif. Selon une règle de Taylor, sous les hypothèses d’inflation médiane de l’AIECE et les hypothèses de croissance potentielle et d’écart de production de la Commission européenne, le taux d’intérêt correspondant à la situation conjoncturelle devrait être en 2023, de 8,2 %.[2] Cependant, 11 instituts voient déjà des impacts négatifs sensibles de la hausse des taux d’intérêt sur l’économie de leur pays et 9 des impacts modérés.

Deux tiers des instituts estiment que la politique budgétaire sera expansionniste en zone euro en 2023 et que cela est adapté à la situation conjoncturelle ; un tiers estimant que la politique budgétaire sera neutre ou légèrement restrictive, ce qu’ils jugent en général également adapté. Sur la base des mesures budgétaires votées, la Commission européenne estime, dans sa prévision publiée en novembre dernier, que l’impulsion budgétaire à l’échelle de la zone euro sera négative de 0,5 point en 2023 (et de 0,3 point en 2024). La Commission ayant cependant repoussé le retour de l’application de règles budgétaires au-delà de 2023, de nombreux instituts pensent que les pays pourraient décider de soutenir davantage leur économie à court terme si les risques d’entrée en récession se concrétisaient.

En conclusion, les questions des perspectives inflationnistes et du risque de récession à court terme ont dominé les discussions de la réunion de l’automne. Les prévisions à l’horizon 2023 d’une faible croissance en moyenne de la zone euro sont entourées d’incertitudes élevées. Les risques mis en avant par les instituts de l’AIECE pour les perspectives de croissance à court terme en Europe, sont quasi-exclusivement à la baisse et, par ordre décroissant d’importance : risques de rupture d’approvisionnement énergétique, nouveaux chocs à la hausse sur les prix des matières premières (énergétiques et non énergétiques) et inflation élevée, accroissement des tensions géopolitiques, risque terroriste. Le risque d’un ralentissement de la croissance dans les pays émergents (dont la Chine) et dans les économies industrialisés (dont les Etats-Unis) vient ensuite, de même que celui associé à des politiques monétaires restrictives. Il est frappant d’observer qu’aucun risque à la hausse n’a été avancé pendant la discussion. Comme au printemps dernier, le principal aléa à la hausse serait un arrêt rapide de la guerre en Ukraine, mais la probabilité s’est réduite au fil des mois.


[1] L’AIECE comprend 40 membres, dont 35 instituts de 19 pays européens, et 5 organisations internationales, membres observateurs. Pour ce rapport général, 25 instituts ont répondu à l’ensemble du questionnaire préparé par l’IW.

[2] Selon cette règle, visant à décrire le comportement des banques centrales, soucieuses à la fois de l’évolution de l’inflation et de la croissance, leur taux d’intérêt se fixe selon : r = p+g+0,5*(p-2)+0,5*EP, où p est l’inflation, 2 l’objectif d’inflation, g le taux de croissance potentielle, EP l’écart de production ; soit pour 2023 :  r = 5,5 + 1,2 +0,5*(5,5-2) +0,5*(-0,5) =8,2%.




Guerre en Ukraine et hausse des tensions internationales : quel impact sur le PIB ?

par Raul Sampognaro

L’invasion de l’Ukraine lancée par la Russie le 24 février 2022[1] a constitué un choc majeur pour l’économie européenne, déjà mise à mal par d’autres facteurs contraignants (difficultés d’approvisionnement[2], difficultés de recrutement, hausse des prix énergétiques, inflation). Au-delà des effets massifs sur l’économie des pays directement concernés par la guerre et en particulier pour le pays agressé (pertes humaines, destruction de capital, détournement des ressources de la production entre autres), la montée des tensions géopolitiques peut avoir des effets économiques y compris dans des pays non engagés (directement) dans le conflit. Face à ces tensions, ces derniers peuvent augmenter leurs dépenses militaires, avoir des comportements d’investissement attentistes, augmenter l’épargne de précaution, subir un choc de prix importé et de flux des capitaux (entrants ou sortants) non anticipé. Dans une étude, disponible en ligne, nous avons tenté de quantifier les effets des tensions en cours sur la croissance du PIB dans les six économies les plus suivies au sein de l’OFCE : la France, les États-Unis, le Royaume-Uni, l’Allemagne, l’Italie et l’Espagne. Par ailleurs, nous avons tenté de mesurer l’impact sur le commerce mondial et la production industrielle globale.



Caldara et Iacoviello (2022) viennent de proposer un indicateur quantitatif de risque géopolitique. Les auteurs construisent un indicateur portant sur le niveau de tensions au niveau global et l’ont décliné pour 43 pays, parmi lesquels les principaux acteurs de la scène internationale. Cette étude précise en outre la méthode statistique employée pour quantifier l’impact causal des évolutions observées en 2022. Cette publication arrive au bon moment pour le prévisionniste.

2022 : une année historique pour les relations internationales

Pour Caldara et Iacoviello (2022), le risque géopolitique est associé à l’impact des crises internationales et plus spécifiquement à la violence qui affecte le cours pacifique des relations internationales. Selon eux, le risque géopolitique se réfère à la menace, à sa matérialisation ou à l’escalade d’un conflit pré-existant. Ces conflits peuvent avoir un rapport avec une guerre, le terrorisme ou tout autre type de tension entre des États ou des acteurs politiques. Il faut noter que le terme risque utilisé par les auteurs pour ce type de phénomène admet une acception large qui va au-delà de la mesure de l’incertitude ou de la probabilité qu’un événement aléatoire se réalise. L’indice de risque géopolitique mesure non seulement les conflits potentiels (ce qui est cohérent avec une définition probabiliste du risque) mais aussi les conflits effectivement en cours[3].

Depuis les années 1980, cet indice a connu des évolutions majeures notamment pendant la guerre du Golfe, le 11 septembre, la guerre en Irak ou plus récemment l’invasion de l’Ukraine (voir Figure 1). Par ailleurs, entre 2003 et 2022, des pics de tensions ponctuels suivent les différents attentats terroristes ayant eu lieu en Europe (la France en première ligne) mais aussi aux États-Unis comme d’autres conflits (guerre en Libye par exemple).

Bien évidemment, ce choc n’affecte pas tous les pays de façon homogène. La Figure 2 présente les évolutions récentes de l’indice de risque géopolitique dans une sélection de pays depuis le début de l’année 2022. Sans surprise l’évolution du risque est maximale en Ukraine et en Russie. Dans la foulée de l’invasion de l’Ukraine, le risque géopolitique augmente de façon très forte en Allemagne, pays particulièrement dépendant des hydrocarbures russes. Les autres pays européens semblent – logiquement – plus exposés aux tensions actuelles que la Chine et les États-Unis.

La croissance allemande fortement affectée par la montée des tensions

Dans l’étude nous estimons les réactions de certaines variables économiques (PIB, investissement, taux d’intérêt, capitalisation boursière) causées par un choc de risque géopolitique[4]. Dans nos principaux résultats, le choc géopolitique induit une baisse des prix du pétrole et des taux d’intérêt de façon endogène. Dans ce contexte, un choc de risque géopolitique opère comme un choc de demande. Lorsque cet effet négatif sur les prix énergétiques est présent – ce qui n’est pas le cas pour tous les pays – nous avons neutralisé cet effet endogène qui ne semble pas opérationnel dans le contexte actuel, notamment en Europe, pour faire des évaluations quantitatives plus robustes.

Selon nos estimations, si l’indice de risque géopolitique global reste jusqu’à la fin de l’année à son niveau d’octobre 2022, la montée des tensions géopolitiques observée en 2022 expliquerait une baisse du commerce mondial des marchandises de 0,7 point (en volume) et une baisse de la production industrielle mondiale de 0,6 point. En outre, l’Allemagne aurait pu perdre jusqu’à 1,1 point de PIB en 2022 en raison de la montée des tensions géopolitiques de l’année. Ailleurs, les effets sont plus faibles mais significatifs : entre 0,4 et 0,5 point de PIB en France, 0,3 et 0,4 point aux États-Unis, en Italie et au Royaume-Uni. Enfin, la perte du PIB en Espagne serait de 0,2 point (Tableau 1)[5].

Ces résultats constituent une base de réflexion mais sont à prendre avec prudence. Chaque crise internationale est unique et il est difficile de l’évaluer exclusivement à l’aune d’un indicateur quantitatif. En particulier, la crise actuelle a des conséquences majeures sur l’approvisionnement énergétique en Europe, notamment en termes de gaz, ce qui produit une crise différente de celle qui ressort spontanément d’un modèle statistique fondé sur les observations du passé[6].


[1] Avertissement : lorsqu’il est mentionné que l’invasion de l’Ukraine par la Russie date du 24 février 2022, ceci est fait par facilité de langage. Il ne faut pas oublier que des portions du territoire ukrainien, notamment la Crimée, sont sous contrôle russe depuis l’année 2014. Ce qu’on vit actuellement, loin de constituer le début d’un conflit, est avant tout le franchissement d’un cap dans un conflit persistant depuis de longues années.

[2] Voir Dauvin (2022) pour une analyse de l’effet du choc d’approvisionnement sur la croissance du PIB dans six économies avancées.

[3] Le lecteur intéressé par une présentation exhaustive peut se référer à l’article original pour avoir plus de détails.

[4] Les estimations sont faites par la méthode des projections locales à la Jordà. Voir Òscar  Jordà, 2005, « Estimation and Inference of Impulse Responses by Local Projections », American Economic Review, vol. 95, n° 1, pp. 161-82. https://doi.org/10.1257/0002828053828518.

[5] Bien évidemment, si l’essentiel de la montée des tensions internationales peut être attribué aux conséquences des décisions russes, il n’est pas possible d’exclure d’autres sources de tensions internationales notamment en lien avec le futur de Taïwan et les relations sino-américaines.

[6] Geerolf (2022) discute des implications liées à la modélisation d’un choc d’approvisionnement énergétique dans le cadre précisément d’un arrêt de l’approvisionnement du gaz russe.




Quels effets de la hausse des taux d’intérêt sur la croissance économique française ? Un tour d’horizon des modèles macroéconométriques

par Elliot Aurissergues

L’année 2022 a été marquée par une très forte poussée inflationniste aux États-Unis et en zone euro. Fin octobre, le taux d’inflation atteint 7,7% sur un an aux États-Unis, 10,6% en zone euro et 7,1% en France, soit entre 5 et 8 points au-dessus des cibles d’inflation de la Réserve fédérale américaine (Fed) et de la Banque centrale européenne. En réponse, les deux banques centrales ont opéré un resserrement monétaire de grande ampleur. Le taux d’intérêt directeur de la Fed est passé de 0% en mars 2022 à 4% en novembre 2022. Si la hausse du taux directeur de la BCE a été pour le moment plus mesurée, les taux longs sur les dettes publiques des pays européens ont connu une très forte progression, gagnant entre 250 et 300 points de base en un an en France ou en Allemagne, voire davantage dans les pays de la zone euro où le risque sur la dette publique est perçu comme plus élevé. Cette hausse est proche de celle anticipée pour les taux courts en 2023. Ainsi, l’OFCE prévoit que le taux directeur de la BCE atteindra 3% au troisième trimestre 2023[1].



Estimer l’impact qu’aura ce resserrement sur l’activité économique est difficile. La transmission d’un choc monétaire sur le reste de l’économie fait l’objet d’une littérature très riche utilisant des méthodes conceptuellement proches, voire équivalentes, mais dont les résultats peuvent fortement varier en pratique. Nous nous intéressons ici particulièrement à l’impact d’un choc de taux dans les modèles macro-économétriques de l’économie française. Pour ce tour d’horizon, nous retenons trois modèles : le modèle Mésange codéveloppé par la DG trésor et l’INSEE (voir Bardaji et al., 2017), le modèle FR BDF de la Banque de France (voir Lemoine et al. 2019 et Aldama et Ouvrard 2020 pour le cahier de variantes) ainsi que la spécification du modèle emod de l’OFCE utilisée dans Heyer et Timbeau (2006).

Qu’est-ce qu’un modèle macroéconométrique ?

Les modèles macroéconométriques représentent la classe la plus ancienne des modèles macroéconomiques. Ils combinent relations (ou équations) comptables et équations de comportement estimées pour former des prédictions sur la réponse de l’économie aux chocs. Les grandes variables macro-économiques (salaire, prix, consommation des ménages, investissement, emploi) sont exprimées sous la forme d’équations à correction d’erreurs. Á long terme, elles convergent vers une certaine cible, déterminée par la théorie économique. Ainsi la dépense de consommation des ménages convergera sur le long terme vers une certaine fraction du revenu disponible des ménages. En revanche, le comportement à court terme est laissé beaucoup plus libre de manière à obtenir de bonnes performances en prévision. Le taux d’intérêt intervient essentiellement à long terme. L’impact d’un choc de taux est limité dans un premier temps et devient plus important au fur et à mesure que l’écart entre les variables et leurs cibles de long terme se comble.

Le modèle Mésange

Nous considérons la variante publiée dans Bardaji et al. (2017). Les résultats sont résumés dans le tableau 1. Un choc monétaire de 100 points de base (ou 1%) se traduit par une baisse du PIB de 0,2% au bout d’un an, 0,8% au bout de trois ans et de 3% à long terme. Cette baisse s’explique notamment par la forte chute de l’investissement : -2,7% au bout de 3 ans (-3,4% pour la FBCF des entreprises non financières) et -5,5% à long terme mais toutes les composantes de la demande globale sont affectées négativement, y compris les exportations qui chutent de 3,3% à long terme. De manière étonnante, le resserrement monétaire se traduit par une hausse des prix dans le modèle Mésange. Les prix de valeur ajoutée marchande progressent ainsi de 0,1% au bout d’un an, 0,8% au bout de 3 ans et de plus de 6% à long terme ! Cette hausse des prix dégrade la compétitivité de l’économie, ce qui explique le recul des exportations. Deux canaux de transmission sont à l’œuvre.  Le premier est l’impact négatif direct d’une hausse des taux d’intérêt sur l’investissement des entreprises. Dans le modèle Mésange, la demande de capital et donc l’investissement dépend à long terme du coût du capital. L’intuition est celle de la théorie micro-économique standard : les entreprises choisissent la combinaison de capital et de travail qui maximise leur profit. Une hausse du coût du capital incite les entreprises à substituer du travail au capital et réduit l’investissement. Le coût d’usage du capital est composé de la dépréciation du capital, du taux d’intérêt de long terme sur la dette publique et de termes de primes de risques entre les obligations d’État et les prêts aux entreprises, tandis que l’élasticité de long terme de l’investissement à ce coût d’usage est estimée sur le long terme à 0,44. Sous l’hypothèse d’un taux de dépréciation de capital de 10%, des taux nominaux initiaux à 0 et en faisant abstraction des primes de risque, une hausse de 1% du taux d’intérêt se traduit à long terme par une baisse de l’investissement de 5%. Le deuxième canal, beaucoup moins intuitif, joue un rôle clé dans cette variante et explique en particulier la réponse des prix et des exportations.  Une hausse du coût du capital représente une hausse des coûts de production pour les entreprises. Celles-ci répercutent cette hausse des coûts dans leur prix de vente, d’où un effet inflationniste et une baisse de la compétitivité. Cet effet positif d’une hausse des taux d’intérêt sur les prix via le canal du coût du capital a été exploré récemment par Portier, Beaudry et Hou (2022). Il convient cependant de souligner que cet effet est difficilement détecté par les méthodes empiriques plus agnostiques (modèles VAR sans restriction, projections locales). Si des effets positifs en impact d’une hausse des taux sur les prix sont parfois obtenus, l’effet devient le plus souvent soit non significatif soit clairement négatif sur des horizons plus longs (voir par exemple Miranda-Agrippino et Ricco, 2021).

Le modèle FR-BDF

Par rapport à Mésange, l’une des spécificités importantes de FR BDF est le traitement des anticipations des agents dans le modèle. Cette spécificité explique que deux taux d’intérêt interviennent dans la dynamique du modèle. Le taux d’intérêt de court terme, déterminée par la Banque centrale européenne, affecte les anticipations des agents tandis que le taux d’intérêt de long terme des obligations publiques joue sur la demande de facteurs de production à long terme. L’élasticité de long terme de l’investissement au coût du capital est de 0,5, légèrement supérieure à celle de Mésange. Le modèle n’incorpore pas de relations systématiques entre les taux longs et les taux courts. Pour obtenir l’effet d’un choc de taux dans le modèle, il convient donc d’additionner deux variantes analytiques distinctes, la première simulant l’impact d’une hausse permanente du taux court, la seconde simulant l’impact d’une hausse du taux long. Ces deux variantes sont disponibles dans Aldama et Ouvrard (2020). Les effets d’un choc de taux sont beaucoup plus faibles que dans Mésange. Au bout de 3 ans, le PIB en volume diminue de 0,3% contre 0,9% dans Mésange. Cela s’explique en particulier par une baisse bien plus faible de la FBCF des entreprises (-1,9% contre -3,4% au bout de 3 ans dans Mésange). Les effets sur les prix sont plus conformes à l’intuition keynesienne habituelle avec une baisse du déflateur du PIB de 0,2% au bout de 3 ans. L’amélioration de la compétitivité qui en résulte permet une hausse des exportations de 0,2% au bout de 3 ans (contre une baisse de 0,2% dans Mésange). Ces différences s’expliquent principalement par deux éléments. Tout d’abord, le canal de transmission du coût du capital vers les prix est neutralisé dans le modèle FR BDF. Si les prix de valeur ajoutée sont déterminés par le coût des facteurs de production et un markup constant comme dans Mésange, le coût du facteur capital qui entre dans l’équation de prix n’est pas le coût d’usage du capital mais le rendement marginal du capital. Ensuite, l’investissement réagit beaucoup moins fortement à court terme à la croissance de la valeur ajoutée dans FR-BDF, et se comporte de manière plus inertielle. Le choc négatif d’investissement se diffuse donc plus lentement.

Le modèle emod

L’impact d’un choc de taux dans la version du modèle emod développée par Heyer et Timbeau (2006) est plus proche des résultats de FR BDF que de Mésange. Le mécanisme économique est cependant différent. Le choc de taux se transmet via une baisse du prix des actifs, notamment immobiliers, ce qui induit une réduction de la consommation via un effet richesse. Après 3 ans, le PIB en volume diminue de 0,4 %, une baisse tirée par la réduction de la dépense (consommation et investissement) des ménages (-0,6%) et dans une moindre mesure de l’investissement des entreprises (-1,2%)[2]. Comme dans FR-BDF, le choc de taux a un impact négatif sur les prix. Les déflateurs du PIB et de la consommation des ménages baissent de 0,1%.

Que retenir de ce tour d’horizon ?

Le principal canal de transmission d’un choc de taux dans les modèles macro-économétriques passe par le coût d’usage du capital et l’investissement des firmes et des ménages. L’ampleur de cet effet négatif sur l’investissement dépend de l’élasticité de long terme de la demande de capital à son coût d’usage. Dans ces modèles, cette élasticité fait l’objet d’une estimation économétrique. Les méthodes d’estimation ne sont pas exemptes de critiques mais la valeur finalement retenue (de l’ordre de 0,5) semble plausible au regard des autres méthodes d’estimations (ainsi une méta-étude de Gechert et al., 2022, l’estime à 0,3) et implique une substituabilité modérée entre les facteurs de production. Un impact du choc du taux sur la consommation des ménages via des effets richesses est également possible même si ce canal demeure controversé. Á ces effets primaires sur la demande agrégée s’ajoutent des effets multiplicateurs et d’accélérateur qui varient également selon les modèles, rajoutant un facteur d’incertitude supplémentaire. Le canal des coûts de production qui a une certaine importance dans la dynamique du modèle Mésange nous apparaît comme peu plausible. Cela nous conduit à retenir dans ce billet les résultats d’Aldama et Ouvrard (2020) et de Heyer et Timbeau (2006).

L’impact du resserrement monétaire sur l’activité économique dépendra non seulement de la réponse de l’économie à un choc générique mais aussi de l’ampleur du choc actuel. Dans la prévision d’octobre 2022 de l’OFCE, la hausse des taux d’intérêt sur un an est prévue pour être de 300 points de base mais cette hausse ne peut être utilisée telle quelle. D’une part, cette hausse n’est pas une complète surprise.  Les taux d’intérêt ont atteint des niveaux très bas lors de la crise de la Covid-19 et un début de normalisation était attendu pour 2022, certes à un rythme très progressif.  D’autre part, il s’agit de la hausse du taux nominal. Le taux d’intérêt pertinent pour les canaux de transmission de la politique monétaire tels qu’ils apparaissent dans les modèles macro-économétriques est le taux réel. Cela ne poserait pas de problèmes si la hausse des taux était un pur choc de politique monétaire, c’est-à-dire si les banquiers centraux avaient décidé du jour au lendemain d’augmenter les taux sans raison. Mais la hausse que nous connaissons est une réponse à un choc inflationniste, choc qui affecte le taux d’intérêt réel indépendamment de l’évolution du taux d’intérêt nominal.  La solution adoptée par l’OFCEdans ses prévisions d’octobre 2022[3] est de retenir l’évolution du taux réel en utilisant certaines mesures des anticipations d’inflation. Cela conduit à un choc de taux de l’ordre de 2%.

Sur la base des deux variantes que nous retenons, un choc de taux de l’ordre de 2% pourrait provoquer, toutes choses égales par ailleurs, une baisse du PIB français comprise entre 0,6 et 0,8% à l’horizon 2024/2025. L’impact sur les prix serait négatif mais demeurerait modeste, compris entre 0,3 et 0,4%. Cette estimation demeure évidemment très incertaine. Comme expliqué dans le paragraphe précédent, calculer l’ampleur du choc elle-même requiert de réaliser des hypothèses importantes. Les modèles utilisés sont estimés avec une information limitée et donc des intervalles de confiance potentiellement larges.  De manière plus générale, la validité de cette estimation des effets d’un choc de taux est contingente à la validité des modèles retenus.

Bibliographie

Aldama P. et J.-F. Ouvrard, 2020, « Variantes analytiques du modèle de prévision et simulation de la Banque de France pour la France », Document de travail Banque de France, n° 750.

Bardadji J., B. Campagne, M. Khder, Q. Lafféter et O. Simon, 2017, « Le modèle macroéconométrique Mésange : réestimation et nouveautés», Document de travail INSEE.

Beaudry P., S. Hou et F. Portier, 2020, « Monetary policy when the Philips Curve is quite flat », CEPR discussion paper.

Gechert S., T. Havranek, Z. Irsova et D. Kolcunova, 2022, « Measuring capital-labor substitution: The importance of method choices and publication bias », Review of Economic Dynamics, n° 45, pp. 55-82.

Heyer E. et X. Timbeau, 2006, « Immobilier et politique monétaire », Revue de l’OFCE, n° 96, pp. 115-151.

Miranda-Agrippino S. et G. Ricco, 2021, « The transmission of monetary policy shocks », American Economic Journal : Macroeconomics, vol. 13, n° 3, pp. 74-107.

OFCE, E. Heyer et X. Timbeau (dirs.), 2022, « Perspectives 2022-2023 pour l’économie mondiale et la zone euro », Revue de l’OFCE, n° 178.


[1] Voir dans la prévision de l’OFCE le tableau 2 de l’annexe 1 de la partie Tour du monde de la situation conjoncturelle, Département Analyses et Prévisions, sous la direction d’E. Heyer et X. Timbeau.

[2] Ces chiffres sont obtenus en divisant les résultats présentés dans Heyer et Timbeau (2006) par deux, les auteurs ayant simulé une hausse des taux d’intérêt de 200 bps. Le modèle emod n’étant pas complétement linéaire, ces résultats constituent une approximation.

[3] Voir l’encadré 2 de Perspectives 2022-2023 pour l’économie mondiale et la zone euro, sous la direction d’E. Heyer et X.Timbeau.




L’industrie européenne des véhicules électriques doit-elle craindre le protectionnisme vert américain ?

par Sarah GUILLOU

L’Inflation Reduction Act (IRA) a été voté par le Congrès américain le 22 août 2022. Il agite aujourd’hui les gouvernements européens qui expriment unanimement leurs inquiétudes sans toutefois s’accorder sur les remèdes. Ils sont guidés sans doute par les industriels qui voient se détériorer leur compétitivité-coût en raison du différentiel de prix de l’énergie. Anticipant que cette détérioration va durer, leur stratégie d’investissement implique à présent la comparaison de l’attractivité de différentes localisations. C’est là que l’IRA entre dans les arbitrages. Mais est-elle vraiment une menace pour l’industrie européenne étant donné l’organisation mondiale de la production ?



La loi de réduction de l’inflation flèche près de 400 milliards de dollars de dépenses publiques pour financer des investissements et des comportements économiques qui s’inscrivent dans une trajectoire de décarbonation de l’économie américaine. En matière de véhicules électriques, c’est près de 24 milliards de dollars de dépenses qui sont prévus. Le contentieux autour de cette loi vient de son caractère protectionniste parce qu’elle conditionne l’obtention des subventions, notamment à l’achat des véhicules propres (7500 dollars pour un véhicule neuf), à des conditions de localisation de l’assemblage mais aussi d’origine des composants à partir de 2024.

La réalité de la menace dépendra des réactions des entreprises européennes et de la substitution de leur investissement en Europe par des investissements aux Etats-Unis. Cependant, l’attractivité financière de l’IRA est à modérer par la structure et la dynamique du marché mondial. Ce billet a pour objectif de décrire les rapports de force dans l’industrie pour mettre en perspective les opportunités offertes par l’IRA.

En 2022, le marché très dynamique des véhicules électriques est européo-asiatique

Le marché des véhicules électriques est un marché extrêmement dynamique avec une projection de croissance phénoménale. Les ventes au niveau mondial ont été multipliées par 4 en unités depuis 2019 atteignant en 2021 6,6 millions de véhicules, dont 3,3 millions en Chine, 2,3 en Europe et 600 000 aux Etats-Unis. Ce nombre qui représente aujourd’hui 10% des véhicules vendus, pourrait atteindre 200 millions d’ici 2030. Il en est de même pour le marché des batteries dont l’activité est très corrélée à celle des véhicules électriques (VE). D’une demande estimée à 340 GWh en 2021, les projections la situent à 3500 GWh en 2030.[1]

Ce dynamisme est lié à la prise de conscience des individus, des entreprises et des Etats de la menace du changement climatique. Ces acteurs influencent la demande, les prix et les politiques qui accélèrent l’autonomisation vis-à-vis des énergies fossiles. Pour cela, la batterie est nécessaire à la fois pour stocker les énergies renouvelables et pour passer des véhicules à combustion aux véhicules électriques.

Du côté de la demande, 16 à 17% des voitures sont électriques en Europe et en Chine, mais seulement 5% aux Etats-Unis.

Du côté de l’offre, l’Europe produit un quart des voitures électriques contre 10% aux Etats-Unis et cela, surtout grâce à Tesla, longtemps le premier constructeur mondial de véhicules électriques. La Chine en produit plus de 50%.

En 2020, les plus grands constructeurs de VE sont l’américain Tesla (19%), les allemands VW et BMW (20%), le franco-japonais Renault-Nissan ( 9%), le coréen Hyundai-Kia (7%) et le chinois BYD (6%). En 2021, la croissance fulgurante du chinois BYD le propulse dans les 3 premiers : Tesla, VW et BYD concentre 1/3 de l’offre.

Du côté des batteries, la Chine produit plus de 75% des batteries dans la technologie dominante ion-lithium et 80% des anodes qui composent les batteries. L’Europe ne produit que 7% des batteries en 2021, ce qui est équivalent à la production américaine en raison de l’installation notamment de l’entreprise japonaise Panasonic aux Etats-Unis. En 2021, la Chine, le Japon et la Corée du Sud produisent 97% des cathodes et 99% des anodes. Les premiers producteurs de batteries sont le chinois CATL, le sud-coréen LG Energy solution et le japonais Panasonic. Suivent le sud-coréen SK Innovation et le chinois BYD. Le marché est encore plus concentré que celui des voitures électriques. Les trois premiers producteurs de batteries concentrent 65% de la production et les trois premiers producteurs d’anodes sont chinois et concentrent 55% de la production.

Face à cette domination euro-asiatique, les Etats-Unis sont indéniablement un vaste marché de clients mais c’est aussi un marché peuplé de constructeurs locaux bien installés, d’acteurs asiatiques (hors Chine) et européens très nombreux. La concurrence y est donc intense.

Malgré le coût de l’électricité qui s’installe dans un cycle haussier et le coût de l’extraction des minerais nécessaires à la fabrication des batteries, le choix politique en faveur du développement du marché de VE semble bien ancré, surtout en Europe et en Chine. Les Etats-Unis, autrefois en retrait vis-à-vis de cette tendance, ont basculé du côté des pays qui soutiennent désormais activement le passage à une économie décarbonée.

Un marché où la régulation est clé pour le déploiement des investissements

La continuité et l’ancrage d’un tel engagement politique sont des éléments clé pour le déploiement d’une industrie des VE. C’est l’état des anticipations de demande sur un marché qui détermine les investissements. Or la régulation est déterminante pour anticiper les conditions de l’offre (par exemple est-ce que tous les constructeurs et sous-traitants vont devoir se convertir ), d’infrastructures (y-aura-il suffisamment d’infrastructures pour recharger les batteries), les conditions de la demande (subvention à l’achat) et des préférences des consommateurs. Or les Etats-Unis se sont prononcés tardivement en faveur de la décarbonation du transport. De leur côté, l’UE et la Chine sont bien plus engagées.

En Europe, les incitations sont fortes et l’industrie automobile est clairement orientée vers l’électrique. De l’interdiction de la vente de véhicules avec des moteurs à combustion en 2035 aux objectifs de réduction des gaz à effets de serre en passant par les limites de CO2 par km qui s’imposent aux constructeurs, l’Union européenne a posé des incitations sans équivoque vers le passage à une industrie automobile reposant sur les batteries et l’énergie électrique.

Ce qui distingue l’UE des Etats-Unis est un engagement plus ancien et constant en faveur des batteries, induisant des signaux cohérents et croissants pour l’ensemble des sous-traitants qui interviennent dans cette industrie, de l’électronique au recyclage en passant par les producteurs d’infrastructure de recharge. A côté des régulations sur la décarbonation de l’économie, l’engagement européen a pris corps en 2017 avec l’Alliance pour la batterie qui regroupait des chimistes (BASF, Solvay), des constructeurs de batterie (Northvolt, Saft) et des constructeurs automobiles (Peugeot). Celle-ci s’est transformée en Plan d’Intérêt Important Commun Européen depuis 2019. Cet engagement pluriannuel se traduira par 3,2 milliards d’euros d’argent public (France, Allemagne, Italie…) auxquels 5 milliards d’euros privés devraient s’additionner. S’ajoutent à ces plans des subventions des Etats en propre soit pour financer la demande (7000 euros en France pour l’achat d’un véhicule électrique), soit pour soutenir l’installation d’une usine, soit pour entrer au capital d’entreprises. Quand l’Allemagne accueille des implantations d’usines de Tesla (2019) ou CATL (2019), elle subventionne une partie des investissements. Par exemple, l’usine de CATL qui s’est construite à Erfurt (Thuring) a bénéficié d’une subvention de 8 millions d’euros sur 2 milliards d’euros d’investissement. Le gouvernement hongrois qui accueille 7,34 milliards d’euros à Debrecen pour une usine de 100 GWh de CATL subventionne une partie de l’installation.

Cette constance des signaux publics tant dans la régulation que dans la croissance des subventions a ancré les stratégies d’investissement des industriels. Un retournement est toujours possible notamment en raison du coût de l’énergie mais il concernerait d’abord les entreprises qui ont déjà des filiales aux Etats-Unis et qui pourraient redistribuer leurs actifs pour tirer parti des opportunités des subventions américaines. Mais le marché américain est encore étroit puisqu’il concerne moitié moins de ménages pour le moment et les infrastructures publiques sont moins engagées qu’en Europe. Les subventions à l’achat existaient d’ailleurs aux Etats-Unis avant l’IRA puisqu’elles avaient été mises en place dès 2009 (American Recovery and Reinvestment Act – ARRA). La nouveauté de l’IRA consiste principalement à les conditionner à la localisation de l’assemblage et à l’origine des composants.

Malgré les défauts de leur définition (pas conditionnées aux revenus, montant maximum de voitures éligibles par constructeur), ces subventions de l’ARRA n’ont guère changé les préférences des automobilistes américains. Le marché européen a donc continué d’attirer des investisseurs américains comme Tesla en Allemagne ou Envision en France.

En Chine, la politique en faveur des VE et des batteries a été encore plus volontariste qu’en Europe en pondérant davantage l’industrie que les objectifs environnementaux. Le gouvernement chinois a en effet massivement soutenu la mise en place d’une industrie de batteries et des véhicules électriques par des quotas imposés aux constructeurs, une limitation des immatriculations, une commande publique de bus électriques, un marché des droits à polluer et des investissements dans l’extraction. L’industrie des véhicules électriques fait partie du plan de la stratégie Chine-2025. Et force est de reconnaître que l’économie chinoise est devenue un acteur incontournable de l’industrie dans la technologie dominante du moment.

La chaîne de valeur de production de l’industrie est dominée par la Chine, devenue difficilement contournable à court terme

L’UE contrôle très peu de matières premières et est peu présente dans la chaîne de valeur de la production des batteries, tout comme les Etats-Unis.

Avant d’assembler les cellules dans des corps de batteries — ce que les constructeurs automobiles font le plus souvent à présent — quatre étapes préalables sont nécessaires : i) l’extraction des métaux fondamentaux ; ii) le raffinage et le façonnage de ces métaux ; iii) la production d’éléments de cellules comme l’anode, la cathode, l’électrolyte et autres séparateurs ; et iv) les cellules de batteries qui assemblent ces éléments.

Or la chaîne de valeur des composants est encore très largement concentrée en Asie pour les composants et spécialement en Chine pour les intrants en métaux (voir CNUCED, 2019). On l’a vu, la Chine domine les étapes iii) et iv), mais elle domine aussi l’étape du raffinage des métaux. Le lithium, le cobalt, le graphite, le manganèse, et le nickel sont des matériaux communément utilisés pour la fabrication des cellules.  Les mines sont concentrées en Australie, au Chili et en République démocratique du Congo. La Chine n’a de situation de monopole que sur le graphite (65% des mines et 85% du produit raffiné) mais contrôle la moitié des capacités de raffinage du lithium et du cobalt.

Dès lors, refuser le partenaire chinois est un frein à court et moyen terme pour tous les producteurs, européens et américains (voir Bonnet et al. 2022).

Les constructeurs automobiles européens ont des partenariats bien avancés avec le chinois CATL dont les usines en Allemagne et bientôt en Hongrie vont fournir les batteries des véhicules européens des 5 prochaines années. BMW est même entré au capital de CATL. Volkswagen a signé en 2019 un accord d’approvisionnement avec Ganfeng Lithium pour dix ans. Le constructeur suédois national, National Electric Vehicle Sweden, a signé un accord d’approvisionnement en batteries avec CATL.

Les constructeurs européens travaillent avec les partenaires chinois, ce qui complique d’autant plus leur éventuelle éligibilité à l’IRA.

Comment réagir à l’IRA ?

Les Européens exportant des véhicules électriques aux Etats-Unis ne seront pas éligibles aux subventions à l’achat non seulement en raison des conditions d’assemblage mais aussi de l’inclusion de contenu chinois.

Les conditions de production justifiant la subvention américaine sont très contraignantes étant donné la domination chinoise sur la chaîne de valeurs.

En effet, l’IRA est protectionniste à deux niveaux. Non seulement cette loi conditionne l’éligibilité aux subventions, à la localisation de la production finale (qui peut se résoudre à de l’assemblage) sur le territoire nord-américain mais la loi conditionne en outre dès 2024 les composants des véhicules propres et dès 2025 les intrants en métaux, à ne provenir que des pays avec lesquels les Etats-Unis ont un accord de libre-échange, c’est-à-dire le Mexique et le Canada.

Il ne fait aucun doute que l’IRA est une loi protectionniste. Mais en matière environnementale, l’interventionnisme européen n’est pas en reste. Au jeu de la comptabilité comparée des mécanismes régulateurs qui singularisent le marché local, l’UE n’a peut-être pas intérêt à se mesurer ; au jeu de l’autonomie vis-à-vis des composants chinois, l’Europe a déjà choisi son camp ; au jeu des subventions, l’UE a perdu d’avance n’ayant pas de budget propre dédié à la politique industrielle. Il lui reste à construire son autonomie et sa stratégie propre.

Rappelons que les industriels européens éligibles, qui investiront aux Etats-Unis, vont bénéficier des subventions américaines et peuvent renforcer leur pouvoir de marché mondial voire leur compétitivité. Par exemple les subventions américaines vont financer la R&D des entreprises européennes. Par ailleurs, l’UE ne va pas perdre son attractivité de taille de marché. La question est de savoir combien cette attractivité est altérée par le coût relatif de l’énergie et c’est là qu’elle doit se battre.

Car si les industriels semblent si attirés par la politique américaine c’est aussi parce que le prix de l’énergie y est aujourd’hui 4 fois moins cher.

L’industrie européenne va-t-elle perdre des emplois industriels dans ce domaine ?

Tout dépendra de la durée du différentiel de compétitivité de coût de production car l’avantage de la taille du marché européen pourrait continuer à perdre de son attractivité.

En résumé, le marché des VE et des batteries est en pleine croissance et est encore dominé par l’Asie et l’Europe et plus particulièrement la Chine sur de nombreux segments de la chaîne de valeur. L’industrie a été soutenue par des politiques industrielles et environnementales favorables, avec un succès notable en Chine qui a su utiliser l’arme de son vaste marché. Les Etats-Unis arrivent tard sur ce marché mais ont deux atouts : leur taille et les montants de subventions offerts par l’IRA. Cependant, le marché américain conserve des inconvénients encore structurels pour des investisseurs potentiels : en retard sur le plan de la régulation, des incitations publiques, des préférences des consommateurs moins éduquées, de moindre infrastructure de bornes de chargement, un marché très concurrentiel et des contraintes de production qui vont ralentir le déploiement.

Les risques ne vont vraiment se réaliser qu’à moyen-long terme, le temps que le marché américain rattrape le retard exposé plus haut. Le versement des subventions crée une concurrence déloyale qui pourrait à terme conduire à des exportations plus importantes en provenance des Etats-Unis. Des droits de douane de riposte au niveau européen peuvent être envisagés dans le cadre de la réglementation de l’OMC.

Par ailleurs, forts de l’expérience russe, les Européens doivent anticiper la gestion de l’asymétrie de la dépendance aux composants chinois des usines européennes.


[1] Source : IEA (2022)




Le risque anti-antibiotique

Compte rendu du séminaire « Théorie et économie politique de l’Europe », Cevipof-OFCE, séance n° 7 du 7 octobre 2022

Intervenants : Jean-Yves MADEC (ANSES), Florent PARMENTIER (Cevipof, Sciences Po), Catherine PROCACCIA (OPECST, Sénat) et Étienne RUPPÉ (hôpital Bichat-Claude Bernard de Paris et Université Paris Cité-Inserm).



* * *

Le séminaire « Théorie et économie politique de l’Europe », organisé conjointement par le Cevipof et l’OFCE (Sciences Po), vise à interroger, au travers d’une démarche pluridisciplinaire systématique, la place de la puissance publique en Europe, à l’heure du réordonnancement de l’ordre géopolitique mondial, d’un capitalisme néolibéral arrivé en fin du cycle et du délitement des équilibres démocratiques face aux urgences du changement climatique. La théorie politique doit être le vecteur d’une pensée d’ensemble des soutenabilités écologiques, sociales, démocratiques et géopolitiques, source de propositions normatives tout autant qu’opérationnelles pour être utile aux sociétés. Elle doit engager un dialogue étroit avec l’économie qui elle-même, en retour, doit également intégrer une réflexivité socio-politique à ses analyses et propositions macroéconomiques, tout en gardant en vue les contraintes du cadre juridique.

Réunissant des chercheurs d’horizons disciplinaires divers, mais également des acteurs de l’intégration européenne (diplomates, hauts fonctionnaires, prospectivistes, avocats, industriels etc.), chaque séance du séminaire donnera lieu à un compte rendu publié sur les sites du Cevipof et de l’OFCE.

* * *

1. La perspective bactériologiste : l’antibiorésistance comme problématique globale

Étienne Ruppé, bactériologiste à l’Hôpital Bichat-Claude Bernard de Paris et chercheur à l’Université Paris Cité et à l’Inserm, explique que l’utilisation des antibiotiques est un phénomène récent, dont l’essor commence avec l’industrialisation de la pénicilline aux États-Unis pendant la Seconde Guerre mondiale, il y a près de 70 ans. Les antibiotiques ont changé le cours de l’humanité. Avant, des maladies bénignes pouvaient devenir mortelles. Les antibiotiques ont permis un bond de l’espérance de vie. On situe l’âge d’or des antibiotiques aux années 1980, avec un grand nombre de nouveaux antibiotiques mis sur le marché. On a pu croire à cette époque qu’on allait gagner de manière définitive le combat contre les maladies infectieuses. Il faut savoir qu’aujourd’hui l’essentiel des antibiotiques utilisés sont des antibiotiques mis sur le marché dans les années 1980. Depuis, très peu de nouveaux antibiotiques ont vu le jour. En France, la consommation d’antibiotiques reste supérieure à celle des autres pays de l’OCDE, même s’il faut noter des efforts faits depuis quelques années. Les pays à faible revenu consomment aussi des antibiotiques en grande quantité car ceux-ci ne sont pas chers, mais leurs ventes, en revanche, n’est pas contrôlées de manière efficiente, à la différence des pays à haut revenu. Enfin, la consommation animale d’antibiotiques représente 70 % de la consommation totale (30 % pour la consommation humaine). Jusqu’à une date récente (2006), les antibiotiques étaient utilisés comme un facteur de croissance animale dans l’industrie agroalimentaire dans l’Union européenne (UE). À ce jour, ils restent toutefois utilisés à ces fins agroalimentaires dans de nombreux autres pays et continents.

Les bactéries sont, pour certaines, naturellement résistantes aux antibiotiques. Mais elles peuvent aussi acquérir ces résistances et devenir des bactéries multirésistantes aux antibiotiques, voire pour certaines totalement résistantes (phénomène qui demeure encore rare en France). Des alternatives médicales restent possibles face à ces bactéries multirésistantes, mais elles coûtent plus chères et comportent généralement une toxicité plus élevée.

L’antibiorésistance était au départ un phénomène surtout localisé à l’hôpital, et non dans la communauté. Mais à partir des années 1980 et l’intensification de l’usage des antibiotiques, le phénomène d’antibiorésistance a commencé à s’observer dans la communauté. Les antibiorésistances apparaissent rapidement après la mise en circulation de l’antibiotique. Une étude de 2002 sur la mortalité due à l’antibiorésistance l’estime à 1,4 millions de morts par an au niveau mondial. Cette mortalité vaut surtout pour les pays à faible et moyen revenus. Mais la mondialisation et ses flux de populations qui relient les pays à faible et moyen revenus aux pays à haut revenu font que ces derniers ne sont pas à l’abri du risque de surmortalité liée à l’antibiorésistance.

L’antibiorésistance est ainsi une conséquence des activités humaines et d’enjeux économiques. Elle est un phénomène récent qui correspond à la génération des « boomers » et se comprend comme une conséquence de la mondialisation, qui affecte principalement les pays à faible et moyen revenus, qui peut être réversible à la condition de changer structurellement certaines pratiques humaines, qui incite à l’innovation. Elle fait l’objet d’un large consensus scientifique malgré quelques « résistosceptiques » au sein de la société. L’antibiorésistance partage ainsi beaucoup de traits communs avec l’enjeu du réchauffement climatique.

2. La perspective de la médecine vétérinaire : le risque de la paupérisation de l’arsenal thérapeutique faute d’un marché antibiotique capable d’innovations

Jean-Yves Madec, directeur scientifique antibiorésistance de l’ANSES (Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail), estime que si les antibiotiques constituent un bien commun pour la santé humaine et animale, il manque aujourd’hui un projet au niveau politique. On parle de « One Health »[1] mais fait encore défaut un projet de politique commune sur le comment gérer le risque anti-antibiotique.

Il souligne la grande différence entre la médecine humaine (son problème est que les patients meurent des résistances aux antibiotiques) et la médecine vétérinaire (qui soigne des animaux jeunes dans un contexte économique de consommation des animaux). Ainsi, le niveau de maturité et d’attention scientifique de ce sujet entre les deux professions a longtemps été différent. Un exemple de ces différences est illustré par la crise du staphylocoque doré chez les porcs qui s’est transmis à l’homme dans les années 2000. À cette époque, les médecins étaient confrontés à l’antibiorésistance depuis 50 ans, alors les vétérinaires ne l’étaient quasiment pas. De manière générale, c’est la médecine humaine qui dit aux vétérinaires de faire attention aux antibiorésistances chez l’homme (via l’OMS). La méthode actuelle se fonde sur la règlementation qui détermine une liste d’antibiotiques difficiles d’accès, voire interdits à médecine vétérinaire, ce qui a conduit à une forte diminution d’exposition des animaux à certains antibiotiques problématiques. Cette politique sanitaire, mise en place en 2012, a connu un réel succès. L’Union européenne (UE) est le continent le plus avancé en matière de régulation des antibiotiques chez les animaux. La France est très bonne élève en la matière et se situe pas loin des pays d’Europe du Nord.

Le principal défi de demain est le manque d’un projet politique commun. On peut parler de deuxième moment de bascule (le premier moment de bascule étant celui de la prise de conscience du problème de l’antibiorésistance dans les années 2000) : les acteurs se connaissent mais on reste au niveau des experts, et pas au niveau politique. L’enjeu peut se résumer selon la formule suivante : passer du « One Health » académique au « One Health » politique, c’est-à-dire en abordant les déterminants structurels (sociaux, politiques, institutionnels…) de l’antibiorésistance et donner aux antibiotiques une place assumée collectivement et au bénéfice de tous (Homme et animaux).

Au contraire, la stratégie antibiorésistance actuelle en médecine vétérinaire est une stratégie punitive, avec une règlementation forte (alors qu’il n’y a pas de forte règlementation en médecine humaine), centrée sur les produits (et non les pratiques) et en cascade de la médecine humaine, tout en souffrant d’une image négative en population générale (la société attend une industrie alimentaire sans antibiotiques).

D’autre part, le prix des antibiotiques en médecine humaine est le fruit d’une négociation entre l’État et les fabricants, alors qu’en médecine vétérinaire le prix est fixé par le marché, avec la problématique que les entreprises n’ont plus d’intérêt à préserver les antibiotiques anciens. Cela entraîne une paupérisation de l’arsenal thérapeutique pour la médecine vétérinaire et soulève la question de la qualité future de la chaine alimentaire. L’innovation est alors tributaire du marché : le prix sera celui de l’éleveur.

Se pose également la question de la solution politique à apporter dans les pays à faible ou moyen revenu où la règlementation en matière d’antibiotiques est bien moindre, comme l’Inde. L’essentiel des antibiotiques sont produits ailleurs qu’en Europe, avec le risque de bactéries et d’antibiotiques relâchés dans l’environnement.

3. La perspective parlementaire : comment l’Office parlementaire d’évaluation des choix scientifiques et technologiques (OPECST) se saisit de l’antibiorésistance

Catherine Procaccia, sénatrice du Val-de-Marne et vice-présidente de l’Office parlementaire d’évaluation des choix scientifiques et technologiques (OPECST), estime en effet qu’au Sénat on se préoccupe bien plus de la santé humaine que de la santé vétérinaire (même si le Président du Sénat, Gérard Larcher, est un ancien vétérinaire !). Sénatrice depuis 2004, sans formation scientifique (elle a une formation littéraire) et arrivée aux affaires sociales, elle a été nommée à l’OPECST pour avoir le regard de la société civile. L’OPECST, qui va fêter ses 40 ans l’année prochaine, est une structure unique en France, composé de 18 députés et 18 sénateurs. Il est le seul organisme permanent commun aux deux chambres du Parlement. Son objectif est de réfléchir aux évolutions scientifiques et techniques, et de préparer les décisions législatives en informant les collègues parlementaires. Un exemple d’apport de l’OPECST : la création de l’Autorité sureté nucléaire et du contrôle du nucléaire civil. L’OPECST est épaulé par un conseil scientifique comprenant de 15 à 30 membres, y compris de représentants des sciences humaines. Il travaille sur saisine d’une commission de l’Assemblée nationale ou du Sénat ou d’un ministre, ou bien sur auto-saisine, et produit des notes, des tables rondes et effectue des auditions.

Sur l’antibiorésistance, la Sénatrice estime que le Parlement n’a pas à se saisir du sujet car il y a des scientifiques qui y travaillent d’eux-mêmes et n’ont pas besoin de l’intervention du Parlement. Éventuellement, le Parlement peut évaluer les plans santé et alerter le gouvernement. Mais en la matière, le gouvernement a bien mis en place des plans sur l’antibiorésistance.

Comment en est-elle elle-même venue à s’intéresser à ce sujet ? Par le biais des phages. Elle avait reçu à ce sujet plusieurs courriels de patients qui avaient contacté l’OPECST pour demander pourquoi les traitements par les phages étaient si strictement encadrés (autorisation préalable uniquement pour usage compassionnel). Elle s’est ainsi renseignée sur Internet à ce sujet qu’elle a ensuite évoqué devant le bureau de l’OPECST, en soulevant la question de savoir si les phages pouvaient constituer une alternative potentielle réelle aux antibiotiques, ou au contraire relevaient d’une médecine alternative à dénoncer ? Le bureau de l’OPECST a donné son accord pour engager le travail sur une note courte. Le processus a donc été celui d’une « quasi auto-saisine » de l’OPECST sur le sujet. Le travail a consisté en entretiens et rencontres avec des experts et des acteurs institutionnels comme associatifs, en France et à l’étranger. Les notes de l’OPECST, courtes et synthétiques, proposent des orientations. Elles sont d’abord présentées aux membres de l’OPECST et aux autres parlementaires des commissions permanentes en lien avec le sujet traité. A la suite de ce travail, la Sénatrice a défendu une série d’amendements en lien avec le sujet dans le cadre du projet de loi de financement de la sécurité sociale (PLFSS). En 2022, l’Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé (ANSM) a autorisé deux phages spécifiques. Une start-up lyonnaise a obtenu l’autorisation de leur mise en production.

4. La perspective politiste : entre gouverner le vivant et gérer la distribution géopolitique du risque anti-antibiotique

Florent Parmentier, secrétaire général du Cevipof, souligne le fait qu’on annonce 10 millions de morts par an en raison de l’antibiorésistance (en incluant la résistance aux antipaludéens et antituberculeux, qui se distinguent de l’antibiorésistance stricto sensu)[2], soit plus que le cancer, mais il semble qu’il y ait moins d’actions politiques sur l’antibiorésistance que sur le cancer. On peut voir le Covid-19 comme une anticipation de l’antibiorésistance et de ses conséquences politiques. Cela invite à une démarche d’anticipation et de prospective, y compris par les moyens de la science-fiction et de la littérature de l’imaginaire, pour penser, par exemple, la fonte des glaces de la toundra qui relâcherait dans la nature de nouvelles bactéries. Le changement climatique doit aussi nous faire réfléchir à son impact bactériologique. La science politique peut aussi s’intéresser plus spécifiquement à la chaîne d’autorisation (pour les vaccins par exemple) : comment les acteurs se positionnent à différents moments de la chaine décisionnelle.

De manière générale, la question de l’antibiorésistance peut être abordée selon deux angles : 1/ la gouvernance du vivant et 2/ la distribution géopolitique des risques de l’antibiorésistance, entre types de développement économique mais également entre type de régime politique. Ce sont des questions auxquelles réfléchit le séminaire « Quel contrat social pour 2050 ? » organisé par le Cevipof et le Haut-commissariat au plan : quelles seraient les définitions opératoires d’un contrat social 2050, la manière pour une communauté politique de prendre en compte des risques collectifs et individuels ? À ce titre, l’antibiorésistance constitue assurément un sujet majeur pour le contrat social 2050. Le manque d’investissement dans le domaine couplé à une hausse de l’antibiorésistance trace la perspective d’une divergence des courbes préoccupante.

Sur la gouvernance du vivant : comment anticiper ? La méthode des fictions spéculatives (cf. les travaux de Virginie Tournay) peut y contribuer et permettre une conscientisation de l’opinion publique sur le sujet. Remarquons qu’il n’a pas encore d’œuvre populaire de fiction sur l’antibiorésistance[3].

Sur l’angle géopolitique, l’Europe comme puissance normative a un rôle à jouer. L’UE peut en effet s’appuyer sur son marché intérieur (le plus large au monde) qui fonctionne avec des normes de régulation que l’UE essaie d’exporter via les accords de libre-échange, en lien avec les préférences sociales européennes, dont l’enjeu environnemental. L’UE a également à sa disposition l’outil de la politique européenne de voisinage.

D’autre part, la variable de la confiance dans les institutions et de la confiance interpersonnelle semblent devoir impacter les comportements de santé. Le programme REPEAT lancé par le CEVIPOF sur les comportements politiques à l’heure du Covid-19 a montré que ce dernier a été plus mal vécu aux Pays-Bas, pays à forte confiance interpersonnelle (le confinement venant mettre à mal ce lien) qu’en France (où la confiance interpersonnelle est plus faible).

L’antibiorésistance, et plus largement la santé, pourrait constituer la base d’un changement de paradigme économique à l’échelle mondiale. C’est la piste qu’explore l’économiste Eloi Laurent dans son livre Et si la santé guidait le monde ? (Éditions Les liens qui libèrent, 2020). En 2020, la moitié de l’humanité arrêtait ses activités économiques en raison d’un problème de santé publique. L’anthropologue Frédéric Keck pose quant à lui la question de comment s’appuyer sur le vivant pour la gestion des risques sanitaires (zoonoses).

En conclusion, Florent Parmentier dresse quatre éléments de propositions :

  • sur les politiques publiques : l’idée de santé globale fait totalement sens, avec la problématique de son institutionnalisation (exemple de la question de la fusion entre les ministères de la Santé et de l’Écologie ) ;
  • comment arrive-t-on à un pilotage fin (à l’instar du Covid) pour le risque d’antibiorésistance ?
  • quid du rôle des bactéries dans l’océan (les fonds marins sont moins explorés que la lune) ? Ce qui amène à la question d’investir dans les outre-mer sur ces sujets, en prenant en compte le vivant, notamment les fonds marins ;
  • le techno-solutionnisme : un antibiotique a déjà été créé par intelligence artificielle ; est-ce l’avenir ?

[1] L’expression « One Health » renvoie à l’idée d’approche globale et intégrée de la santé dans ses dimensions de santé humaine, de santé animale et d’environnement, aux échelles locales, nationales et planétaire. Elle a plus spécifiquement trait aux maladies infectieuses émergentes porteuses d’un risque pandémique.

[2] Cf. Tackling drug-resistant infections globally : final report and recommendations, mai 2016, sous la direction du Pr. Jim O’Neill (rapport à la demande du gouvernement britannique).

[3] À noter toutefois sur le sujet le roman de Thierry Crouzet, Résistants, éd. ‎ Bragelonne, 2017.