APPRENTISSAGE : UN BILAN DES ANNÉES FOLLES

par Bruno Coquet

Les principaux indicateurs du marché du travail n’ont plus été aussi positifs depuis fort longtemps. Mais quelques indices invitent à rester prudent quant aux ressorts de cette santé retrouvée : d’une part, en niveau comme en dynamique, le marché du travail français reste dans la queue du peloton européen[1], et il a même à nouveau perdu un peu de terrain dans l’après-crise sanitaire ; d’autre part, comme nous l’avons récemment souligné dans un billet de Blog (« La politique de l’emploi prise à revers dans l’étau budgétaire »), les emplois aidés n’ont jamais été aussi nombreux que ces dernières années, constat peu cohérent avec l’évidence selon laquelle un marché du travail qui se porte bien ne devrait pas avoir besoin d’être soutenu par des aides publiques, en particulier avec un tel coût budgétaire.



L’apprentissage est une des clés de cette rémission du marché du travail et la principale composante du soutien apporté au marché du travail par les emplois aidés. Il est également un des leviers majeurs sur lequel mise le gouvernement pour atteindre le plein emploi, grâce à un objectif placé à 1 million de nouveaux contrats par an, soit trois fois plus qu’une très bonne année d’entrées en apprentissage jusqu’à il y a à peine 5 ans (Graphique 1).

Cette politique a toutefois un coût qui demeure assez flou car les dernières données publiées interrogent : le ministère du Travail chiffrait les dépenses publiques en faveur de l’apprentissage à 11 Md€ en 2021, cependant que France Compétences les estimait à 21 Md€ pour cette même année.

Le Policy Brief « Apprentissage : un bilan des années folles » revient sur les raisons du succès spectaculaire de ce dispositif auprès des jeunes, des employeurs, des organismes de formation ; il fournit une évaluation comptable détaillée de son coût et interroge son efficience et sa soutenabilité pour les finances publiques.

Un dispositif assaini et relancé par une bonne réforme en 2018

L’apprentissage est un dispositif très efficace pour l’insertion professionnelle des jeunes, en particulier s’ils sont peu qualifiés, sortis prématurément du système scolaire. C’est pourquoi ces contrats ne sont soumis à aucun prélèvement social (employeur et salarié), ni fiscal (CSG, CRDS, impôt sur le revenu) et qu’en outre, certains publics, ceux rencontrant des difficultés d’insertion dans l’emploi ou des employeurs (petites entreprises) bénéficient d’aides supplémentaires à l’embauche.

Depuis trente ans, les gouvernements ont vainement visé l’objectif devenu symbolique des 500 000 apprentis, accumulant les réformes à intervalles de plus en plus courts. Ces réformes ont eu pour principal effet d’empiler les aides, les exonérations, de multiplier les cibles visées, nourrissant une grande complexité réglementaire et des incitations confuses. Seule la loi de cohésion sociale de 2005 semble avoir eu un effet significatif sur le recours à l’apprentissage, portant la proportion d’apprentis de 2,0% à 2,3% de l’emploi salarié marchand (graphique 1). En contrepoint, la réforme de 2014 fut suivie d’une rechute du recours à l’apprentissage que la nouvelle réforme de 2016 a enrayée, mais sans parvenir à retrouver les niveaux atteints dix ans plus tôt. Globalement, les résultats sont au mieux demeurés mitigés, les entrées en apprentissage ne parvenant jamais à crever durablement le plafond de 300 000 nouveaux contrats par an.

L’envolée récente des entrées en apprentissage, dans le sillage de la loi pour la liberté de choisir son avenir professionnel qui a remis à plat le dispositif en 2018, est donc remarquable : 367 000 nouveaux contrats sont comptabilisés dès 2019 – record historique absolu, contre 321 000 en 2018. L’ascension est ensuite vertigineuse ; 532 000 nouveaux contrats en 2020, 736 000 en 2021 et 837 000 en 2022. Même si ce résultat est en partie obtenu aux dépens des Contrats de professionnalisation jeunes, il n’en est pas moins net, bien au-delà de la hausse annuelle de 3% des entrées attendue par le législateur.

Au total, le soutien apporté par ce dispositif à la hausse de l’emploi, en particulier de l’emploi des jeunes, a été considérable : plus d’un tiers des emplois salariés créés depuis 2017 sont des contrats d’apprentissage (et même environ 45% si l’on se restreint à la période 2019-2022).

La hausse des entrées vient principalement des apprentis préparant un diplôme de l’enseignement supérieur : cette tendance de long terme s’est encore notablement accélérée car ceux-ci représentent aujourd’hui 62% des entrées, deux fois plus qu’il y a dix ans, cinq fois plus qu’en 2003. Cette évolution suggère un ciblage contestable du dispositif sur sa partie la plus dynamique, la plus coûteuse, mais qui est aussi celle pour laquelle l’efficience de l’apprentissage sur l’insertion en emploi est moindre, car décroissante à mesure que le niveau de diplôme préparé est élevé.

L’aide exceptionnelle dans le cadre du plan de relance de 2020 : des effets exceptionnels

La réforme de 2018 n’est cependant pas le seul ressort de ces succès : l’aide exceptionnelle très généreuse et non-ciblée créée mi-2020 dans le cadre du Plan de relance, et reconduite sans lien avec les conséquences de la crise sanitaire qui l’avaient initialement justifiée, apparaît depuis sa création comme le principal moteur de la hausse des entrées.

Cette aide, qui s’ajoute aux exonérations sociales et fiscales pratiquement complètes dont peut bénéficier tout contrat d’apprentissage, a permis de couvrir 100% du coût du travail de la plupart des apprentis, y compris ceux préparant un diplôme de l’enseignement supérieur. Jamais auparavant une aide à l’emploi n’avait atteint un tel niveau, notamment pour un public aussi large et en particulier dans le secteur marchand où les effets d’aubaine et de substitution sont très importants en présence de ce type de subventions. En rendant ces emplois d’apprentis pratiquement gratuits la première année, l’aide exceptionnelle ne pouvait que séduire les employeurs.

Fin 2022 on dénombrait 540 000 apprentis[2] de plus qu’en 2018 : nous estimons que la réforme de 2018 aurait contribué à hauteur de 15% à cette hausse (+80 000) mais que l’essentiel des embauches d’apprentis (+460 000) se rattache à l’aide exceptionnelle qui aurait engendré des effets emploi et des effets de substitution extrêmement importants (graphique 2). L’effet emploi postérieur à l’introduction de l’aide exceptionnelle en 2020 est de l’ordre de 250 000, c’est à-dire 250 000 créations d’emplois qui n’auraient pas eu lieu en l’absence de l’aide (cf. Heyer, 2023 ; Labau & Lagouge, 2023). On peut considérer ce soutien du marché du travail, comme artificiel et coûteux, qui plus est dans une période où ce n’était pas nécessaire, en particulier envers des publics diplômés qui s’insèrent très bien en emploi sans subvention spécifique. Les 210 000 autres créations d’emplois sous forme d’apprentissage auraient existé en l’absence de l’aide mais sous un autre statut (en particulier en contrat de professionnalisation, mais aussi des emplois de droit commun) mais auraient éventuellement bénéficié à d’autres profils d’actifs.

Le succès au prix fort

Cette politique se déploie à bourse déliée, sans débat sur son efficience. L’évaluation de son coût allant du simple au double dans les comptes publics, nous reconstituons une comptabilité précise depuis 2017, qui chiffre à près de 16 Md€ en 2021 et 20 Md€ en 2022 les dépenses publiques affectées à l’apprentissage (tableau 1).

Outre la forte hausse du coût unitaire (l’aide est plus élevée qu’à l’origine, les apprentis post-bac sont plus âgés, donc leur salaire et les allégements de cotisations sociales sont plus élevés, et les formations qu’ils suivent plus coûteuses), les dépenses induites par l’aide exceptionnelle posent question : en effet, 5 Md€ auraient pu être économisés en 2021 et près de 8 Md€ en 2022 (40% des dépenses) en retenant un ciblage efficace de l’aide (apprentis de niveau bac ou moins, petites entreprises), sans nuire à l’insertion dans l’emploi.

À ce total, il faudrait ajouter les droits sociaux attachés gratuitement aux contrats d’apprentissage (prime d’activité, assurance chômage, retraites, etc.) dont l’échéance en partie lointaine ne doit pas occulter le coût (12 Md€ pour les seuls droits à la retraite).

La contre-réforme, et la nécessité d’en sortir

L’aide exceptionnelle a formellement disparu en 2023, mais elle a en réalité été fusionnée avec une aide unique revisitée, dans le but d’atteindre l’objectif fixé par le Président de la République : 1 million d’entrées en apprentissage chaque année.

Cette évolution induit une si profonde mutation du dispositif qu’elle s’apparente à une contre-réforme. En effet, l’aide unique instituée par la loi de 2018 qui avait réformé le dispositif, visait les jeunes préparant un diplôme de niveau bac ou moins, les entreprises de moins de 250 salariés, et était étalée sur 3 ans pour favoriser les formations longues. Or les modalités de l’aide unique telle que reformulée par décret en 2023 vont en sens opposé : concentrée sur la première année de contrat, pour les diplômes jusqu’à bac+5, et sans limite de taille de l’entreprise qui embauche (à ce stade jusqu’en fin d’année 2023 seulement, et avec quelques conditions pour les plus grosses).

Finalement, les publics les plus aidés ne sont plus ceux pour lesquels l’apprentissage a la plus grande efficacité pour l’insertion dans l’emploi ; pour ces derniers, l’aide est même en baisse par rapport à son niveau de 2018.

L’inflation des dépenses ayant bénéficié à tous les acteurs, apprentis, employeurs, centres de formation, gouvernement, à l’exception du contribuable, il sera politiquement délicat de sortir d’une telle addiction, même si cela apparaît absolument indispensable. Sur le plan technique la solution est en revanche très simple : restaurer la réforme 2018 dans son esprit et sa lettre, notamment une aide ciblée sur les petites entreprises et les jeunes pour lesquels un passage par la voie de l’apprentissage est le plus efficace. Ce retour à la normale aurait probablement des conséquences inverses de celles engendrées par le soutien exceptionnel que les subventions à l’apprentissage ont apporté ces deux dernières années à l’emploi et à la baisse du chômage, des jeunes en particulier.


[1] La France pointe au 22e rang parmi les 27 pour le taux de chômage et le taux d’emploi des 20-64 ans.

[2] Pour plus de clarté les résultats sont ici arrondi à la dizaine de milliers. Les données précises figurent dans le Policy Brief de l’OFCE, n°117.




Le verdissement de la politique industrielle

par Sarah Guillou

Plus personne ne craint de prononcer son nom : la politique industrielle est bien de retour. Mais ce qui marque la politique industrielle post-Covid, c’est bien son verdissement. Par verdissement, j’entends l’importance des questions environnementales dans les choix de spécialisation productive. Car si on définit la politique industrielle comme l’ensemble des politiques qui ont pour objectifs d’influencer et d’orienter la nature, la qualité et l’intensité de la spécialisation productive, alors force est de reconnaître que l’enjeu de l’environnement s’invite dans toute réflexion sur les modes et les types de production de demain.



Ce qui m’intéresse ici est d’identifier les différentes versions de cette politique industrielle verte et leurs effets différenciés.

On doit à Dani Rodrik une des premières analyses qui plaçait l’environnement dans le giron des politiques industrielles. Dans son article séminal Green Industrial Policy, Rodrik (2014) montrait que le sous-investissement dans les technologies vertes était le fruit d’une double sous-estimation du gain social que l’on obtiendrait à investir dans ces technologies. Il s’agissait d’une part du gain social associé aux externalités positives de la technologie qu’elle soit verte ou pas, et d’autre part du gain social associé à la réduction des externalités négatives de la pollution. L’existence d’externalités se traduit par une défaillance du marché à orienter efficacement l’allocation des ressources en capital et en travail. La nécessité de l’intervention publique pour corriger ces défaillances s’impose. La politique de l’environnement doit utiliser les outils de la politique industrielle en matière de promotion et d’orientation des investissements dans les technologies vertes.

Ces éléments de défaillances de marché sont la justification de base qui a conduit à traiter les enjeux de l’environnement par la politique industrielle. Il existe plusieurs variantes de politique industrielle verte selon leurs objectifs.  J’en distingue ici quatre.

Conformément à la typologie des politiques industrielles, deux axes, vertical et horizontal, sont possibles. On distingue ainsi le soutien ciblé aux industries vertes – la politique industrielle verte verticale – de la promotion des objectifs environnementaux dans les processus de production de toutes les industries – la politique industrielle verte horizontale. À cette grille bi-dimensionnelle, on peut ajouter deux autres dimensions qui caractérisent les politiques industrielles vertes : le protectionnisme vert et le couplage avec la question énergétique.

La politique industrielle verte verticale (PIV-V)

Une politique industrielle qui a vocation à soutenir spécifiquement les industries vertes est une politique industrielle verte verticale. Les industries vertes concernent au premier chef les industries des énergies renouvelables mais aussi les industries de recyclage, de production de turbines éoliennes, de panneaux solaires, d’hydrogène vert, de pompes à chaleur, de capture de carbone, de biocarburants. C’est toute la chaîne de valeur autour des énergies renouvelables qui est visée. Par extension, les industries de véhicules électriques et de batteries sont aussi ciblées car elles participent à la transition vers la disparition des énergies fossiles dans les moyens de transport (en supposant que l’électricité utilisée sera décarbonée). Il s’agit de pallier le sous-investissement dans les technologies et les industries vertes porteuses d’externalités positives.

Les États-Unis privilégient ce type de politique. C’est bien la philosophie de l’Inflation Reduction Act (IRA) qui montre par ailleurs que la politique environnementale américaine passe surtout par la politique industrielle. Voté par le Congrès américain en août 2022, budgété à près de 400 milliards de dollars sur 10 ans, cette loi propose non seulement des subventions à l’achat de véhicules décarbonés mais aussi offre de nombreux crédits d’impôt associés aux investissements dans les technologies et la production de biens qui permettent la transition vers des processus de production et de consommation décarbones. Les industries vertes, listées plus haut, sont ciblées et les investissements s’y produisant peuvent bénéficier de crédits d’impôt. En matière de véhicules, la subvention à l’achat qui existait auparavant est modifiée et finance, avec une contrainte de revenu bien au-dessus du salaire médian, l’achat de véhicules électriques ou hybrides s’ils remplissent des conditions de provenance de leurs intrants et de leur assemblage. J’y reviendrai plus bas.

La particularité de l’UE est d’avoir déployé de nombreux instruments servant ses objectifs environnementaux. Parmi eux, on trouve des dispositifs relevant de la PIV-V. Ainsi, elle a fléché les dérogations au régime de contrôle des aides d’État, donc des aides à des entreprises ou des secteurs, vers des objectifs de décarbonation de l’économie. Plus récemment, le dispositif qui répond au plan américain est le Net Zero Industry Act (NZIA). Il cherche à replacer les objectifs de compétitivité de l’industrie dans la règlementation environnementale européenne (le green deal européen). Le 16 mars 2023, la Commission a donc proposé ce projet de règlement au Parlement et au Conseil qui promeut la manufacture de produits à zéro émission en Europe et qui cible une liste de technologies « net-zero », liste qui est assez proche de celle des industries vertes (les pompes à chaleur, la capture de carbone, les technologies du réseau électrique…). Ces technologies sont susceptibles d’accéder à des financements plus larges et plus rapides et de bénéficier de la procédure d’obtention de permis accélérée.

C’est aussi dans cette catégorie que l’on doit inclure le crédit d’impôt (budgété à 500 millions d’euros par an) du projet de loi sur l’industrie verte français présenté le 16 mai 2023 qui cible les technologies « net zero » du NZIA.

Ces politiques seront-elles efficaces au regard de l’objectif environnemental ? La réussite de ce type de politique repose sur la maîtrise de la chaîne de valeurs, des intrants miniers aux infrastructures de charges ou le réseau électrique. En effet, les aides aux industries vertes soutiennent leur production et l’extension des capacités, ce qui augmente la concurrence sur l’accès aux ressources comme les intrants miniers mais aussi la concurrence pour attirer les compétences. Des goulets d’étranglement peuvent très vite apparaître, surtout si ces politiques sont teintées de protectionnisme (qui créent des barrières entre les marchés). Une tension sur les prix des ressources rares ne manquera pas de se produire.

De même, une augmentation de l’usage des véhicules électriques exige une augmentation des infrastructures de charges. Une augmentation de la production d’électrons (industrie éolienne, solaires, hydrogène) exige, elle, de pouvoir se déverser dans le réseau et donc que celui-ci dispose des infrastructures de stockage et de réception de ces nouveaux types d’électrons.

Par ailleurs, on peut s’interroger sur l’atteinte de l’objectif ultime de réduction des émissions de CO2 – totales et non par unité d’énergie générée. Le doublement des capacités de l’industrie verte en Europe et aux États-Unis va-t-il réduire les émissions de CO2 ? Y aura-t-il une substitution aux capacités des énergies fossiles ?

À cet égard, on devrait préférer une stratégie de décarbonation des processus de production qui relève davantage du type de politique horizontale.

La politique industrielle verte horizontale (PIV-H)

Un autre type de politique industrielle verte consiste non pas à soutenir des industries en particulier mais à décarboner les processus de production dans tous les domaines d’activité. L’industrie étant une source majeure d’émissions de CO2, sa transformation vers des processus plus propres est un levier important de la réalisation des objectifs de réduction d’émission. Il s’agit d’assigner à la politique industrielle la mission de prendre en compte les externalités de la pollution des processus de production. On notera que la taxe carbone peut jouer ce rôle ; mais instaurer un prix du carbone est une politique de l’environnement et dépasse le cadre de la politique industrielle verte qui vise, comme on l’a dit, à influencer les spécialisations productives.

La politique française récente de décarbonation de l’industrie est une bonne illustration de ce modèle de politique industrielle verte horizontale. En 2022, dans le cadre de France 2030, a été annoncé un plan de décarbonation de l’industrie de 5,6 milliards, puis en mai 2023, un des volets du projet de loi conforte ces mesures ciblant le changement de processus de production. Même si, on l’a vu, ce plan a aussi une dimension verticale visant la production des industries vertes.

La politique industrielle verte horizontale a moins d’exigences sur la maîtrise de la chaîne de valeur ni sur les débouchés. Elle comporte moins de risque de désajustements de l’offre à la demande en raison des risques d’excès de capacités. Elle a donc une efficacité́ plus pérenne et moins chaotique. Si elle réussit à produire des changements de comportements, elle a des effets plus structurels que la version verticale. Dans le contexte d’une régulation des émissions de plus en plus stricte, d’un prix des énergies fossiles durablement plus élevé, d’une finance verte qui se développe et d’une exigence croissante de responsabilité sociale des entreprises, l’adoption de processus de production moins polluants prend un caractère irréversible : il existera très peu de raisons de retourner à des processus plus polluants même une fois les dispositifs de soutien supprimés. Un autre avantage de cette politique est que les subventions ne créent pas de distorsions de concurrence non souhaitées. Elles ne procurent pas un avantage compétitif discriminant, elles ne font que soutenir l’effort des investissements aux coûts irrécouvrables nécessaires à la décarbonation des processus de production.

L’inconvénient de cette politique, outre son coût net élevé à court terme, est qu’elle est une politique de guichets : les investissements de décarbonation sont soutenus par les aides à condition qu’ils aient lieu. Elle doit donc être accompagnée de dispositifs d’incitation plus contraignants, de la taxe carbone aux quotas carbone en passant par des réglementations sur les émissions.

Le protectionnisme vert (PIV-P)

C’est une version défensive de la politique industrielle qui organise la protection de certaines industries de la concurrence étrangère pour en assurer le développement et la croissance. Elle vient le plus souvent en support des politiques industrielles verticales. Elle peut aussi naître de la nécessité d’égaliser les conditions de concurrence altérées par des politiques vertes horizontales contraignantes. C’est le cas du mécanisme d’ajustement carbone aux frontières que l’UE va mettre en place.

Au préalable, rappelons que le propre des politiques industrielles vertes est de créer des externalités positives (ou d’effacer des externalités négatives) qui dépassent le territoire national. Les fruits de ces politiques ne peuvent donc être totalement appropriés. En effet, comme on l’a dit plus haut, investir dans les technologies et les industries vertes profite à l’ensemble de la planète, tout comme la pollution, d’où qu’elle vienne, a des effets mortifères pour toute l’humanité. Ces externalités positives et négatives sont donc mondiales et ainsi le comportement de passager clandestin d’un pays vis-à-vis des pays qui feraient les investissements en technologie verte est largement incité. L’incomplète appropriation des gains de l’investissement peut dissuader les gouvernements de s’engager dans des investissements et à l’inverse peut rendre très sensibles à la concurrence déloyale les pays investisseurs. De plus, le coût de la politique industrielle verte est non seulement supporté par la collectivité mais, quand il s’accompagne de régulations contraignantes, peut entraîner une baisse de la compétitivité des entreprises. La politique industrielle verte de soutien (plutôt verticale) aura des fuites budgétaires en dehors du territoire ; la politique industrielle verte de contraintes (plutôt horizontale) aura des conséquences sur la compétitivité que des mesures protectionnistes voudraient compenser.

Par ailleurs, une grande part de la chaîne de valeur des industries vertes est aujourd’hui aux mains de la Chine. Cette dernière détient des positions dominantes par exemple dans certains métaux comme le graphite et le lithium, dans les anodes de batteries, dans les batteries (Voir Guillou, 2022). Cette forte asymétrie de spécialisation pose deux problèmes : d’une part, la difficulté de faire croître des acteurs locaux qui ont démarré après les Chinois et qui n’ont pas accès aux mêmes avantages de ressources, d’autre part, la difficulté d’accélérer la décarbonation de l’économie sans recourir aux équipements les plus compétitifs sur le marché, aujourd’hui chinois. Par exemple, les installateurs de panneaux solaires s’inquiètent du biais local qui pourrait s’appliquer et dans ce cas ralentir l’installation de panneaux solaires. Le NZIA prévoit en effet que si les composants viennent d’un pays à l’égard duquel le taux de dépendance est supérieur à 65% alors il faudra chercher un autre fournisseur. Or la Chine détient plus de 80% des parts de marché des composants des panneaux solaires.

Force est de reconnaître que la domination des Chinois dans le solaire, les batteries et les véhicules électriques rend les politiques de transition énergétique désindustrialisante. On voit donc apparaître de plus en plus une composante protectionniste dans les politiques industrielles vertes verticales ou horizontales.

Si l’IRA prévoit explicitement des restrictions d’éligibilité aux aides directes et indirectes définies selon l’origine des intrants, en Europe, les règles de contenu local sont prohibées parce qu’elles contreviennent, d’une part aux règles commerciales internationales (OMC), d’autre part, à l’idée du marché unique.

La France, en tant que membre de l’Union européenne, se plie à cette interdiction de faire référence explicitement à une obligation de contenu local. Cependant, le soutien de la demande d’achat de produits des industries vertes (véhicules électriques ou panneaux solaires par exemple) est, en l’absence d’une offre locale suffisante, une subvention aux producteurs étrangers. Si on se restreint à un objectif de politique environnementale stricte, alors la subvention remplit son objectif. Le problème est que si, au même moment, on met en place une politique industrielle verte et que l’on cherche à développer une industrie de substitution aux importations, la politique de subvention à l’achat contrevient à l’objectif de la deuxième politique. Face à cette contradiction, le Sénat avait réduit (amendement au budget 2023 adopté le 2 décembre 2022) l’enveloppe des subventions à l’achat argumentant de l’absence d’une filière française. Christophe Béchu, le ministre de la Transition écologique, avait alors répondu que la politique environnementale devait primer sur la politique industrielle. Quelques mois plus tard, une autre solution était envisagée pour contrer cette fuite des subventions du bonus écologique. Le projet de loi de soutien de l’industrie verte du 11 mai 2023 prévoit de conditionner la subvention à l’achat de véhicules électriques à des critères d’empreinte écologique de telle manière que certains fournisseurs – comme la Chine – soient de facto exclus.

Dans le NZIA, l’ambition est que l’UE produise sur son territoire au moins 40 % des technologies dont elle a besoin pour atteindre ses objectifs en matière de climat et d’énergie d’ici à 2030. On parle de résilience, de derisking ou d’autonomie stratégique pour justifier cet objectif mais les moyens pour y parvenir ne relèvent pas directement du protectionnisme sauf peut-être en ce qui concerne les marchés publics et le seuil de dépendance fixé à 65% (voir supra). En revanche, le mécanisme européen d’ajustement carbone aux frontières a nettement une dimension de protection sinon de protectionnisme. Il prévoit de taxer le contenu en carbone des produits – au départ essentiellement des produits primaires – importés par l’Union européenne. Le dispositif se mettra progressivement en place à partir de 2025.

En ce qui concerne ses effets, le protectionnisme conduit à un cloisonnement des marchés ; il peut ralentir l’atteinte des objectifs de neutralité carbone et augmenter les pressions inflationnistes sur les intrants des industries vertes.

Les appels à la protection ont été d’autant plus motivés que l’invasion de l’Ukraine par la Russie a entraîné une crise énergétique sans précédent en Europe, qui a affecté profondément les industries soumises aux contraintes environnementales. Cela a encore renforcé l’imbrication des enjeux énergétiques aux enjeux climatiques dans la définition des politiques industrielles.

La politique industrielle verte énergétique (PIV-E)

Il existe deux raisons pour lesquelles l’énergie est associée à la politique industrielle verte. D’une part, historiquement, la politique industrielle est fortement liée aux politiques énergétiques étant donné la place centrale de l’énergie dans la production industrielle. De la machine à vapeur à l’industrie robotisée, la ressource en énergie est déterminante de la dynamique industrielle. D’autre part, après le transport et le chauffage, la production industrielle est la troisième source majeure d’émissions. Or, les émissions de CO2 relèvent du mix énergétique. Décarboner l’industrie c’est non seulement substituer de l’électricité à des énergies fossiles utilisées directement dans le processus de production, mais c’est aussi verdir l’électricité par un mix énergétique qui réduit la part des énergies fossiles. Autrement dit, la politique énergétique entraîne des conséquences majeures sur la compétitivité industrielle et le contenu carbone de l’industrie. La politique industrielle verte énergétique (PIV-E) est une politique industrielle où les choix énergétiques guident la politique industrielle.

En France, la politique énergétique a très tôt conditionné la politique industrielle en orientant les soutiens vers les technologies du nucléaire. Le choix nucléaire a été une politique industrielle assumée. Non seulement l’État a massivement investi dans la filière nucléaire via les entreprises publiques mais il a financé la recherche nucléaire dans le cadre de ses activités de défense. Le choix du nucléaire continue de singulariser la position française qui, dans le cadre des discussions autour du Green Industrial Act, défend l’inclusion du nucléaire parmi les énergies participant à la décarbonation.

Si l’agenda de l’énergie est redevenu prioritaire en Europe depuis la guerre russo-ukrainienne, il n’a que peu altéré les décisions en matière d’objectifs de neutralité carbone. Aux États-Unis, l’abondance énergétique a longtemps retardé les investissements dans les énergies renouvelables et le tournant de l’IRA est à cet égard un jalon notable d’une nouvelle trajectoire, mais celle-ci n’a pas été gouvernée par la question de l’approvisionnement énergétique proprement dit. La contrainte énergétique est plus ou moins présente selon les pays dans le choix de leur mix énergétique, mais elle ne peut être ignorée et conditionne fortement le poids des politiques verticales ou horizontales dans les politiques.

En résumé, le tableau qualitatif suivant accorde des étoiles selon l’intensité de chacune des politiques dans le mix des PIV de chaque pays/zone. La politique européenne est équilibrée sur toutes les dimensions mais peu protectionniste ; la France utilise également tous les leviers des PIV mais est plus protectionniste que l’UE et plus orientée par ses choix énergétiques. Au total, elle apparaît la plus interventionniste mais ce sont les États-Unis les plus protectionnistes.

En conclusion, l’urgence climatique ne peut que conduire à nous satisfaire de cette orientation des politiques industrielles. Reconnaissons que le recours à des politiques industrielles plus interventionnistes pour atteindre des objectifs environnementaux est l’aveu du renoncement à ne s’appuyer que sur le signal-prix du carbone et l’instauration d’une taxe pigouvienne (taxe carbone) qui internaliserait le coût des émissions de CO2. Ce renoncement est directement issu de la non-acceptabilité sociale de l’augmentation du prix du carbone étant donné son caractère régressif mais aussi de ce que les gouvernements manient avec frilosité les augmentations de taxes.

Le tournant vertical et protectionniste de ces politiques est lui le résultat de l’état des avantages productifs de l’économie mondiale en matière d’industrie verte alors que les émissions de CO2 n’ont pas de frontières. Le coût des politiques environnementales exige de contrôler l’appropriation de ses bénéfices. Or à défaut de s’approprier les bienfaits de la réduction des émissions, les États veulent s’approprier les technologies, les emplois et la production. Mais tant que les technologies de décarbonation ne seront pas mâtures et dominantes, les politiques industrielles vertes verticales conduiront à des tensions inflationnistes d’origine verte (non pas greed mais green) sur les intrants et les salaires. C’est pourquoi les gouvernements devraient privilégier le soutien aux technologies vertes génériques et des politiques de soutien horizontales.




Augmenter les taxes sur le tabac pour financer les retraites : choix économique ou provocation politique ?

par Vincent Touzé

Hasard de calendrier ! Alors que la journée mondiale sans tabac a eu lieu le 31 mai 2023, la Commission des affaires sociales de l’Assemblée nationale a examiné le même jour une proposition de loi portée par le groupe parlementaire LIOT visant :

  • à abroger la réforme des retraites à 64 ans (article 1) ;
  • à organiser une conférence de financement avant le 31 décembre 2023 (article 2) ;
  • à compenser les pertes financière « à due concurrence par la majoration de l’accise sur les tabacs » (article 3).

Après un vote au sein de la Commission des affaires sociales qui a conduit à la suppression de l’article premier, le texte se trouve donc vidé de sa principale substance. Ce texte, dans sa version issue des travaux de la Commission, sera débattu dans l’hémicycle le 8 juin prochain. Les députés pourront ajouter des amendements, y compris la réintroduction de l’article 1. Reste à savoir si ces amendements auront l’aval de la Présidente de l’Assemblée nationale qui a la possibilité de mobiliser l’article 40 de la Constitution pour juger de leur recevabilité. En effet, cet article prévoit que les propositions de lois sont irrecevables dès lors que « leur adoption aurait pour conséquence soit une diminution des ressources publiques soit la création ou l’aggravation d’une charge publique ».



L’équilibre financier du système de retraite repose en général sur le recours à trois instruments (Touzé, 2023) :

  1. Les paramètres de calcul de la pension moyenne : le législateur peut agir sur les pensions futures en modifiant les règles de calcul afin de réduire les droits ou sur les pensions déjà liquidées en sous-indexant par rapport à l’évolution de l’inflation ;
  2. La cotisation moyenne par travailleur : le législateur peut également augmenter le taux de cotisation sur les revenus du travail de façon à apporter de nouvelles ressources aux régimes de retraite ;
  3. La durée moyenne d’activité : le législateur peut encourager par un système de majoration ou de minoration de la pension ou obliger via une augmentation de l’âge minimum, le recul de l’âge de liquidation de la retraite.

Sans entrer dans les détails (Gannon, Le Garrec et Touzé, 2018), tous ces leviers ont été utilisés avec différentes intensités dans les réformes passées. Toutefois, il existe une quatrième voie possible qui est celle de l’affectation de ressources du budget général pour financer une partie des pensions versées. Cette voie de la solidarité nationale via le budget général peut trouver un fondement économique tout particulier concernant les pensions non contributives.

C’est un peu cette quatrième voie que le groupe de députés du LIOT souhaite employer dans le cadre d’une proposition de loi déposée le 25 avril 2023 et qui a pour objet principal d’abroger la dernière réforme des retraites promulguée le 14 avril 2023 à l’issue d’un recours au 49.3[1] et une validation partielle du Conseil constitutionnel.

Une lecture économique simplifiée de la proposition parlementaire de l’article 3 est que la fiscalité sur le tabac serait augmentée de façon à combler les besoins de financement du système des retraites dès lors que la conférence sociale résultant de l’article 2 échouerait et ne permettrait pas de déboucher sur l’adoption d’une loi de financement alternative à celle du passage à la retraite à 64 ans. Une lecture politique de l’article 3 est que ce dernier a été ajouté en raison de l’article 40 et que le choix de la taxation du tabac de la proposition du groupe LIOT reprend une proposition du groupe « Renaissance » concernant des « mesures pour bâtir la société du bien vieillir en France ».

Le fondement économique de la fiscalité sur le tabac repose sur le concept de taxation « comportementale » des produits à risque pour la santé (Dufernez et Lapègue, 2013). La fiscalité sur le tabac est donc une taxe sur les addictions et s’assigne de facto un objectif de santé publique visant à décourager le tabagisme (Kopp, 2006). À défaut de prohiber le tabac, un prix élevé peut réduire la consommation (Besson, 2006) et la ramener à un niveau socialement acceptable tout en procurant des ressources fiscales supplémentaires pour financer le coût social notamment en soins de santé lié principalement au risque accru de mortalité et de morbidité.

La fiscalité sur le tabac comprend trois composantes : une accise sur les produits du tabac (55% du prix au détail + 0,68€ par cigarette) ; une taxe sur la valeur ajoutée (TVA) dite « en dedans » (environ 16,67% du prix de vente) et une remise brute versée aux débitants de tabac (rémunération d’environ 10% du prix de vente). Le prix hors taxes représente environ 4% du prix au détail.

Bien que louable du point de vue de la santé publique, la solution alternative de financer les retraites par une hausse de la fiscalité sur le tabac se heurte à plusieurs limites :

  1. À trop vouloir taxer, on peut voir la recette fiscale se réduire traduisant le fait que l’assiette fiscale diminuerait à un rythme plus rapide que le taux de prélèvement. Des taux de taxation trop élevés sur le tabac peuvent également encourager la fraude et la contrebande organisée (Dufernez et Lapègue, 2013). L’État perdrait alors des recettes fiscales tout en renonçant à sa politique de santé publique de baisse de la consommation ;
  2. L’espérance de vie des fumeurs est plus courte, ce qui signifie qu’ils bénéficient en moyenne moins longtemps de leur pension. Il en découle qu’ils coûtent moins chers aux régimes de retraite[2] ;
  3. La fiscalité du tabac est dégressive : elle frappe en proportion plus lourdement les pauvres (Ruiz et Trannoy, 2008). Les hausses devraient donc inclure également des mesures financières de compensation en faveur des bas revenus ;
  4. La masse de besoins financiers du système de retraite avant la dernière réforme est estimée à environ 15 milliards d’ici 2032, soit un montant proche des recettes fiscales actuelles sur le tabac. Cela nécessiterait donc de doubler les recettes fiscales en moins de dix ans. Est-ce réaliste ? En supposant une élasticité de la demande au prix comprise entre -0,3 et -0,5 (Dufernez et Lapègue, 2014), ce doublement de la masse de recettes impliquerait de multiplier le taux de prélèvement[3] d’un facteur compris entre 2,7 (quasi triplement du prix du tabac) et 4 (quadruplement). De telles hausses interrogent sur la capacité des douanes à contrôler les tentations de consommation des produits de contrebande dont la qualité n’est pas contrôlable, ce qui peut présenter un risque supplémentaire de santé  à acheter au-delà des frontières nationales.

En conclusion, l’article 3 qui prévoit le recours à une fiscalisation accrue du tabac pour financer les retraites, à défaut d’autres leviers, semble sur le plan économique pour le moins hasardeux quant à la capacité réelle à prélever plus d’impôt en raison d’un risque très élevé de fraude et de baisse des volumes consommés. Les taxes sur le tabac n’ont, en effet, pas un objectif de rendement fiscal mais de santé publique. L’affectation de ces recettes, par nature, limitées devrait être réservée au financement des coûts indirects du tabagisme sur la santé dès lors qu’ils sont supportés par la collectivité ainsi qu’à des politiques publiques de prévention, de sensibilisation et de sevrage. Le financement des retraites par la fiscalité de la consommation du tabac n’apparaît donc pas comme une solution économique crédible. Par voie de conséquence, cet article relève plutôt de la provocation politique pour réintroduire un débat sociétal élargi (« conférence ») sur le financement des retraites (article 2).


[1] La loi a été promulguée après le passage au Sénat. Techniquement le 49.3 a été engagé sur un texte issu d’une Commission mixte paritaire. C’est ce texte qui a été approuvé par le Sénat

[2] Un argument opposable à celui-ci est un coût global d’un fumeur pour la société très élevé au regard du bénéfice pour le régime de retraite. Kopp (2019) donne une évaluation exhaustive du coût social net et l’estime, pour l’année 2010, à environ 9 000 euros par fumeur.

[3] En notant t le taux de taxe, P le prix du tabac et Q la quantité consommée, la recette fiscale est égale à t x P x Q. On suppose également que l’élasticité de la demande Q est égale à e. Partant d’un niveau initial t0 de recettes fiscales : on a t0 x P x Qref x ((1+t0x P)-eQref est le niveau de la demande pour un prix au détail unitaire. Sachant que t0/1+t0 est proche de 1 (96% actuellement), on peut approximer 1+t0 par t0. Il en découle une recette fiscale égale à t0 x P x Qref x (t0 x P)-e. Un doublement des recettes fiscales nécessite un nouveau taux de prélèvement t1 soit tel que (t1/t0)1-e = 2. Si e = 0,3, le taux de prélèvement augmente d’un facteur égal à 21/0,7 »2,7 (hausse de 170% des prix). Si e = 0,5, le taux de prélèvement augmente d’un facteur égal à 21/0,5 = 4 (quadruplement et donc hausse de 300% des prix).




Logement : une crise pas si neuve que ça …

Légende de l’image Bing Image Creator

par Pierre Madec

Les annonces à venir du Conseil National de la Refondation (CNR) sur le logement, initialement prévues le 9 mai dernier et reprogrammées au 5 juin prochain, devraient, dans un contexte de crise de la construction neuve remettre la question du logement dans l’agenda public et politique. Si d’importantes turbulences traversent le secteur depuis le milieu de l’année 2022 (crise du crédit, construction en berne, renchérissement du prix des matières premières, foncier cher, …), la (les) crise(s) du logement n’est (ne sont) pas nouvelle(s) …



La crise du logement cher qui creuse les inégalités

Entre 1996 et 2022, selon l’Insee, le prix des appartements a été multiplié par 3,3 en France métropolitaine. Sur la même période, les prix à la consommation et le pouvoir d’achat des ménages ont crû de 50%. Ces résultats nationaux cachent bien évidemment des disparités territoriales importantes. Au cours des 25 dernières années, les prix immobiliers ont été multipliés par 4,8 dans l’agglomération lyonnaise, par 4,3 à Paris, par 3,4 dans l’agglomération marseillaise ou encore par 2,9 dans les agglomérations de moins de 10 000 habitants (Insee, 2022).

Une autre façon d’observer cette déconnexion entre revenu des ménages et prix immobilier est d’observer, à partir des comptes nationaux, la valeur du patrimoine immobilier des ménages français en années de revenu disponible. Entre 1980 et 2000, le patrimoine immobilier représentait en moyenne 2,5 années de revenu disponible brut. En 2020, celui-ci représentait près de 5,5 années de revenu disponible. Il est important de noter que la quasi-totalité des pays de l’OCDE a également connu une évolution des prix immobiliers plus dynamique que celles de leur revenu et de leur prix à la consommation.

Cet emballement des prix immobiliers a été largement soutenu par l’assouplissement des conditions de financement. Au début des années 2000, les taux d’intérêt des nouveaux crédits à l’habitat oscillaient entre 4% et 5%[1]. Avant la crise sanitaire de 2020, ces derniers s’établissaient sous la barre des 1%. Associé à l’allongement des durées d’emprunt, entamé au début des années 2000[2], cet assouplissement global des conditions de crédit a permis aux ménages ayant accès au crédit d’augmenter leur capacité d’emprunt et de s’endetter davantage.

Néanmoins, cette solvabilisation des ménages n’a pas profité à tous. Selon des données d’enquêtes EU_SILC, publiées par Eurostat, alors que 40 % des ménages ayant des revenus inférieurs à 60 % du « revenu équivalent médian » étaient propriétaires de leur logement en 2005, ils n’étaient que 30 % en 2021. Dans le même temps, le taux de propriétaires observé pour le reste de la population a crû de 5 points passant de 65 % à 70 %.

La mobilité résidentielle en berne

Cette accession à la propriété entravée des ménages les plus pauvres a eu des conséquences importantes sur le fonctionnement du marché du logement et a participé à la baisse significative de la mobilité résidentielle. Quel que soit le statut d’occupation ou l’âge analysé, la part des ménages emménageant dans un nouveau logement n’a cessé de baisser depuis le début des années 2000 (Driant et Madec, 2019). Or, la mobilité résidentielle est le principal pourvoyeur de logements sur le marché immobilier chaque année. Au total, ce sont près de deux millions de ménages qui changent de logement chaque année, pour une moyenne de 330 000 logements neufs mis en chantier ces dernières années.

Il est à noter que les prix immobiliers élevés ne sont pas les seuls freins à la mobilité résidentielle. Ainsi, sur le marché de l’accession, les droits de mutation à titre onéreux pèsent sur les mutations (Bérard et Trannoy, 2018). Dans le parc locatif privé, les sauts importants du loyer au moment de la relocation participent également à l’érosion de la mobilité (Le Bayon, Madec, Rifflart, 2013). Enfin, dans le parc social où la baisse du taux de rotation est encore plus importante, la réduction importante des sorties du parc pour aller vers l’accession à la propriété, associée à une demande croissante du fait notamment de la précarisation des locataires du parc privé, engendre un besoin en production sociale de logements de plus en plus fort.

Le « choc d’offre »

Dans ce contexte, la question globale de la production neuve, qu’elle soit sociale ou non, se pose bien évidemment depuis longtemps à la fois pour favoriser la fluidité des marchés immobiliers mais surtout pour faire baisser les prix. D’ailleurs, bien avant la crise immobilière que nous traversons aujourd’hui, le « choc d’offre » a semblé constituer l’Alpha et l’Omega des objectifs de la politique publique menée au niveau national. De la « France de propriétaires » vantée au cours des années 2000 (pour ne pas remonter plus loin encore dans le temps) et soutenue par des dispositifs d’aide à l’accession dans le neuf comme le Prêt à taux zéro, à la loi Elan de 2018 qui promettait de « construire plus, mieux et moins cher » (Madec, 2018) en passant par les nombreux dispositifs fiscaux d’aides à l’investissement locatif (Madec, 2022), la volonté de « construire plus » a eu le mérite d’être largement transpartisane. Dans le cadre du Conseil National de la Refondation sur le logement[3], l’un des trois groupes de travail avait même pour thématique « Réconcilier les Français avec l’acte de construire ».

Cette idée d’une France « fâchée » avec l’acte de construire est quelque peu battue en brèche par la simple analyse des données historiques. La France est ainsi l’un des pays de l’OCDE où le ratio logements / habitants est le plus élevé (590/1000 hab.). Il est également le pays où ce ratio a le plus augmenté au cours de la dernière décennie (2% par an en moyenne). En outre, la littérature économique tend à montrer que l’impact de la production neuve sur les prix serait en France relativement faible par rapport à nos voisins (Friggit, 2021) et une étude récente fait apparaître que ce sont les communes ayant le plus construit qui ont connu les prix immobiliers les plus dynamiques au cours de la dernière décennie (Coulondre et Lasserre-Bigorry, 2022). Cela ne doit évidemment pas être interprété comme un plaidoyer en faveur de la non-production de logements mais permet de relativiser l’idée selon laquelle la production de logements neufs serait la seule et unique réponse à apporter aux crises du logement qui traversent la France.

La solution vient-elle du parc existant ?

Certains observateurs avertis pointent du doigt, à raison, le rôle à jouer du parc ancien. En effet, un nombre de plus en plus important de logements « échappent » au marché des résidences principales. Entre 2012 et 2022, le nombre de résidences principales s’est accru de 2,5 millions d’unités soit une hausse de 9%. Sur la même période, le nombre de logements vacants a augmenté de 20% (+550 000 logements) et le nombre de résidences secondaires de 15% (+495 000 logements). En 2022, sur 30,7 millions de logements en France (hors Mayotte), 3,1 millions sont comptabilisés comme vacants (soit 8,3 % du parc) et 3,7 millions seraient des résidences secondaires (9,8 %). Or ce type de logements (vacants et résidences secondaires) a contribué à un tiers de la hausse du nombre de logements au cours des 10 dernières années.

A l’aune de ces résultats, la mobilisation des logements vacants est souvent présentée comme LA solution à la crise d’offre de logements, parfois même en substitut d’une production neuve abondante… Rappelons que les taux de vacance les plus importants sont observés en général sur les territoires les moins attractifs (Observatoire des territoires). Dans les territoires sous tensions, la vacance observée est le plus souvent le fait d’une mobilité résidentielle plus importante (vacance résiduelle et de courte durée). Si le besoin en rénovation des logements est massif dans certains territoires afin de remettre des logements dégradés sur le marché (vacance structurelle), cela ne pourra répondre que partiellement au problème d’accès au logement des ménages les plus modestes en zones tendues. La mobilisation de la vacance spéculative ne peut être qu’encourager mais encore faut il être capable de la mesurer…

La problématique des résidences secondaires est, elle, un peu différente. Non seulement leur nombre a fortement crû mais cette augmentation a été d’autant plus importante dans les territoires soumis à des prix immobiliers élevés. De nombreuses illustrations de ces phénomènes existent au Pays Basque, en Bretagne ou encore à proximité du littoral. Ces territoires ont connu une production de logements neufs importante au cours des dernières années mais la pression exercée par les résidences secondaires et les meublés touristiques est encore plus forte. L’Ile de France n’est d’ailleurs pas en reste. Une étude récente de l’institut Paris Habitat notait ainsi selon les données du recensement qu’entre 2011 et 2017, alors que le nombre total de logements a continué à augmenter dans la capitale (+26 700 logements sur la période), le nombre de résidences principales a connu de son côté une chute brusque et marquée (-23 900, soit une baisse de 2 %) au profit donc des logements hors-RP (logements vacants, occasionnels et résidences secondaires : +50 600) …

Une conjoncture (très) défavorable

La crise actuelle prend sa source dans ces dynamiques passées. Alors même que les prix immobiliers se situaient à leur plus haut niveau, le durcissement brutal des conditions de crédit depuis plus d’un an a largement entamé les capacités d’emprunt des ménages français dont le pouvoir d’achat était déjà contraint par le retour d’une inflation importante. Entre mars 2022 et mars 2023, selon les données de la Banque de France, les taux d’intérêt annuels des nouveaux crédits à l’habitat ont doublé passant de 1,15% à plus de 2,5%. Dans le même temps, le flux des nouveaux crédits à l’habitat se réduisait de moitié. Le renchérissement soudain des coûts de construction, lié en partie au conflit russo-ukrainien, associé à un prix du foncier historiquement élevé, a largement enrayé la capacité d’achat des ménages.

Le fragile équilibre des marchés du logement qui tenait jusqu’alors est en train de rompre. Dans le parc social, du fait notamment des économies budgétaires demandées au secteur (Madec, 2021) depuis 2017, la capacité de production pour répondre à la demande, est plus que réduite. Dans le parc locatif privé, les taux de rendement modestes (pour les investisseurs entrants) en zone tendue, les réformes fiscales incitant plutôt aux placements financiers (PFU, IFI, …) et la baisse de la mobilité résidentielle devraient avoir pour conséquence une poursuite de l’érosion du nombre de logements disponibles. Enfin, du coté de l’accession à la propriété, dans le neuf ou dans l’ancien, les conditions de crédit moins favorables et les prix qui tardent à s’ajuster par un « effet de cliquet » bien documenté dans l’analyse des cycles immobiliers (Renard, 2003) rendent la solution inextricable à court terme. Dès lors, la question des réponses à apporter se posent.

Quelle(s) sortie(s) de crise(s) ?

Nous l’avons vu, il n’existe pas « une crise du logement ». Tant dans leurs temporalités (conjoncturelle/structurelle) que dans leurs causes, les crises sont multiples. De fait, les réponses doivent l’être aussi. Les acteurs qui se sont réunis dans le cadre du CNR ont ces derniers mois mis sur la table de nombreuses propositions : création d’un statut du bailleur privé pour inciter les ménages à investir sur le marché locatif, réforme fiscale d’ampleur pour lever les freins aux mutations que le système actuel entretient en partie (Madec, Timbeau, 2018), aides nouvelles à la production de logement social, investissement public dans le logement au travers de dispositif du type OFS/BRS, …

Chacune répond, plus ou moins efficacement, aux problématiques (non exhaustives) décrites précédemment : produire du logement neuf abordable dans les zones tendues et y libérer massivement du foncier sous contrainte de respect des contraintes environnementales[4], inciter les ménages (et les investisseurs institutionnels) à (ré)investir dans le logement, soutenir le parc social et le parcours résidentiel des ménages, mieux solvabiliser les ménages dans leurs dépenses en logement, rénover massivement les logements anciens[5], régulation de l’implantation des logements hors résidence principale… Bien évidemment, il faut en premier lieu que les responsables politiques (locaux et nationaux) se réapproprient et réinvestissent la question du logement autrement que par la seule voie des économies budgétaires à réaliser.


[1] Au début des années 2000, l’inflation s’établissait entre 1,5% et 2%.

[2] Entre 2005 et 2022, la durée moyenne des crédits à l’habitat a augmenté de 60 mois passant de près de 17 ans à près de 22 ans.

[3] Le 28 novembre 2022, tous les acteurs du logement se sont réunis pour « établir un constat clair, fixer des objectifs et proposer des pistes de travail ». Des groupes de travail réunissant professionnels de l’immobilier, universitaires, financeurs, représentants des collectivités locales et des bailleurs ont planché sur des (nombreuses) propositions. Le gouvernement doit annoncer celles qui ont été retenues …

[4] Le plan Biodiversité de 2018 demande aux territoires, communes, départements, régions de réduire de 50 % le rythme d’artificialisation et de la consommation des espaces naturels, agricoles et forestiers d’ici 2030 par rapport à la consommation mesurée entre 2011 et 2020. L’objectif de Zéro Artificialisation Nette (ZAN) est lui poursuivi à l’horizon 2050.

[5] Depuis début 2023, la loi Climat et Résilience interdit la mise en location des logements classés G, soit près de 140 000 logements. A partir de 2028, cette interdiction s’élargit aux logements classés F. Sans mesures de soutien fortes à l’adresse des bailleurs (sociaux et privés), un nombre important de logements pourraient être soustraits du marché locatif.




Solidarité sous condition ?

(Illustration par Dall-E – Bing Open AI)

par Guillaume Allègre

La question de la conditionnalité de l’assistance aux pauvres valides est très ancienne. Elle était récurrente dès les lois anglaises dites « Poor Laws » (lois sur les indigents) en place entre le XVIe et le XXe siècle. La solution qui s’est imposée à partir des années 1830 est celle des Workhouses (maisons de travail) et de la règle dite de « less eligibility » : pour recevoir un revenu, les indigents en capacité doivent obligatoirement travailler dans des maisons de travail. Le travail consistait typiquement à démonter de vieilles cordes ou à broyer des os pour faire de l’engrais. Les conditions de vie dans ces workhouses ne pouvaient être meilleures, selon la loi, que celles prévalant pour les travailleurs en dehors de ces maisons afin d’inciter à prendre un emploi en dehors de celles-ci. Avec le recul, les conséquences sont faciles à deviner, d’autant plus que la fin du XIXe siècle est une époque de grande paupérisation des travailleurs dont le niveau de vie est souvent à peine au-dessus du niveau de subsistance. Dans ces conditions, maintenir coûte que coûte un écart entre assistance et travail marchand, en abaissant les conditions de vie des assistés, et non en augmentant celles des travailleurs, mène à des conditions indignes pour les « assistés ». Outre les conditions indignes pour les « travailleurs assistés », ce système pose aussi un problème d’efficacité dans le sens où le labeur peut faire concurrence au travail marchand.



Ce système de travail contre assistance a été abandonné dans les pays développés – en Angleterre, les workhouses ont été fermées en 1930 – pour des systèmes de revenus minima garantis, soit des allocations en espèces à destination des personnes valides d’âge actif. En France, le RMI fut instauré en 1989, remplacé par le RSA en juin 2009. Tous les pays de l’Union européenne ont aujourd’hui un revenu minimum garanti qui prend la forme d’une allocation dégressive selon les revenus du foyer, inférieure au seuil de pauvreté fixé à 60% du niveau de vie médian, et conditionnée à des efforts d’insertion sociale et professionnelle (de l’allocataire et selon les pays possiblement de son ou sa conjointe). Ces principes sont ainsi aujourd’hui adoptés de façon quasi-universelle dans les pays suffisamment riches. Cependant, le niveau du revenu varie fortement selon les pays et les compositions familiales (entre 15 à 60% du niveau de vie médian – OCDE), et les conditionnalités sont également hétérogènes entre pays (Commission européenne). Depuis une vingtaine d’années, la tendance va dans le sens d’un durcissement de la conditionnalité (récemment, Universal Credit au Royaume-Uni, RSA en France…). Ce durcissement peut concerner l’obligation de participer à des rendez-vous avec un conseiller, des formations ou des ateliers, de remplir des agendas d’activité, d’aller à des entretiens d’embauche, d’accepter des offres d’emploi jugées convenables.  Ces obligations sont assorties de sanctions plus ou moins importantes.  

Suivant cette tendance, le gouvernement entend proposer une loi traduisant la volonté d’Emmanuel Macron, formulée durant la campagne présidentielle et rappelée depuis, d’une obligation pour les allocataires du RSA « de consacrer 15 à 20 heures par semaine pour une activité permettant d’aller vers l’insertion professionnelle, soit de formation en insertion, soit d’emploi et d’être mieux accompagné ». Selon le Ministre du Travail et la Première ministre, l’obligation en termes de durée d’activité ne serait pas inclue dans la loi mais dans les contrats d’engagement réciproque signés par les allocataires. Dans la lignée du rapport Guilluy, les deux ministres insistent sur la création de nouvelles sanctions graduelles et ainsi sur l’importance de ces sanctions pour faire respecter les devoirs des allocataires.

Il existe plusieurs justifications possibles à la conditionnalité et à la logique de sanctions, et il est important de ne pas les confondre.

Une première justification souligne que la conditionnalité bénéficie aux assistés eux-mêmes car elle augmente leur probabilité de trouver un emploi. C’est une justification paternaliste dans la mesure où il s’agit de faire le bien des assistés contre eux-mêmes. Autrement, pourquoi les obliger à des activités d’insertion s’ils cherchent leur propre bien, c’est-à-dire s’ils sont rationnels ? Une telle justification implique un défaut de rationalité qui peut être lié à la paresse, à une courte-vue ou à un manque d’information… Elle s’appuie de plus sur un principe d’efficacité : la situation des plus défavorisés est censée s’améliorer, ce qui est empiriquement testable, par exemple en regardant a minima si l’emploi des personnes concernées est plus élevé à moyen ou long-terme.

Une seconde justification ne prend pas le point de vue des « assistés » mais celui des non-assistés censés financer le dispositif d’assistance, et notamment celui des travailleurs pauvres. Selon cette justification, les assistés doivent contribuer sous forme de contrepartie au versement des aides sociales. C’est un principe de justice : il s’agit de justice contributive selon la règle aristotélicienne « à chacun son dû ». Le montant d’heures obligatoires d’activité d’insertion proposé par le Président (15 à 20h hebdomadaires) tend à confirmer cette impression de justice contributive puisque le montant du RSA pour une personne seule – 607 euros – correspond environ à un demi-Smic net à temps-plein – 1 383 euros. Mais l’histoire des workhouses rappelée en introduction souligne la contradiction à demander une contribution sous forme de travail à ceux à qui on verse une allocation parce qu’ils sont dans l’incapacité de… contribuer (selon la Constitution, « tout être humain qui, en raison de son âge, de son état physique ou mental, de la situation économique, se trouve dans l’incapacité de travailler a le droit d’obtenir de la collectivité des moyens convenables d’existence ». Le risque est de demander aux assistés de casser des cailloux au bord d’une route afin de rassurer le contribuable – et/ou les travailleurs pauvres – quant à la pénibilité effective des conditions de vie des « assistés ».

Il existe une troisième justification à la conditionnalité des minima sociaux. Elle s’appuie sur l’application d’un principe de réciprocité. Pour faire très court[1], un revenu minimum garanti est justifié parce que, au sein d’une communauté politique, « on fait société ». Le revenu d’assistance ne peut donc financer des formes de séparatisme social ; selon les termes de Rawls, la société n’a pas à nourrir les surfeurs (voir notre discussion ici). La société est ainsi légitime à demander une réciprocité aux « assistés », sous la forme d’une obligation d’efforts d’insertion sociale et professionnelle. Cette demande de réciprocité est dans l’intérêt des bénéficiaires de minima sociaux dans la mesure où elle est la fondation d’un consentement social à un minimum social généreux.

Concernant le renforcement de la conditionnalité du RSA, le Président et le gouvernement alternent successivement entre ces justifications et parfois les confondent. Il n’est pas anodin que le Président commence son interview télévisée du 22 mars à ce sujet par l’argument suivant : « Beaucoup de travailleurs disent : « vous nous demandez des efforts (mais) il y a des gens qui ne travaillent jamais (et qui…) auront le minimum ». Le Président prend donc explicitement comme point de départ le point de vue des travailleurs, présumés en proie à une forme de lassitude de la solidarité, voire de ressentiment. Ce point de vue est une impasse car les efforts ou la contribution demandés aux allocataires ne sera jamais suffisante du point de vue des non-allocataires.

L’obligation est-elle efficace ?

Le discours défendant le renforcement de la conditionnalité confond également l’accompagnement et l’obligation d’accompagnement. Le rapport Guilluy (2023) peut ainsi souligner « qu’il est grand temps d’investir significativement dans l’accompagnement de celles et ceux qui en ont besoin » tout en insistant sur les sanctions des allocataires qui ne satisferaient pas aux exigences de l’accompagnement (le terme sanction est mentionné 85 fois dans le rapport). Il y a un décalage inquiétant entre cette fixation sur les sanctions des allocataires et le constat fait par la Cour des comptes, et rappelé dans le rapport Guilluy, de manquements de la part des pouvoirs publics et « d’un défaut de substance » dans les parcours d’accompagnement : « La durée moyenne des contrats (d’engagement réciproque) est inférieure à une année, le nombre d’actions est très faible (souvent moins de deux actions par contrat), les actions proposées sont peu engageantes et ne présentent que rarement les caractéristiques d’une démarche susceptible d’aider le bénéficiaire de manière concrète. » Á la lecture de ce rapport, dans un souci d’efficacité, l’obligation d’activités d’insertion devrait avant tout peser sur les pouvoirs publics : si l’objectif est que les allocataires effectuent ces activités, avant de les contraindre, il faudrait déjà leur en proposer. Une posture de défiance a priori va à l’encontre du principe de réciprocité.

La justification du durcissement de la conditionnalité en termes de meilleure insertion est un principe d’efficacité qui peut être testé empiriquement : que disent les études économiques sur les effets d’un durcissement de la conditionnalité en termes d’obligation d’accompagnement ? Soulignons d’abord qu’il est difficile de parler de consensus académique à ce sujet : les études existantes ont été réalisées dans plusieurs pays, notamment de l’Union européenne, dans des contextes économiques différents, sur des minima sociaux qui varient en niveau et avec des types de conditionnalité qui diffèrent d’une étude à l’autre. Les sanctions sont de plus souvent pilotées localement et dépendent parfois de l’arbitraire des référents (arbitraire qui peut évoluer selon le discours politique ambiant et/ou les mesures réellement votées). Cela dit, on peut dire avec un niveau de confiance élevé que le durcissement de la conditionnalité a un impact potentiellement important sur … le non-recours aux minima sociaux. En effet un durcissement de la conditionnalité aggrave un nombre important de facteurs expliquant le non-recours : crainte de la stigmatisation, complexité des règles, contrôle des bénéficiaires, valeur morale de « non-dépendance » à l’égard de la société, crainte d’une sanction arbitraire, défiance vis-à-vis d’une personne détenant une autorité (DREES, 2022)…  Il n’est pas anodin que le non-recours soit estimé en France à 34% pour les éligibles au RSA un trimestre donné (20% de façon pérenne pour les foyers éligibles 3 trimestres consécutifs). À titre de comparaison, le non-recours aux allocations logement, qui concernent en partie le même public, est estimé à environ 5% et la différence s’explique en grande partie par le caractère conditionnel du RSA[2].

Quid des effets du durcissement de la conditionnalité du minimum social sur la situation professionnelle des allocataires ? Ces dispositifs augmentent-ils les chances pour ces publics à retrouver un emploi (stable et de qualité)? Sur ce point, le niveau de confiance dans les résultats empiriques (européens) est moins élevé en raison d’effets allant dans des directions opposées. Il y a des allocataires de minima sociaux pour lesquels l’accompagnement et l’obligation d’accompagnement ont un effet bénéfique en termes d’information ou de motivation, ce qui se traduit par une sortie vers l’emploi plus rapide. Cette sortie peut se faire soit avec une qualité de l’emploi non dégradée[3] (effet 1, +[4]), soit vers un emploi de qualité dégradée. Une sortie vers un emploi « dégradé » peut être un tremplin vers un emploi de meilleure qualité (effet 2a, +), ou être un frein (effet 2b, -). Cette deuxième possibilité, souvent ignorée, ne doit pas être sous-estimée : l’emploi de mauvaise qualité est souvent une trappe car il réduit – par rapport au chômage – la recherche d’emploi de meilleure qualité en raison des risques et du coût (notamment en temps) à passer d’un emploi à l’autre. En allant plus rapidement vers l’emploi, certains allocataires du RSA vont dépasser d’autres chômeurs dans la file d’attente et ces derniers resteront plus longtemps au chômage (effet 3, -). Cet effet d’équilibre n’est pas toujours bien évalué dans les études. Enfin, pour certains allocataires du RSA, l’obligation d’accompagnement n’entraînera pas une sortie vers l’emploi mais au contraire une sortie vers le bas, c’est-à-dire vers le non-recours. Or, le non-recours augmente la vulnérabilité du public visé et donc à terme, sa probabilité de sortir vers l’emploi stable et de qualité (4, -) : la vraie trappe à pauvreté est ainsi la pauvreté elle-même. Tous ces effets s’additionnent et l’impact global est difficile à estimer. Il est de toute façon difficile à résumer avec un chiffre ou une moyenne. Par exemple, dans leur revue de littérature d’études publiées en anglais, Pattaro et al. (2022) soulignent que « … les études sur le marché du travail, couvrant les deux tiers de [leur] échantillon, rapportaient systématiquement des impacts positifs pour l’emploi mais négatifs sur la qualité et la stabilité de l’emploi à plus long terme ainsi que des transitions accrues vers le non-emploi ou l’inactivité économique ». L’impact serait donc : emploi (+), qualité emploi (-), précarité (+), inactivité (+).  Mais les auteurs signalent aussi des effets en termes de maltraitance des enfants et de dégradation du bien-être infantile ! Il ressort donc qu’à court-terme, les effets apparaissent positifs, alors qu’à long et très long-terme ils sont négatifs. La conditionnalité et les sanctions accroissent les inégalités parmi le public visé : le retour plus rapide à l’emploi concerne par construction ceux qui sont les plus proches de l’emploi tandis que la chute dans l’inactivité concerne ceux qui sont les plus éloignés.

Une politique efficace d’accompagnement vers l’emploi devrait viser à réduire ces inégalités, ce qui nécessite de mettre en place des politiques basées sur le volontariat, moins stigmatisantes, et non une obligation couplée à la sanction. Un accompagnement renforcé apparaît statistiquement plus efficace, en termes de retour à l’emploi, lorsqu’il bénéficie aux personnes les plus proches de l’emploi mais en termes d’intérêt général, il est probablement préférable de cibler au contraire les plus éloignés du marché du travail. De plus, le renforcement de la conditionnalité impliquerait d’accentuer la distinction, parmi les allocataires, entre ceux qui relèvent du parcours social et ceux qui relèvent du parcours professionnel. C’est un problème : quel que soit leur éloignement de l’emploi, un accompagnement utile pour chaque allocataire requiert l’accès à une large gamme d’interventions, sociales et professionnelles.

Les discours abstraits sur les « droits et devoirs » des « assistés » ne font que masquer la pauvreté de leurs droits (à un emploi, à un revenu convenable, à des politiques d’insertion). À viser un accompagnement intensif et obligatoire pour tous, mais à moindre coût, le risque est grand de mettre en place un système technocratique où les accompagnants font semblant d’accompagner des allocataires qui font semblant de se mobiliser.

Source: Rapport Guilluy

Que faire ? Le pari de la réciprocité

À l’inverse, suivant une logique de réciprocité, il faudrait revenir aux principes qui guidaient le Revenu minimum d’insertion créé en 1989. À l‘époque, c’était le revenu lui-même qui insérait (revenu d’insertion)[5] ; le devoir d’effort d’insertion pesait d’abord sur les pouvoirs publics[6] et la réciprocité était présumé ex-ante : le bénéficiaire des minima sociaux n’avait pas à faire preuve d’efforts avant de recevoir la prestation, mais celle-ci pouvait être suspendue dans quelques cas exceptionnels, en cas de manquement manifeste[7]. La réciprocité est toujours un pari et implique un certain niveau de confiance ; elle ne doit pas être confondue ni avec la logique rétributive, ni avec la logique paternaliste et punitive. 


[1] Pour une argumentation complète, voir Rawls, Théorie de la Justice.

[2] Il existe tout de même deux autres différences importantes. Premièrement, les allocations logement peuvent être perçues comme une subvention, ce qui est moins stigmatisant qu’un revenu d’assistance. Deuxièmement, le calcul d’éligibilité était réalisé sur une base annuelle, ce qui permet un lissage des revenus. Il est préférable de comparer le non-recours de 5% au 20% du RSA qui ne recourent pas de façon pérenne. En effet, d’autres ont droit au RSA de façon ponctuelle sur 1 trimestre mais n’y recourent pas par manque d’information ou pour limiter le coût administratif ou parce qu’ils considèrent ne pas en avoir besoin.

[3] Par rapport aux emplois qui auraient été repris sans conditionnalité renforcée.

[4] On indique par « + » ou « – » si les effets de l’accompagnement sur l’emploi et sa qualité sont positifs ou négatifs.

[5] « L’important est qu’un moyen de vivre ou plutôt de survivre soit garanti à ceux qui n’ont rien, qui ne peuvent rien, qui ne sont rien. C’est la condition de leur réinsertion sociale » François Mitterrand, 1988, Lettre aux Français.

[6] Le titre 3 de la loi de 1989 commence à décrire le dispositif départemental d’insertion et les obligations qui incombent au Conseil départemental (chapitre 1), puis le dispositif local d’insertion (chapitre 2) puis enfin le contrat d’insertion et la nature des ‘engagements réciproques’ (chapitre 3). L’article 42-5 prévoit que : « L’insertion proposée aux bénéficiaires du Revenu minimum d’insertion et définie avec eux peut, notamment, prendre une ou plusieurs des formes suivantes ».

[7] Par dérogation aux articles 13 et 14, le représentant de l’État suspend le versement de l’allocation dans les cas suivants :

  1. Lorsque l’intéressé ne s’engage pas dans la démarche d’insertion, notamment en vue de signer le contrat d’insertion, ou son renouvellement, ou encore ne s’engage pas dans sa mise en œuvre ; l’absence à deux convocations consécutives sans motif grave entraîne la suspension de l’allocation ;
  2. Lorsque des éléments ou informations font apparaître que les revenus déclarés sont inexacts ou que l’intéressé exerce une activité professionnelle.