L’acier peut-il réveiller la politique industrielle européenne ?

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par Sarah Guillou

La question de la sidérurgie européenne était à l’ordre du jour du Conseil européen « Compétitivité » qui s’est tenu le lundi 29 février 2016. Une des conclusion de ce Conseil a été l’expression d’une demande de réduction de deux mois des enquêtes anti-dumping. Cette demande fait suite à la lettre adressée le 5 février par les ministres de 7 pays européens, dont la France, l’Allemagne, l’Italie et le Royaume-Uni à la Commission européenne, l’exhortant de prendre des mesures de protection du secteur sidérurgique vis-à-vis de la concurrence jugée déloyale de la Chine et de la Russie.

La sidérurgie, successivement moteur du développement industriel en Europe,  moteur de la cohésion européenne avec la CECA (Communauté européenne du charbon et de l’acier) pour devenir ensuite le théâtre des vents violents de la globalisation puis symbole du recul industriel de l’Europe sera-t-elle le secteur du retour de la politique industrielle européenne ?

Rétrospectivement, on peut se demander si les difficultés de la sidérurgie européenne, à la fois soumise au contrôle tatillon de la Direction de la concurrence européenne et aux importations chinoises à bas coût, ne sont pas en partie le symptôme d’une politique industrielle européenne défaillante, coincée entre une politique de la concurrence très active et une politique commerciale timorée ?

De fait, l’histoire de la sidérurgie européenne retrace assez fidèlement l’histoire de la politique industrielle européenne : centrale et sectorielle à l’heure de la CECA, autorisant de nombreuses aides publiques au secteur à titre dérogatoire, elle devint ensuite principalement horizontale et subordonnée à la politique de concurrence. Finalement, elle n’a trouvé son exercice qu’aux moyens de la politique commerciale en réponse à l’intensification de la concurrence des pays émergents. Dans la sidérurgie, depuis les années 1980, aucune mesure d’alliances ou de regroupement européen n’a été envisagée, aucun plan européen de rationalisation des capacités de production n’a limité la diminution des emplois de la sidérurgie européenne. Cette diminution a été de concert avec l’évolution de la spécialisation du continent sur les produits d’acier à haute technicité. Mais même ces emplois-là sont aujourd’hui menacés. Une autre politique industrielle pourrait-elle les sauver ?

L’état du secteur en Europe

Le secteur de la sidérurgie rassemble aujourd’hui 360 000 emplois dans l’Union européenne. Le secteur européen a perdu près d’un quart de sa main-d’œuvre depuis 2009 et les suppressions d’emplois ont accéléré : 3 000 emplois supprimés au cours des 6 derniers mois.

En termes de production, la sidérurgie génère 180 milliards de chiffres d’affaires produisant 170 millions de tonnes sur 500 sites de production dans 23 Etats membres. Si on considère les pays européens pris isolément, l’Allemagne est à la 7e place, l’Italie à la 11e et la France à la 15e place dans le classement des producteurs d’acier. Le secteur est dépendant des importations de minerais de fer et d’alumine ainsi que du charbon. Fort heureusement, la baisse des prix de ces matières premières a accompagné la baisse du prix de l’acier. L’industrie est très capitalistique nécessitant des investissements importants. En même temps, le transport de bobines d’acier et de produits plats est peu onéreux, ce qui rend les importations plus aisées.

La crise économique de 2008 s’est répercutée en cascade sur le secteur, les produits de l’acier constituant des consommations intermédiaires de nombreux secteurs de l’industrie mais aussi de la construction.  Par ailleurs, les acteurs européens font face à des contraintes environnementales plus élevées qu’ailleurs. L’industrie sidérurgique étant très émettrice de CO2, elle est très sensible au prix du carbone et au changement de réglementation. La sidérurgie est un acteur clé du système d’échanges de quotas d’émissions de gaz à effet de serre européen et si la crise a permis au secteur d’engranger des bénéfices par la vente de surplus de droits d’émissions, les acteurs aujourd’hui en difficulté vis-à-vis de leurs concurrents non-européens seront très sensibles à la prochaine réforme du système pour la période 2020-2030.

Certaines entreprises sont aujourd’hui en grande difficulté. C’est le cas d’Arcelor Mittal qui a annoncé une perte record pour 2015 (près de 8 milliards d’euros), notamment en raison de la nécessité de déprécier ses mines et ses stocks d’acier. L’entreprise, qui est très endettée en raison de ses acquisitions nombreuses en Europe, envisage de fermer des usines. De son côté Tata Steel a fermé des sites britanniques. Au Japon, Nippon Steel qui vient de monter au capital du français Vallourec et s’apprête à racheter le japonais Nisshin Steel, résiste mieux.

Les difficultés du secteur qui a accumulé des capacités excédentaires depuis la crise se sont accentuées avec le retournement conjoncturel chinois. Ainsi, l’année 2015 aura été la première année de baisse (-3%) de la production mondiale (1 622 millions de tonnes) après 5 années de hausse. L’ajustement de la production globale à la baisse de la demande n’a pas été immédiat, les prix ont d’abord constitué la variable d’ajustement. La baisse de la production est le signal de fermetures de site, d’usines comme d’exploitation minière. Elle scelle un cycle de croissance de la production chinoise qui a fortement déstabilisé le marché.

La tornade chinoise

La production chinoise a doublé de volume entre 2000 et 2014 et représente à présent à elle seule plus de deux fois la production combinée des 4 autres plus grands pays producteurs que sont le Japon, l’Inde, la Russie et les Etats-Unis. Cette performance est le résultat d’un soutien massif des pouvoirs publics et du dynamisme de la construction, des investissements d’infrastructure, de la production de machines et d’automobiles du marché chinois et d’un accès privilégié au minerai de fer. La Chine produit près de 50 % de l’acier mondial, soit environ 800 millions de tonnes d’acier. Le deuxième producteur mondial est le Japon avec une centaine de millions de tonnes. La troisième place se dispute entre l’Inde et les Etats-Unis autour de 5%. Si on inclut l’Europe à 28 comme entité alors celle-ci prend la deuxième place avec 10% de la production mondiale (Source: World Steel  Association). Mais le ralentissement de l’économie chinoise et la forte inertie des capacités de production dans la sidérurgie ont créé de larges excédents de capacités que les autorités tentent aujourd’hui de réduire. Les besoins nationaux de la Chine sont de l’ordre de la moitié de sa production, donc elle en exporte l’autre moitié. Ces 400 millions de tonnes représentent deux fois la production européenne. Le prix de l’offre chinoise est, par conséquent, susceptible de bousculer fortement les équilibres des autres pays. Les excédents de capacité sont dirigés vers les marchés étrangers à bas prix pour être écoulés, les exportateurs chinois ne se privant pas de brader leurs produits sidérurgiques. Ainsi les exportations de la Chine en Europe sont passées de 45 millions de tonnes en 2014 à 97 millions de tonnes en 2015, plus que la production allemande de 43 millions de tonnes.

La Chine devrait subir aussi une importante baisse de ses effectifs et certains sites de production ont déjà fermé, submergés par un endettement colossal. Les aciéristes chinois perdent de l’argent et les faillites des petites unités vont se succéder. Toutefois les grosses unités, très souvent propriété publique, résistent (au prix d’un fort endettement) et deviennent d’agressifs prédateurs non seulement en termes de prix mais également en termes de capacités d’acquisition. Les faiblesses des entreprises européennes les rendent aussi vulnérables aux acquisitions étrangères. China Hebei Iron et Steel Group seraient ainsi sur le point d’acquérir un sidérurgiste serbe, ce qui serait encore un autre moyen d’entrer en Europe.

La réponse politique

 Les pouvoirs publics ont longtemps été fortement impliqué dans le secteur sidérurgique. Secteur stratégique pour le développement économique d’après-guerre, le secteur est à l’origine de la construction économique européenne alors que la politique des « petits pas » de Robert Schuman conduisit à placer sous une autorité commune les productions de charbon et d’acier de la France et de l’Allemagne ensuite rejointes par d’autres pays. Le secteur a ensuite longtemps bénéficié de nombreuses subventions et aides publiques entretenant des surcapacités relativement à la demande, estimée aujourd’hui à 10-15 % de la production. Puis, s’émancipant progressivement de la puissance publique, le secteur fut exclut, au milieu des années 1990, de la liste des secteurs en difficulté éligibles aux aides à la restructuration et au sauvetage. Toutefois, les aides d’Etat n’ont jamais complètement disparu mais aujourd’hui, la Commission européenne, via la Direction de la concurrence, applique assez strictement le principe de l’investisseur du marché pour juger de la légalité de l’aide publique.

Traquant les distorsions de concurrence sur son propre marché, la Commission européenne a récemment ouvert une enquête sur les aides italiennes (de 2 milliards d’euros) au sidérurgiste Ilva et a exigé de la Belgique qu’elle rembourse 211 millions d’euros d’aides versées au sidérurgiste Duferco. La Commission avait ouvert une enquête en 2013 sur les aides versées par la « Belgian Foreign Strategic Investments Holding » (FSIH) qui est une instance créée en 2003 par la Société wallonne de gestion et de participations (SOGEPA) afin d’investir dans la sidérurgie. Ces aides versées entre 2006 et 2011 par le gouvernement wallon ont été jugées comme créant des distorsions de concurrence sur le marché européen. En effet, pour la Commission, des investisseurs privés n’auraient pas volontairement procédé à de tels investissements. Ces subventions du gouvernement wallon ont donc constitué une aide créant un désavantage pour les concurrents. La Commission reconnaît que la concurrence étrangère est très forte mais juge que le meilleur moyen d’y faire face est d’avoir des acteurs européens autonomes et solides. Elle fait remarquer qu’en dépit des aides du gouvernement, le groupe Duferco a supprimé toute son activité en Belgique, les aides n’ayant que reporter la sortie d’une entreprise qui n’était pas viable. Aujourd’hui la Commission soutient la reconversion des travailleurs de la région wallonne à travers le fonds « European Globalisation Adjustment Fund ». Il s’agit de combattre la course aux aides publiques en Europe qui serait au final préjudiciable au secteur.

En parallèle, des mesures de rétorsions commerciales dites anti-dumping ont été mises en place par la Commission européenne. Cette dernière a imposé des droits anti-dumping provisoires jusqu’à 25,2 % sur les importations de certains produits d’acier de la République de Chine et des droits jusqu’à 12 % sur les importations en provenance de Taïwan à la suite d’une plainte d’EUROFER (l’association européenne de l’acier) en mai 2014. L’enquête de la CE aura finalement conclu que la Chine et Taiwan vendaient à des prix de dumping. Plus récemment, Cecilia Malström, chargée de la politique commerciale à la Commission européenne, a écrit à son homologue chinois en le prévenant qu’elle allait lancer 3 investigations anti-dumping à l’égard des exportateurs chinois (février 2015) : dans le domaine des tuyaux sans soudure, des tôles lourdes et des aciers plats laminés à chaud. Des droits anti-dumping provisoires (entre 13 et 26%) ont été également décidés le 12 février 2016 (plainte de 2015) à l’égard de la Chine et de la Russie.

Une trentaine de mesures anti-dumping protègent la sidérurgie européenne, mais les Etats membres dont le secteur est particulièrement affecté par la concurrence chinoise appellent à une intensification des mesures. Les responsables politiques s’insurgent contre les exportations à perte de la Chine et réclament des mesures européennes. Ils envient les mesures américaines qui sont prises plus rapidement et qui ne lésinent pas sur les montants des droits : les Américains ont imposé des droits jusqu’à 236%. Or la nature de ces mesures dépendent du statut économique  accordé à la Chine. Les mesures anti-dumping ne se définissent pas de la même manière. Tant que la Chine n’est pas une économie de marché, on suppose qu’elle soutient fortement ses secteurs et donc que ses prix ne sont pas des prix de marché. L’Italie se bat en Europe pour empêcher qu’on accorde ce statut à la Chine, alors que le Royaume-Uni soutient la Chine à l’OMC (bien que son industrie soit également en difficulté). La Commission a reporté sa décision à l’été.

Quelle politique pour demain ?

Faut-il laisser disparaître la production d’acier en Europe ? C’est encore plus de 300 000 emplois en Europe, certes sur plus de 35 millions d’emplois dans l’industrie manufacturière en 2014. Secteur symbolique de l’industrie lourde, secteur fournisseur des industries du transport et de la défense mais aussi de la construction, sa disparition tournerait définitivement une nouvelle page de l’industrie européenne.

Doit-on reconnaître que, suivant la théorie des avantages comparatifs, il vaut mieux acheter de l’acier chinois moins cher et utiliser les revenus dégagés à d’autres usages qui rapporteront plus ? Ne faut-il pas, par exemple, utiliser ces revenus pour requalifier les employés ? En théorie oui, mais les revenus dégagés sont obtenus par les acheteurs d’acier, ce sont eux qui devraient alimenter le Fonds européen de reconversion. Faudrait-il alors taxer la consommation d’acier devenu alors moins cher ? La faille de raisonnement  apparaît quand on réalise que ce qui est vrai au niveau des équilibres macroéconomiques se réconcilie difficilement avec les déséquilibres microéconomiques : ceux qui perdent leurs emplois aujourd’hui ne sont pas les consommateurs qui gagnent. Au final, les articulations microéconomiques peuvent fausser les équilibres macroéconomiques.

La disparition des savoir-faire est bien l’enjeu principal car là est le véritable gaspillage des ressources. Tant que les qualifications sont un facteur de compétitivité, les difficultés liées à l’insuffisance de la demande doivent être considérées comme des difficultés transitoires qu’il faut gérer le mieux possible. Il ne faut exclure ni l’apport de capitaux étrangers ni les aides publiques. Ce qui justifie en effet ces investissements, ce sont les rendements espérés de l’usage du capital humain. Pour gérer ces difficultés, il faudrait aussi admettre que des alliances sur des segments de marché sans difficultés soient possibles même si elles confèrent des excès de pouvoir de marché, dès lors que la marge qu’elles permettent autorisent le maintien d’activité en difficulté conjoncturelle.

C’est pourquoi il faut ouvrir la politique de la concurrence à des incises de politique industrielle (qui s’inquiète des savoir faire) et de la politique commerciale (qui apprécie le  caractère conjoncturel et/ou déloyal de la concurrence).

Il faudrait mettre les acteurs européens autour d’une table – ils sont déjà regroupés dans Eurofer – et avec la Commission européenne envisager un plan européen de gestion des surcapacités et susciter des alliances. La Direction de la concurrence de la Commission européenne doit dépasser sa rigidité intellectuelle et adapter sa lecture de la concurrence à la nature de la globalisation contemporaine. Bien que reposant sur une logique non contestable au nom du marché unique, la logique de la Direction de la concurrence n’est parfois plus adaptée à la concurrence contemporaine qui se déploie sur la chaîne de valeurs mondiales et qui est sans équivalent avec le marché européen du 20e siècle. Qui peut croire que le pouvoir de marché issu d’une fusion européenne ne serait pas contesté très rapidement par des acteurs étrangers si la nouvelle entreprise se mettait à profiter de son pouvoir de marché ? Les limites au pouvoir du marché  sont bien plus fortes au 21e siècle, la faible inflation et la dépression des prix des matières premières en est une des illustrations. Le risque des abus de pouvoirs des multinationales est moins dans des excès de prix que dans des excès de captation de clientèle et des excès de détournement fiscal. Ce dernier point semble d’ailleurs avoir été bien compris par la Commission européenne. A cela s’ajoute la concurrence des nouveaux usages conduits par le digital auxquels les industriels ne peuvent se soustraire. Autrement dit, la concurrence n’est plus ce qu’elle était, les excès de pouvoir des firmes ne s’expriment plus guère dans les prix ou les restrictions de quantité.

Politique de concurrence, politique industrielle et politique commerciale doivent être élaborées de concert. Une Direction de la concurrence augmentée devrait inclure une dimension de politique industrielle et de politique commerciale. Si le contrôle très strict de la concurrence était une évidente priorité dans la phase de la construction du marché unique et alors que l’essentiel de la concurrence se faisait entre pays développés, il est aujourd’hui urgent de repenser l’articulation entre les trois politiques afin de consolider le futur de l’industrie européenne.

 

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