L’économie au temps du COVID-19

par Xavier Timbeau

Peut-on faire du calcul économique face à une crise
sanitaire ? Poser la question semble obliger à répondre non. Pourtant, nous
allons nous livrer à cet exercice morbide, espérant y trouver quelques éléments
utiles à la réflexion pour les décisions difficiles à prendre dans les
prochains jours.



Les épisodes passés analysés
après le SARS-Cov de 2003

La première question est de savoir quelles peuvent être les
conséquences économiques d’un scénario de pandémie grave (c’est-à-dire comparable
à la grippe espagnole de 1918). Quelques études nous renseignent sur ce point. McKibbin
et Fernando ont mis à jour des travaux de simulations macroéconomiques réalisés
après l’épisode du SARS-Cov en 2003
, repris dans un ebook publié par VoxEU
très récemment et étoffé d’autres analyses économiques.

L’objectif de ces travaux était de quantifier l’impact
économique d’une pandémie. Les résultats sont impressionnants. Appliqué au
COVID-19, l’impact dépend des scénarios de morbidité (nombre de personnes en incapacité
pendant quelques semaines à la suite de la maladie), de mortalité (nombre de
décès) et d’extension de la pandémie. Il pourrait atteindre jusqu’à presque –10
points de PIB mondial suivant les scénarios.

Le scénario le pire est celui d’une pandémie globale
d’ampleur comparable à la grippe espagnole de 1918 induisant le décès de 22
millions de personnes. Aucun pays n’y échappe, même si l’effet n’est pas le
même suivant le niveau de développement ou suivant l’efficacité du système de
soins. Ces chiffres rejoignent d’autres études, suscitées par les craintes au
moment de l’épidémie de SARS-Cov en 2003, qui analysaient l’impact possible
d’un scénario « grippe espagnole » et qui le transposaient de 1918 à
nos jours. Là encore, dans le pire des cas, c’est-à-dire ceux dans lesquels une
grande part de la population mondiale est infectée conduisent à des effets de
cet ordre de grandeur. Le
Congress Budget Office avait ainsi estimé en 2005 une perte d’activité annuelle
de l’ordre de 5 points de PIB
, la Banque
mondiale avait un diagnostic proche
, publié en 2006. D’autres études
peuvent conclure à des conséquences moins graves (en particulier le travail de James
et Sargent de 2007
). Les différences principales tiennent aux scénarios
sanitaires retenus et en particulier la morbidité et la mortalité. Ces
scénarios eux-mêmes reposent sur des appréciations différentes selon les modes
de transmission des pandémies entre 1918 et aujourd’hui. On peut retenir que
dans le cas d’une pandémie globale grave, les impacts sur le PIB la première
année se situent dans une fourchette allant de –1 point de PIB à près de –10
points de PIB, puis nuls à moyen terme. L’analyse d’autres scénarios de
pandémies comme la grippe dite asiatique de 1957 ou celle dite de Hong Kong de
1968, d’extension et de gravité moindres entre dans ce cadre.

2 canaux : l’absentéisme
et la rupture des interactions sociales

Il y a deux canaux principaux. Le premier est un choc
d’offre, déclenché par les absences au travail et la perturbation des chaînes
de production. Tous les secteurs ne connaissent pas les mêmes impacts mais les
interdépendances entre secteurs diffusent les effets à toute l’économie, soit
par des ruptures de quantité ou par des effets de prix à la suite des pénuries.
Le second est un canal de demande, touchant les secteurs économiques où les
interactions sociales sont déterminantes. Les mesures de confinement délibérées
et décidées par les pouvoir public : comme en Chine au début de l’épidémie
ou en Italie très récemment) se combinent avec des mesures d’auto-confinement
(on ne va plus faire du tourisme dans des zones infectées, on ne va plus dans
des lieux publics – cinéma, théâtre, restaurant, transport. Les secteurs les
plus touchés sont ainsi tous ceux qui procèdent du tourisme (qu’il soit privé
ou professionnel, interne à un pays ou de clients étrangers), des services à la
personne ou encore de certains achats qui seront reportés, particulièrement
dans le secteur manufacturier. Les impacts à court terme peuvent être différents
selon les secteurs : les baisses d’activité de certains secteurs pourront
être compensées demain (les achats de biens durables) alors que certaines
pertes d’activité sont irrécupérables (les spectacles annulés ne feront pas
plus d’entrées après la crise sanitaire). De nombreuses entreprises, y compris
de grande taille, peuvent être acculées à la faillite, ce qui supposerait de
longues années pour reconstruire les capacités, surtout si des politiques
différentes selon les pays conduisent à des relocalisations d’activité.

On peut imaginer également des effets cliquets, l’expérience
de la privation pouvant se prolonger au-delà de la crise sanitaire ; mais
généralement, on estime que les effets de la pandémie s’estompent assez
rapidement une fois passée la crise sanitaire, c’est-à-dire au bout d’une
dizaine de semaines.

On ajoute parfois des effets d’incertitude ou liés aux
paniques financières. Cependant, une crise sanitaire a une date de fin assez
prévisible. Son ampleur peut être plus ou moins grande, mais ce n’est pas tant
l’incertitude que les réponses de politiques publiques qui comptent.

Les réponses
sanitaires sont déterminantes quant à la gravité de la pandémie

La réponse de politique sanitaire est déterminante pour
limiter la gravité de la pandémie. Seule une fraction des cas donne lieu à des
situations critiques (estimé autour de 20% dans le cas du COVID-19 par l’OMS) qui
nécessitent des soins particuliers. Une fraction de cette fraction nécessite
des soins critiques (ou soins intensifs). Le renforcement des hôpitaux, en
concentrant les centres de soins intensifs sur les cas les plus graves et en
reportant les demandes de soins plus ordinaires sur d’autres structures, la
concentration des moyens sur les infrastructures de soins, le report des
activités sanitaires non urgentes, le renforcement des moyens des hôpitaux, y
compris la rémunération des personnels soignants sont autant d’éléments
essentiels.

Mais, parce qu’il contribue à limiter l’engorgement des
centres de soins en brisant les chaînes de contamination et en ralentissant la
cinétique de la pandémie, le confinement de la population est déterminant dans
le bilan sanitaire. Ainsi, deux
analyses conduites en comparant les différentes villes américaines pendant la
grippe espagnole de 1918
montrent que les stratégies de confinement ont un
rôle essentiel pour limiter la mortalité pendant la pandémie. Ayant adopté des
politiques de confinement plus ou moins restrictives et surtout plus ou moins
précoces, les villes ont eu des conséquences très différentes en termes de
mortalité. Les politiques de confinement les plus restrictives auraient diminué
de moitié la mortalité. D’autres analyses corroborent ces éléments. Par exemple
cette analyse
de la fermeture des écoles en cas d’épidémie aux États-Unis
estime une
réduction de 40% du flux de malades au pic. Sur la base d’un modèle à agents, calibré
sur des scénarios de pandémie observés, Laura
Fumanelli et ses co-auteurs
concluent qu’une politique de fermeture des
écoles pendant deux semaines peut réduire jusqu’à 50% l’engorgement du système
de santé au pic. Une conséquence de ce confinement est l’absentéisme du
personnel de santé, mais cet effet ne suffit pas à contrebalancer le
soulagement apporté en cas de pandémie étendue.

Le coût économique du confinement est important. La
fermeture des écoles par exemple accroît l’absentéisme des parents. Pour les États-Unis
ou le Royaume-Uni (d’après cette
étude par exemple
) 4 semaines de fermeture des écoles coûtent entre 0,1 et
0,3 point de PIB. Mais on peut ajouter à ces chiffres, le signal envoyé à la
population et aux touristes étrangers qui aura un impact sur l’absentéisme des
non parents et sur la demande des secteurs à interaction sociale. Dans un scénario
de confinement généralisé, proche de celui imposé en Chine au début de
l’épidémie de COVID-19 ou encore récemment mis en place en Italie, dont les
effets se feraient sentir sur 12 semaines, on aurait un impact comparable à
celui d’une pandémie à forte morbidité – bien qu’avec une morbidité plus
faible. La conséquence économique pourrait être jusqu’à 5 points de PIB perdus
sur une année.

Quels coûts du
confinement pour quels bénéfices ?

Les incertitudes qui entourent les scénarios indiquent la
difficulté des choix de politique publique. Il est presque impossible
d’anticiper l’ampleur de la pandémie. Il est encore possible que la pandémie
s’arrête rapidement comme l’épidémie de SARS en 2003. Elle peut aussi s’étendre
et être particulièrement létale. Les analyses des épidémiologistes sont
cruciales pour réduire les possibles et donner des probabilités aux différents scénarios,
mais en l’état les fourchettes d’évaluation sont considérables.

Le gouvernement britannique est un des rares à avoir
communiqué un « scénario du pire », qui n’est pas une prévision mais sert à
qualifier l’urgence de la situation. Il estime que dans le pire des cas (par la
voix de son governement’s
chief Medical Adviser
) 80% de la population pourrait être infectée, que 20%
de la population britannique pourrait être absente de son travail à un moment
ou un autre, ce qui suggère une pandémie à large échelle, en se basant sur 1%
de taux de mortalité sur les cas graves et jusqu’à 100 000 victimes (voir
aussi cette
évaluation citée dans le guide du gouvernement britannique à propos du COVID-19
).
Ce scénario du pire raisonnable (le gouvernement britannique parle de Reasonable
Worst Case –
RWC) n’est pas le pire que l’on puisse imaginer.

Or si le confinement strict et précoce aurait des
conséquences économiques presque sûres, il pourrait largement réduire la
mortalité liée à la pandémie. Dans un scénario à mortalité élevée, disons
200 000 décès pour la France et donc au-delà du raisonnable selon le
gouvernement britannique, en se basant sur une réduction de la mortalité de 50%
grâce aux mesures de confinement, de l’ordre d’un mois de fermeture des écoles
et une réduction pendant 12 semaines de nombreuses interactions sociales, ce
sont 100 000 décès qui pourraient être évités en France.

D’après le
rapport « Eléments pour une révision de la vie humaine » d’E. Quinet
de 2013
, la valeur statistique de la vie humaine à utiliser dans les analyses
coûts-bénéfices conduite par l’administration française est de 3 millions
d’euros. S’il évite 100 000 morts, le confinement aurait une valeur
implicite de 300 milliards d’euros, soit 12,5% du PIB. Le coût de ces mesures
de confinement, 5% du PIB pour un confinement strict, serait donc inférieur. Le
pire n’est pas sûr, mais dans ce scénario extrême, la perte économique,
facilement socialisable, serait inférieure aux coûts humains.

Le rapport Quinet de 2013 ne recommande pas un chiffrage en années de vie parce que la notion de valeur statistique de la vie ne se réduit pas à la somme des années de vie espérées et elle ne doit pas se différencier selon les individus – c’est le sens du mot statistique et cela garantit une égalité des citoyens face aux analyses coûts-bénéfices et aux décisions qui en découlent. Cependant, dans certains cas – en particulier si les effets sont très différenciés selon les âges – le rapport Quinet évoque la possibilité de retenir une valeur de l’année-vie statistique de 150 000 euros. En se risquant sur le terrain glissant qui appliquerait cette valeur au profil des morts par cas par âge (estimé par exemple ici), on diviserait par environ 3 l’estimation de coût en valeur statistique des vies humaines.