L’Europe de la défense

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Compte rendu du séminaire « Théorie et économie politique de l’Europe », Cevipof-OFCE, séance n° 8 du 18 novembre 2022

Intervenants : Jean BELIN (Chaire Économie de la défense), Jérôme CLECH (Centre d’études stratégiques aérospatiales de l’armée de l’Air et de l’Espace) et Pierre HAROCHE (Queen Mary University of London).

Le séminaire « Théorie et économie politique de l’Europe », organisé conjointement par le Cevipof et l’OFCE (Sciences Po), vise à interroger, au travers d’une démarche pluridisciplinaire systématique, la place de la puissance publique en Europe, à l’heure du réordonnancement de l’ordre géopolitique mondial, d’un capitalisme néolibéral arrivé en fin du cycle et du délitement des équilibres démocratiques face aux urgences du changement climatique. La théorie politique doit être le vecteur d’une pensée d’ensemble des soutenabilités écologiques, sociales, démocratiques et géopolitiques, source de propositions normatives tout autant qu’opérationnelles pour être utile aux sociétés. Elle doit engager un dialogue étroit avec l’économie qui elle-même, en retour, doit également intégrer une réflexivité socio-politique à ses analyses et propositions macroéconomiques, tout en gardant en vue les contraintes du cadre juridique.

Réunissant des chercheurs d’horizons disciplinaires divers, mais également des acteurs de l’intégration européenne (diplomates, hauts fonctionnaires, prospectivistes, avocats, industriels etc.), chaque séance du séminaire donnera lieu à un compte rendu publié sur les sites du Cevipof et de l’OFCE.

1. La perspective politiste : l’émergence d’une vision européenne capacitaire et (en partie) supranationale

Pierre Haroche, Lecturer à la School of Politics and International Relations de la Queen Mary University of London et ancien chercheur en sécurité européenne à l’Institut de recherche stratégique de l’École militaire (IRSEM), divise les études en matière d’Europe de la défense en deux grands champs de recherche : 1/ l’approche géosécuritaire (les instruments économiques deviennent des outils de politique étrangère, avec l’idée de déglobalisation, de sécurisation/weaponisation des échanges internationaux), et qui correspond au tournant géoéconomique du marché intérieur ; 2/ les interactions de l’économie avec la défense.

La politique de défense européenne connaît depuis quelques années un renversement historique de son cours habituel. Au départ, la politique de défense reposait sur deux caractéristiques : elle était tournée vers l’opérationnel (l’enjeu de la capacité à lancer des opérations militaires de l’UE de manière autonome, en dehors du cadre de l’OTAN lorsque celui-ci ne permettait pas de telles opérations) et était de nature entièrement intergouvernementale. Aujourd’hui émerge une approche inverse : une vision capacitaire et en partie supranationale.

Sur les liens fonctionnels entre le marché intérieur et l’industrie de la défense, une première tentative fut la voie juridique avec les directives de 2009 d’harmonisation des règles de passation des contrats d’armement[1] et de transferts intracommunautaires de matériels de défense[2]. Mais le principal saut correspond à l’initiative du Fonds européen de la défense (FED) doté d’un budget européen de près de 8 milliards d’euros (pour la période 2021-2017) destiné à financer la recherche et développement des programmes d’armement. Il constitue une avancée importante depuis l’essoufflement des opérations militaires de l’UE du début des années 2000. Le FED a permis de relancer la défense européenne.

Aujourd’hui, en 2022, on observe des tensions entre les objectifs affichés et la réalité des choses. La Boussole stratégique a été adoptée en mars 2022 et fait office de livre blanc de la défense européenne (elle inscrit l’objectif de 5 000 hommes déployables immédiatement dans un contexte non permissif). La guerre en Ukraine bouleverse les priorités : aujourd’hui, ce qui compte c’est la défense territoriale. Au sommet de l’OTAN de Madrid en juin 2022, un nouveau modèle de force a été présenté, avec l’ambition très forte pour les Européens d’être capables de déployer sur le flanc est-européen 100 000 soldats en moins de dix jours, et 200 000 en moins de deux mois. Une telle exigence opérationnelle en Europe soulève la question de la possibilité de maintenir en même temps une force expéditionnaire européenne de 5 000 hommes sur des théâtres lointains.

Sur la dimension capacitaire, l’UE s’est dotée en 2021 d’une Facilité européenne pour la paix qui permet aujourd’hui de financer certaines livraisons d’armes à l’Ukraine, instrument financier qui permet à l’UE de jouer un rôle à soi et de trouver sa place vis-à-vis de l’OTAN. Au Sommet de Versailles des 10 et 11 mars 2022, les Etats membres de l’UE ont affirmé leur volonté commune de se réarmer de manière collaborative et coopérative en se donnant des priorités capacitaires et de favoriser les achats en commun. Cela se fera en deux temps, à partir d’un programme pilote doté de 500 millions d’euros qui a vocation de préparer un programme de plus long terme.

Si la valeur ajoutée propre de l’UE est plus difficile à prouver dans le domaine opérationnel, faire de l’UE un chef d’orchestre en matière budgétaire et industrielle de défense est une approche intéressante car l’UE contribue, en s’appuyant sur ses points forts, aux mêmes objectifs que l’OTAN et fait ce que l’OTAN ne fait pas (le financement et la politique industrielle de défense).

Enfin, Pierre Haroche dresse les perspectives de la mutualisation de l’entretien, de l’entraînement, d’infrastructures communes et de certaines acquisitions en commun, avec l’idée de stock commun.

2. La perspective stratégique : la capacité européenne à déployer une gamme d’effets (économiques, industriels, culturels…) sur des conflits du bas du spectre

Jérôme Clech, Chef du pôle prospective et stratégie du Centre d’études stratégiques aérospatiales de l’armée de l’Air et de l’Espace (CESA), enseignant à Sciences Po et ancien conseiller militaire au cabinet du ministre des Armées, estime qu’en 4 ou 5 ans, on en a fait plus pour la défense européenne qu’en 40 ans. Mais il constate une rechute en 2020 et plus récemment avec la guerre en Ukraine qui marque le réinvestissement de l’Europe par l’OTAN et les États-Unis. Comment relancer, consolider l’Europe de la défense et viser une architecture de sécurité européenne ? C’est forcément se positionner par rapport à la Russie.

Jérôme Clech pose ensuite la question de l’utilité de la PSDC (politique de sécurité et de défense commune) et de l’intérêt de la France et de l’Allemagne de se lancer dans l’Europe de la défense. La France est membre permanent du Conseil de sécurité des Nations unies et dispose de la dissuasion nucléaire. L’Allemagne trouve dans l’OTAN la garantie de sa sécurité. Dans ce contexte, quelle est donc la plus-value de l’Europe de la défense ? Car au bout du compte ce qui compte sont les opérations sur le terrain. Or l’UE n’offre que bien peu de résultats en matière opérationnelle.

L’intérêt de l’Europe de la défense est de stabiliser à moindre coût ce que ne peut pas faire l’OTAN, c’est-à-dire tout ce qui ne relève pas du conflit de haute intensité interétatique : par exemple, la menace terroriste. L’UE a la capacité de déployer tout une gamme d’effets (économiques, industriels, culturels, etc.) selon une approche globale et sur des conflits du bas du spectre. L’UE peut mettre sur pied des missions d’accompagnement d’États tiers comme la mission de formation de l’Union européenne au Mali (EUTM Mali)[3], des opérations de combat comme EUNAVFOR MED opération Sophia (lutte contre le trafic de migrants)[4] qui, en raison de son relatif échec, a été remplacée par EUNAVFOR MED opération Irini (embargo sur les ventes d’armes destinées à la Libye)[5].

L’UE dispose également d’instruments pour accroître l’effort capacitaire des États membres comme la coopération structurée permanente (CSP)[6] pour inciter les États membres à renforcer leur effort de défense dans les différentes composantes (terre, mer, air, espace). L’approche de l’UE en matière de défense se veut ainsi multi-domaine en poursuivant l’objectif d’un dialogue entre les différentes composantes. L’UE dispose en outre à ces fins d’un premier instrument puissant de financement avec le Fonds européen de défense (FED) doté d’un budget de 8 milliards d’euros pour l’exercice budgétaire 2021-2027[7]. Le FED vise à renforcer les bases industrielles et technologiques de défense (BITD) nationales aux fins de consolider une autonomie d’action européenne pour sortir de la trop forte dépendance capacitaire à l’égard des États-Unis.

C’est dans ce contexte que l’Allemagne a décidé d’allouer 100 milliards d’euros pour sa défense tout en fléchant une part importante de cette manne budgétaire vers l’achat de F-35 américains, malgré le projet franco-germano-espagnol d’avion de combat du futur (SCAF pour Système de combat aérien du futur) et du projet franco-allemand de char du futur (Système principal de combat terrestre ou MGCS pour Main Ground Combat System).

Comment l’Europe de la défense peut-elle sortir par le haut dans un contexte de revitalisation de l’OTAN en raison de la guerre en Ukraine ? La France elle-même se voit devoir chevaucher une Alliance atlantique sous domination américaine, y compris dans le domaine capacitaire selon la logique transactionnelle de la protection américaine (article 5 du traité de l’Atlantique nord) en échange d’achats de matériels militaires américains par les États européens, tout en poussant à la constitution d’un pilier européen fort au sein de l’OTAN à l’encontre des préférences américaines.

Enfin, pour conclure son propos liminaire, Jérôme Clech revient sur l’enjeu de reconstruire une architecture de sécurité européenne, qui passe par la maîtrise des armements sur le sol européen, et la question du rapport de l’Europe à la Russie qui implique un dialogue lucide et ferme avec Moscou, mais un dialogue toutefois.

3. La perspective économique : la double faiblesse de la demande et de l’offre de défense européenne

Jean Belin, titulaire de la chaire « Économie de la défense » du Fonds IHEDN et maître de conférences à l’Université de Bordeaux, rappelle les deux grandes dimensions de l’économie de la défense : 1/ l’économie des conflits (impact des conflits militaires sur l’économie), 2/ la relation entre les systèmes de défense et l’économie (le lien entre l’État décisionnaire, l’industrie de défense et le militaire). L’économie de la défense a pour ambition de faire interagir ces dimensions.

Les choix de défense en Europe auront un impact économique très important : un impact sur la paix et l’indépendance européenne (impact difficile à évaluer économiquement) qui renvoie à l’idée de souveraineté européenne ; un impact économique sur l’activité, l’emploi, la R&D (avec beaucoup de publications sur cette dimension) qui peut venir complexifier la prise de décision politique. Ces problématiques s’inscrivent dans un changement de l’environnement stratégique, avec la résurgence des conflits entre États et l’ouverture d’un débat capacitaire (renforcer notre système de défense) qui lui-même amène un débat budgétaire. À cet égard, la demande européenne en matière de dépenses de défense est largement insuffisante (1,5% du PIB en 2020), si on la compare aux États-Unis (3,7% du PIB) et aux objectifs de l’OTAN des 2% du PIB (seuls 9 États membres de l’UE y parviennent). La demande européenne est, en outre, fragmentée avec 178 systèmes d’armes contre une trentaine pour les États-Unis (la réduction en Europe des systèmes d’arme permettrait une économie de 25 à 100 milliards d’euros).

Un important effort de rattrapage reste à effectuer (après la phase de rupture d’investissement de défense en raison de la crise financière des années 2010), effort qui passera par le lancement de nouveaux programmes d’armement adossés à un accroissement du budget alloué à la défense. En France, la loi de de finances respecte la trajectoire budgétaire définie par la loi de programmation militaire 2019-2025. En Allemagne, le gouvernement Scholz a annoncé la création d’un fonds spécial de 100 milliards d’euros.

Il y a également une question d’offre : l’industrie de défense européenne. Celle-ci représente un impact économique important en matière d’activités économiques, d’emplois, de commerce extérieur, de R&D (et son effet levier sur la R&D civile et plus largement sur la capacité d’innovation du pays) et d’aménagement du territoire (implantations de l’industrie de défense dans des zones sous dotées sur le plan industriel). Là encore, la base industrielle et technologique de défense européenne (BITDE) est trop fragmentée (surtout pour le terrestre et plus encore pour le naval). Pour l’aéronautique, si l’Europe connaît un regroupement des donneurs d’ordre, la chaîne de sous-traitance demeure très dispersée. La recomposition de la BITDE est trop lente. Aux États-Unis, la fin de la guerre froide s’est accompagnée d’une baisse des dépenses de défense qui a catalysé la dynamique de consolidation de l’industrie de défense américaine enclenchée à partir des années 1970 (à la suite d’incitations du gouvernement américain, avec la prise en charge d’une partie des coûts des restructurations). Ce processus se révèle plus compliqué en Europe du fait de structures de propriété différentes : entreprises familiales en Allemagne, forte présence de l’État en France, entreprises côtés sur les marchés au Royaume-Uni. La France et plus largement l’Europe ont, certes, su créer certaines entreprises par recomposition (Airbus, MBDA, KNDS). Mais mis à part certains cas emblématiques, on observe peu d’européanisation de la chaîne de production (cf. les travaux de la Chaire Économie de la défense). Les liens capitalistiques des entreprises de défense n’ont que peu de dimension européenne et les liens capitalistiques avec les États-Unis sont asymétriques (les Américains sont davantage actionnaires des entreprises de défense européenne que l’inverse). Enfin, les entreprises de défense européennes sont davantage dépendantes à l’exportation, avec beaucoup de filiales hors d’Europe.

L’Europe a ainsi besoin de mutualisation et de coopération, en raison notamment de l’augmentation des couts de développement des nouveaux matériels militaires. Le modèle d’armée complet de la France coutera de plus en plus cher et sera de moins en moins supportable budgétairement seul. Si les contraintes budgétaires des États européens se sont temporairement desserrées, celles-ci reviendront rapidement. À cela s’ajoutent d’autres besoins d’investissement (dans la transition énergétique par exemple). La coopération, qui peut prendre plusieurs formes, doit surtout être efficace sur le plan économique (rendements d’échelle), et pas seulement sur le plan politique (cf. les travaux de Friederike Richter[8]). Mais la coopération en matière d’industrie de défense comporte, comme toute coopération, des problèmes de dilution des responsabilités, de passager clandestin et de difficulté à décider collectivement. Il faut ainsi pousser à la coopération, mais en envisageant tout type de coopération, sans rester figé sur une coopération multilatérale.

En la matière, 2016 marque une nette accélération avec l’adoption d’une stratégie globale : la Coopération structurée permanente, la Force de réaction rapide, le Fonds européen de défense. Ce dernier va permettre la recherche en coopération, avec l’incitation à structurer une BITDE (incitations financières aux pays qui achètent en commun).

En conclusion, il faut bien prendre en compte les conséquences économiques de nos choix de défense. Les nouvelles contraintes militaires et budgétaires nous obligent à avoir un système de défense plus efficace, ce qui passe par le renforcement de la coopération, sous réserve que celle-ci soit efficace.


[1] Directive 2009/81/CE du 13 juillet 2009 relative à la coordination des procédures de passation de certains marchés de travaux, de fournitures et de services par des pouvoirs adjudicateurs ou entités adjudicatrices dans les domaines de la défense et de la sécurité, et modifiant les directives 2004/17/CE et 2004/18/CE.

[2] Directive 2009/43/CE du 6 mai 2009 simplifiant les conditions des transferts de produits liés à la défense dans la Communauté.

[3] Sur la base de la résolution n° 2071(2012) du Conseil de sécurité des Nations unies et des articles 42(4) et 43(2) du traité sur l’Union européenne, le Conseil de l’UE a adopté la décision 2013/34/PESC créant la mission de formation de l’UE au Mali lancée en février 2013 (European Union Training Mission in Mali ou EUTM Mali) dont l’objectif est de contribuer à l’amélioration des capacités des Forces armées malienne au travers de quatre piliers : l’instruction des unités militaires maliennes ; le conseil, à tous les niveaux, des Forces armées maliennes ; la contribution à l’amélioration du système d’enseignement de la formation militaire, des établissements d’enseignement au niveau ministériel ; et le conseil et la formation au quartier général de la Force conjointe du G5 Sahel.

[4] Décidée le 18 mai 2015 par l’UE, EUNAVFOR MED opération Sophia est une opération militaire au titre de la PSDC pour mettre fin aux départs de migrants tentant de traverser la Méditerranée centrale. Effectivement lancée en juin 2015, elle prend fin en mars 2020.

[5] À la suite de la conférence de Berlin sur la Libye du 19 janvier 2020 durant laquelle les participants de deux camps se sont engagés à respecter l’embargo sur les armes institué par la résolution n° 1970 (2011) et les résolutions ultérieures du Conseil de sécurité des Nations unies, le Conseil de l’UE a adopté la décision 2020/472 du 31 mars 2020 créant l’opération militaire EUNAVFOR MED opération Irini, débutée en mars 2020 et succédant à EUNAVFOR MED opération Sophia, pour faire respecter l’embargo sur les armes imposé à la Libye.

[6] La coopération structurée permanente (CSP ou PESCO en anglais pour Permanent Structured Cooperation) est une disposition du traité de Lisbonne de 2007 qui introduit la possibilité pour un noyau d’États membre de l’UE de développer leur collaboration dans le domaine de la défense. Prévue pour voir le jour en 2010, elle est finalement activée en 2017 par 25 États membres. Une soixantaine de projets sont développés dans le cadre de la CSP comme le projet de transport aérien stratégique de cargaisons hors gabarit (SATOC), le projet véhicule de surface semi-autonome de taille moyenne (M-SASV), ou encore le projet de systèmes d’aéronefs télépilotés de petite taille de nouvelle génération (NGSR). Pour la présentation des projets, voir : <https://www.consilium.europa.eu/fr/press/press-releases/2021/11/16/eu-defence-cooperation-council-launches-the-4th-wave-of-new-pesco-projects/>

[7] Le Fonds européen de défense succède au Programme européen de développement industriel dans le domaine de la défense (PEDID / EDIDP) doté de 500 millions d’euros pour les années 2019 et 2020.

[8] Friederike Richter, « La coopération de défense en Europe, un enjeu prioritaire ? », Revue Défense Nationale, n° 832, 2020, p. 115-119 ; Camille Morel et Friederike Richter, « Légitime ou efficace : le dilemme de toute coopération de défense au XXIe siècle ? », Les Champs de Mars, n° 32, 2019, p. 7-28.