L’intelligence artificielle Made in France à la recherche de ses grands groupes industriels

image_pdfimage_print

par Johanna Deperi, Ludovic Dibiaggio, Mohamed Keita et Lionel Nesta

Perçue comme la promesse de machines « intelligentes », l’intelligence artificielle (IA) est annoncée comme la source de bouleversements industriels à la mesure des révolutions majeures du XXe siècle. Ces enjeux justifient la multiplicité des politiques nationales et l’ampleur des investissements des principaux acteurs de l’IA. Á la suite des États-Unis, l’ensemble des pays industrialisés et certains pays émergents ainsi que les géants industriels se sont lancés dans des stratégies offensives annonçant des plans d’investissements considérables[1]. En nous appuyant sur PATSTAT, la base de données unique et exhaustive en matière de brevets, nous présentons ici deux singularités de la France, développées dans un Policy brief publié sur le site de l’OFCE.

La première singularité française est que sans être un leader mondial de l’innovation incorporant de l’intelligence artificielle, la France montre une activité modérée mais significative dans ce domaine

Le graphique 1 classe les 10 premiers pays producteurs de brevets. Avec respectivement 30% et 26% des brevets IA, les États-Unis et la Chine dominent la production mondiale d’innovations incorporant de l’IA. L’Union européenne et le Japon représentent tous deux 12%. Ainsi quatre brevets IA sur cinq émanent de ces quatre zones géographiques.  La Corée du Sud représente 6% des brevets IA.  Au sein de l’Union européenne, l’Allemagne est le pays le plus actif dans le domaine de l’IA. La France apparaît au septième rang mondial avec 2,4% de la production de brevets IA. Les 10 premiers pays comptabilisent 90% et les 20 premiers presque 97%.

Si l’on prend en compte la population, la Corée du Sud se singularise en produisant plus de 1 000 brevets IA par million d’habitants. Avec environ 800 brevets par million d’habitants, le Japon et les États-Unis se distinguent également par leur forte intensité en brevets IA.  Avec 234 brevets par million d’habitants, l’Europe se montre peu active. Mais ceci cache une forte disparité entre pays. Les Pays-Bas (574 brevets par million d’habitants), l’Allemagne (475) mais également la Finlande (748) et la suède (701) se montrent les plus actifs. Á l’inverse, l’Italie (72), l’Espagne (69), le Portugal (39), de même que les anciens pays de l’Est accusent un net retard. Avec 312 brevets par million d’habitants, la France se classe 15e au niveau mondial et garde une position médiane dans le monde et en Europe.

Une analyse plus fine révèle que la France est spécialisée en apprentissage automatique, en apprentissage non supervisé et en modèles graphiques probabilistes et aussi dans le développement de solutions liées aux sciences médicales, aux domaines des transports et de la sécurité. Cela traduit une chaîne de valeur IA en France faiblement intégrée. Cela vient pour l’essentiel d’un manque d’intégration dans les phases de la chaîne de l’innovation situées en aval.

La seconde singularité française est relative à la place importante de sa recherche publique qui contraste avec le retard affiché des grands groupes industriels français 

Le graphique 2 présente les principales organisations privées et publiques productrices de brevets IA.  L’aspect le plus saillant est l’absence de grands groupes français du classement mondial (le premier grand groupe Français, Thalès, se classe 37e au niveau mondial), conjointement à la présence significative des institutions publiques de recherche. Par exemple, le CNRS se classe 2e avec 891 brevets, le Commissariat à l’Énergie Atomique (CEA) et l’Institut Pasteur sont respectivement 4e et 5e, l’INSERM occupe la 7e place, l’INRIA la 8e et l’Institut Curie la 9e place. On compte donc six institutions françaises parmi les dix principaux organismes de recherche européens.  Aussi, la France se distingue par une forte présence de sa recherche publique dans la production d’innovation incorporant de l’IA.

Une analyse des réseaux de collaborations à partir des co-brevets, c’est-à-dire les brevets appartenant à plusieurs organisations, révèle notamment que les réseaux français apparaissent comme étant essentiellement intra-nationaux et faiblement ouverts à l’international et à la mixité institutionnelle. Ils s’opposent aux autres réseaux d’innovation américains, chinois, japonais ou encore allemands plus ouverts à la mixité institutionnelle et à l’international.

Que retenir de ce rapide tour d’horizon ? Au vu de la performance remarquable des institutions françaises de recherche publique et dans la mesure où l’IA est un domaine basé sur la science, il n’y a pas lieu d’être pessimiste. La base scientifique est avérée. Mais le retard affiché des grands groupes industriels français, relativement aux acteurs majeurs mondiaux, nous laisse perplexes. Nous craignons que la France ne devienne un laboratoire mondial de l’IA, située en amont des activités d’innovation proprement dites, supportant les coûts fixes et irrécouvrables liés à chaque microprojet, sans trouver le relais nécessaire au niveau local. En bref, notre crainte est que l’intelligence artificielle made in France se trouve à terme sans débouché national et devienne un exportateur technologique net, sans les effets en aval de captation de la valeur ajoutée et de création d’emplois.


[1] Le rapport de l’OCDE, Identifying and Measuring Developments in Artificial Intelligence: Making the Impossible Possible, (OCDE, 2020) en est une excellente illustration.