Pour l’instauration d’un dialogue budgétaire en Europe

image_pdfimage_print

par Jérôme Creel

La succession des crises a renouvelé l’intérêt pour une réforme du cadre budgétaire européen (voir, par exemple, OFCE Policy Brief 2021). Parmi les très nombreuses propositions de réforme des règles sur les déficits, les dépenses ou les normes, seules quelques-unes mentionnent la dimension démocratique du processus budgétaire européen à mettre en œuvre.

Aussi, en complément des propositions de normes budgétaires (fiscal standards) de Blanchard et al. (2021), j’ai récemment plaidé (Creel, 2021) en faveur d’une responsabilité accrue des politiques budgétaires nationales vis-à-vis d’un organe démocratique européen et proposé d’établir un dialogue budgétaire entre les gouvernements de l’UE et le Parlement européen (PE).

Propositions récentes et leur mise en application

L’application des règles ou de nouvelles normes budgétaires soulève la question de leur mise en œuvre et des institutions qui en sont chargées. Blanchard et al. (2021), et Martin et al. (2021) dans une certaine mesure, préconisent un rôle de surveillance plus important pour le Comité budgétaire européen (CBE) et/ou la Commission européenne, ainsi qu’un organe judiciaire pour statuer sur les différends. Ceci peut poser un certain nombre de problèmes. Si la Commission et le CBE possèdent les compétences techniques nécessaires à la surveillance budgétaire, ils ne disposent pas de la jurisprudence nécessaire pour jouer le rôle d’arbitre. De plus, le CBE n’est qu’un comité consultatif sur les questions budgétaires et devrait voir ses statuts révisés pour être adapté au contrôle et à l’application des normes budgétaires. En revanche, le rôle d’arbitre revient naturellement et habituellement à la Cour de justice de l’Union européenne qui dispose de la jurisprudence mais ne possède pas les compétences techniques pour apprécier les écarts par rapport aux normes.

Bien qu’il n’y ait pas d’options faciles, celles mentionnées ci-dessus nécessiteraient certainement des modifications des traités européens. Il ne s’agit pas d’un obstacle insurmontable mais cela retardera davantage l’adoption des normes budgétaires.

Un dialogue budgétaire

Quelles que soient les conclusions futures de la révision du cadre budgétaire de l’UE (statu quo, adoption de nouvelles règles, adoption de normes), la conformité et l’application immédiates seront la clé du succès de la réforme, non seulement au niveau macroéconomique général (la gestion budgétaire dans l’UE doit produire à la fois la stabilité macroéconomique et la soutenabilité de la dette) mais aussi pour l’opinion publique européenne.

Certes, une opinion publique européenne n’existe pas. Néanmoins, les opinions publiques européennes ont des représentants : ce sont les membres du Parlement européen (MEP). Par conséquent, une modification non contraignante de la législation européenne actuelle, comme la création d’un dialogue budgétaire, peut être envisagée. Il s’agirait d’établir des auditions régulières des ministres des Finances devant le Parlement européen. Hallerberg et al. (2011) ont fait une proposition dans ce sens il y a dix ans. Les circonstances actuelles, à savoir le renouvellement de la réflexion sur les politiques budgétaires (Blanchard et Summers, 2020), les crises économiques fréquentes et la montée du populisme donnent sans doute un nouvel élan à la promotion d’un dialogue budgétaire entre les différents niveaux d’autorités politiques de l’UE, y compris, par conséquent, avec son institution la plus démocratique et la plus européenne : le Parlement.

L’objectif principal du dialogue budgétaire serait de créer les conditions d’une coordination renforcée et continue des politiques budgétaires (et également monétaires) dans l’UE tout au long de l’année. Au cours des auditions ou témoignages trimestriels des ministres des Finances devant le PE, en séance plénière ou devant la Commission des affaires économiques et monétaires du PE, les ministres présenteraient leur Loi de finances (préparatoire et finale) et leurs analyses de soutenabilité de la dette. L’initiative de dialogue budgétaire peut également fournir l’occasion d’un dialogue public avec la Banque centrale européenne.

Avantages d’un dialogue budgétaire

Le dialogue budgétaire offrirait une arène pour une véritable discussion européenne des politiques budgétaires nationales devant les représentants des opinions publiques européennes. Bien que le PE n’ait pas le pouvoir de retarder l’adoption d’un budget national, la discussion pourrait offrir plus de transparence sur la conformité de chaque gouvernement avec les règles ou normes communes. Dans ce nouveau cadre, les politiques budgétaires des gouvernements de l’UE seraient considérées comme des biens publics pour l’ensemble de l’UE. À cet égard, le dialogue budgétaire pourrait s’appuyer sur l’article 10 du Traité sur l’Union européenne (TUE) qui stipule que toutes les décisions de l’UE sont fondées sur la démocratie représentative. L’article 10(4) du TUE stipule notamment que : « Les partis politiques au niveau européen contribuent à la formation de la conscience politique européenne et à l’expression de la volonté des citoyens de l’Union ».

Deuxièmement, le dialogue budgétaire offrirait une transparence sur la manière dont chaque gouvernement tient compte du contexte général de l’UE dans l’élaboration de ses politiques. Le dialogue budgétaire tendrait à produire une meilleure internalisation des retombées des politiques budgétaires nationales sur leurs pays partenaires, générant ainsi une coordination budgétaire plus efficace dans l’UE.

Troisièmement, un dialogue budgétaire donnerait au PE un rôle plus important, mais sans doute symbolique, et une plus grande implication dans les affaires budgétaires, ce qui réduirait les critiques contre la technocratie et l’éventuelle mauvaise perception du PE par les électeurs. Les auditions publiques mettraient en lumière les responsabilités distinctes des ministres des Finances nationaux et des députés européens dans la préparation et le déroulement des politiques budgétaires nationales tout en permettant aux ministres des Finances d’argumenter sur leur position budgétaire et d’en débattre avec les représentants européens.

Quatrièmement, à ce jour, il n’existe pas d’événement public régulier organisant une discussion conjointe des politiques budgétaires de l’UE avec le PE et la BCE, bien qu’il y ait quatre événements de ce type par an pour une discussion des politiques monétaires de l’UE entre le PE et la BCE : les dialogues monétaires. Les auditions trimestrielles du président de la BCE au PE ont leurs avantages et leurs inconvénients (Claeys et Dominguez-Jimenez, 2020). La réforme du dialogue monétaire pourrait être à l’ordre du jour, afin de le rendre plus pertinent dans le débat économique. À cet égard, l’adoption d’un dialogue budgétaire en complément du dialogue monétaire pourrait donner un double élan à la transparence et au contrôle démocratique des politiques économiques de l’UE.

Limites ou lacunes d’un dialogue budgétaire ?

Un dialogue budgétaire peut faire l’objet de nombreuses critiques, auxquelles il est possible d’apporter des contre-arguments.

Tout d’abord, des discussions générales sur les politiques budgétaires européennes, et peut-être sur leurs éventuels effets de débordement sur les pays partenaires, ont lieu lors des conseils réunissant les ministres des Finances et lors des réunions de l’Eurogroupe. Cependant, ces discussions ne sont ni publiques ni systématiques. Les discussions à huis clos entre ministres des Finances pourraient être complétées par des discussions publiques et transparentes devant le PE.

Deuxièmement, le Semestre européen fournit déjà un cadre pour la coordination des politiques économiques dans l’Union européenne. Il permet aux pays de l’UE de discuter de leurs programmes économiques et budgétaires et de suivre les progrès accomplis à des moments précis de l’année. Toutefois, le Semestre européen est principalement un exercice entre deux parties, un État membre et la Commission jusqu’à ce que des recommandations à certains États soient éventuellement adressées au Conseil. Il n’implique pas directement les gouvernements de l’UE et le PE et ne constitue pas un dispositif complet de coordination ex ante entre tous les États membres de l’UE.

Troisièmement, les gouvernements de l’UE sont déjà responsables devant leurs parlements nationaux et ne sont pas responsables devant le PE car les politiques fiscales et budgétaires restent souveraines. Cependant, les effets budgétaires de débordement externes peuvent ne pas être (suffisamment) pris en compte par les parlements nationaux et peuvent donc exposer l’ensemble de la zone à des situations budgétaires globales insatisfaisantes. L’objectif du Comité budgétaire européen (CBE) est précisément de donner des conseils sur l’orientation budgétaire appropriée dans l’UE, en lien avec les Hauts conseils de finances publiques (HCFP) nationaux qui contrôlent le respect des règles budgétaires nationales dans les États membres et renforcent ainsi la responsabilité interne des gouvernements. La responsabilité d’apprécier les effets de débordement des politiques budgétaires européennes n’est cependant pas claire : il n’est pas certain en effet qu’elle incombe à une institution. Enfin, le recours à des institutions indépendantes pose toujours la question de leur représentativité démocratique : les membres du CBE et des HCFP étant nommés, ces instances restent très technocratiques.

Quatrièmement, les députés européens peuvent ne pas disposer d’informations suffisantes sur les politiques budgétaires appropriées et peuvent donc être incapables de remettre en question les ministres des Finances nationaux. Si le CBE est censé conseiller la Commission européenne, un organe similaire pourrait bien voir le jour pour conseiller le PE et réduire l’éventuelle asymétrie d’information entre les députés et les ministres lors des dialogues fiscaux.

Cinquièmement, il existe déjà de nombreux freins et contrepoids à l’utilisation des outils budgétaires dans l’UE. Outre les règles budgétaires du Pacte de stabilité et de croissance et leur surveillance par les HCFP et le CBE, l’UE a mis en place un dialogue économique entre le PE, la Commission et l’Eurogroupe. Il peut aussi exister des échanges de vues occasionnels avec les ministres des Finances des États membres au PE. L’instauration d’un dialogue économique régulier avec les États membres est problématique pour le PE qui n’a pas de compétence juridique en la matière. Cependant, il existe certains cas où il y a une base légale pour inviter les États membres (par exemple, les pays de la zone euro sous surveillance renforcée à la suite d’un programme d’ajustement macroéconomique ou d’une procédure de déficit excessif) mais ils restent spécifiques et rares. Depuis sa création en 2012, il n’y a eu que dix-sept dialogues économiques et cinq échanges de vues avec un ministre des Finances impliquant quinze États membres de l’UE. Des dialogues budgétaires réguliers et structurés feraient une grande différence : il n’y aurait pas de stigmatisation des ministres des Finances, comme c’est le cas aujourd’hui, car l’ensemble d’entre eux seraient auditionnés et plus seulement ceux sous programme.

Enfin, il existe un risque de « nationalisation » du débat au sein du PE. Les députés européens situés dans l’opposition au plan national peuvent engager des discussions avec leur ministre des Finances sur des questions qui sont plus d’intérêt national qu’européen. C’est un défaut qui s’est déjà manifesté lors des dialogues monétaires ou lors de la récente intervention du Président de la République française. Par conséquent, il est essentiel d’organiser les dialogues budgétaire et monétaire de manière à éviter les biais nationaux et à souligner que les députés européens représentent les intérêts de tous les citoyens européens. Bien qu’il n’y ait pas de solution parfaite, les membres de la commission ECON pourraient jouer le rôle d’intermédiaire en recueillant les questions et les réactions aux présentations des ministres, contribuant ainsi à atténuer la « nationalisation » des débats politiques européens afin que se dégage un dialogue véritablement européen sur les questions d’ordre budgétaire.

References

Blanchard O., Á. Leandro et J. Zettelmeyer, 2021, « Redesigning EU Fiscal Rules: From Rules to Standards », Economic Policy (à paraître).

Blanchard O. et L. H. Summers, 2020, « Automatic stabilizers in a low-rate environment », American Economic Review Papers and Proceedings, n° 110, pp. 125-130.

Claeys G. et M. Dominguez-Jimenez, 2020, « How Can the European Parliament Better Oversee the European Central Bank? », Study for the ECON Committee, European Parliament.

Creel J. , 2021, « Establishing a Fiscal Dialogue in Europe », Comparative Economic Studies (à paraître).

Hallerberg M., B. Marzinotto et G. B. Wolff, 2011, « How effective and legitimate is the European semester? Increasing the role of the European Parliament », Bruegel Working Paper, n° 2011/09.

Martin P., J. Pisani-Ferry et X. Ragot, 2021, « Pour une refonte du cadre budgétaire européen », Note du Conseil d’Analyse Economique, n° 63.