Intervenants : Alexandre ESCUDIER (CEVIPOF), Nicolas LERON[1] (CEVIPOF, OFCE), Xavier RAGOT (OFCE), Jérôme CREEL (OFCE)
Souveraineté et démocratie, économie et politique
L’intégration européenne au prisme de la sociologie historique longue
Le séminaire « Théorie et économie politique de l’Europe », organisé conjointement par le Cevipof et l’OFCE (Sciences Po), vise à interroger, au travers d’une démarche pluridisciplinaire systématique, la place de la puissance publique en Europe, à l’heure du réordonnancement de l’ordre géopolitique mondial, d’un capitalisme néolibéral arrivé en fin du cycle et du délitement des équilibres démocratiques face aux urgences du changement climatique. La théorie politique doit être le vecteur d’une pensée d’ensemble des soutenabilités écologiques, sociales, démocratiques et géopolitiques, source de propositions normatives tout autant qu’opérationnelles pour être utile aux sociétés. Elle doit engager un dialogue étroit avec l’économie qui elle-même, en retour, doit également intégrer une réflexivité socio-politique à ses analyses et propositions macroéconomiques, tout en gardant en vue les contraintes du cadre juridique.
Réunissant des chercheurs d’horizons disciplinaires divers mais également des acteurs de l’intégration européenne (diplomates, hauts fonctionnaires, prospectivistes, avocats, industriels, etc.), chaque séance du séminaire donnera lieu à un compte rendu publié sur les sites du Cevipof et de l’OFCE.
La première séance du séminaire a été l’occasion d’en présenter la démarche et les objectifs, et d’exposer chacun, du point de vue de sa propre discipline, les enjeux de l’intégration européenne pour en souligner les difficultés théoriques comme pratiques. Mais cette démarche ne saurait se satisfaire d’un simple éclectisme pluridisciplinaire. L’ambition théorique du séminaire est bien d’articuler les différents savoirs économiques, juridiques et socio-politiques dans le cadre d’une matrice générale, sous-tendue par une sociologie historique longue. Car le phénomène d’intégration européenne, comme toute production des collectifs humains, ne saurait s’extraire des coordonnées fondamentales du politique.
Comme expliqué par Florent Parmentier, secrétaire général du CEVIPOF, et Xavier Ragot, président de l’OFCE, le séminaire porte un objectif d’européanisation accrue des travaux des deux centres de recherche. Dans l’urgence des crises, l’administration européenne a su mettre en œuvre des politiques publiques et des innovations institutionnelles. Mais la réflexion académique, à la temporalité longue, fait généralement défaut. Si des think tanks formulent des propositions sectorielles de qualité, il leur manque l’ambition d’une pensée systématique.
Interventions liminaires
Dans son intervention liminaire, Alexandre Escudier, chercheur au CEVIPOF et co-organisateur du séminaire, insiste sur l’envie d’acculturation réciproque qui anime les participants du séminaire. Conscients de ses propres points d’incompétence, chacun cherchera dans les autres disciplines les réponses aux angles morts de sa perspective disciplinaire. Mais cette démarche pluridisciplinaire ne saurait être un éclectisme. Elle s’attache à une conception théorique fondamentale du politique à laquelle le phénomène d’intégration européenne ne saurait échapper. Phénomène socio-historique inédit, l’intégration européenne n’en demeure pas moins une expérience de l’agir humain qu’il nous faut situer dans les coordonnées universelles de toute dynamique politique.
À la suite du sociologue Jean Baechler, Alexandre Escudier expose les quatre catégories fondamentales du politique : la politie, le système international (la transpolitie), le régime politique et la morphologie sociale. La politie correspond à l’espace social de pacification vers l’intérieur (qui poursuit la paix par la justice) et de prise en charge à l’extérieur de la guerre virtuelle. Elle est en quelque sorte l’unité politique de base.
Le système international (ou transpolitie) organise les rapports entre polities. Il peut connaître plusieurs états : celui de l’échec de la pacification entre polities ou celui de la réussite de la pacification, notamment au moyen d’institutions internationales. Cette dimension est fondamentale, car elle organise l’environnement de toute politie, qu’elle le veuille ou non. L’Europe ne saurait être exempte des contraintes du système international. Or nous observons que le cycle de l’Europe comme puissance normative est désormais derrière nous. L’Europe est confrontée à un triple déséquilibre : 1) le déséquilibre interne des États européens ; 2) le déséquilibre entre États membres (Nord-Sud, Ouest-Est) ; 3) le déséquilibre du système international, de la contestation de la pax americana à la multiplication des Etats faillis et des groupements terroristes.
Le régime politique renvoie à la manière dont les modes du pouvoir se combinent à l’intérieur d’une politie, avec : 1) la puissance (la capacité coercitive en dernier ressort) ; 2) l’autorité (la capacité d’incarnation des principes tenus pour justes) ; 3) la direction (la capacité de résoudre des problèmes qui s’imposent). La démocratie, comme régime politique, enracine les modes du pouvoir dans les sociétaires égaux en principe.
La morphologie sociale, enfin, renvoie à la nature du lien social qui garantit une cohésion subjective parmi les membres du collectif. La nation, comme morphologie sociale, conjugue un principe contractualiste (théorie du contrat social) avec un régime mémoriel de valeurs sédimentées dans le temps et des épreuves historiques communes.
Hapax juridico-politique, l’Union européenne bouscule les équilibres stabilisés par l’État-nation. Elle génère un triple dédoublement : 1) au niveau de la politie, l’UE est-elle une politie de polities, une quasi-politie qui subsume les États, voire les déclassifient en tant que polities ? 2) au niveau du régime politique, l’UE pose problème aux fonctionnements des démocraties nationales ; 3) au niveau de la morphologie sociale, quel lien social l’UE produit-elle ? Peut-on observer la cristallisation d’une européanité ? ou bien le raidissement des nations ?
Du point de vue de l’économiste, selon Xavier Ragot, c’est la Commission européenne qui s’est montrée capable de se saisir d’une proposition innovante et de la mener à terme afin de répondre à une problématique donnée. Par exemple, face à la crise du Covid-19, la Commission européenne a su reprendre l’idée d’assurance-chômage européenne, pourtant rejetée par les syndicats européens du fait de l’opposition des syndicats allemands à toute européanisation de l’Etat social, et mettre en place le mécanisme SURE, doté de 100 milliards d’euro et dont l’efficacité est réelle. Un peu à la manière de la création des systèmes d’État-providence, qui contournèrent le blocage de l’appareil étatique en mobilisant les partenaires sociaux, le mécanisme SURE est le fruit d’une rationalité bureaucratique capable de s’exonérer de l’inertie des acteurs politiques et sociaux. Mais si l’économiste peut analyser l’efficacité (macroéconomique) d’un tel instrument, il ne sait pas problématiser sa légitimité (politique). L’enjeu de la constitution d’un marché du travail européen soulève la même problématique. De même pour le chantier des règles budgétaires européennes : au-delà de leur pertinence macroéconomique, quelle est la limite d’acceptabilité en termes de légitimité, de ces règles ? La question du remboursement de la dette issue du plan de relance européen NextGenerationEU devient, sous cet angle, cruciale : on a fait une dette sans ressource fiscale en face et sans validation parlementaire légitime. La perspective économique a besoin d’aller beaucoup plus loin dans la compréhension des contraintes politiques des mesures économiques qu’elle peut préconiser.
Comme le souligne Jérôme Creel, directeur du département des études à l’OFCE, à la faveur des crises, dont celle du Covid-19, on assiste à un renouveau de l’action publique dans la sphère économique : politique industrielle (e.g. par la création de nouveaux champions afin d’assurer une indépendance technologique de l’UE), nouvelles réglementations (e.g. pour lutter contre le changement climatique), et politique macroéconomique active, y compris celle menée par la Banque centrale européenne. Ce renouveau répond sans doute pour partie aux mouvements de protestation contre certains effets de la mondialisation et il interroge les relations entre politique et économie. Tandis que la question de la pérennisation des nouvelles politiques économiques européennes se pose avec une acuité pressante, elle implique à la fois une réflexion sur la bonne répartition entre le niveau local, le niveau national et le niveau européen de ces interventions et sur leur capacité à se coordonner. Elle implique également que soient définis un cadre et des limites juridiques aux propositions de réformes portées par les économistes qui doivent passer par un dialogue constructif avec les juristes.
Partir du politique doit ainsi constituer le leitmotiv des travaux du séminaire, selon Nicolas Leron, chercheur associé au CEVIPOF et à l’OFCE. La crise européenne, qui s’entend comme la crise de l’Union européenne et celle de ses États membres, est une crise du politique, dont les ramifications, les déterminants et les manifestations sont multidimensionnelles (économique, juridique, électoral…). La perspective politiste et juridique éprouve elle aussi le besoin de relier ses problématisations à la dimension économique : où se loge, au sein de l’économique, le politique ? Les notions économiques de budget, de fiscalité, de politique économique constituent des éléments constitutifs et/ou des vecteurs du politique. Réciproquement, quelles sont les conditions ou les effets de l’économique sur le politique ? Cette démarche d’intégration pluridisciplinaire ne vaut qu’à la condition de refuser toute conception disciplinaire hermétique, à savoir qu’une science juridique pure comme une science économique pure, qui se suffirait à elle-même, ne tient pas. Cela conduit à une double critique : la critique politiste du néofonctionnalisme (qui postule qu’une certaine configuration institutionnelle d’intérêts d’acteurs produit sa propre force cinétique d’intégration européenne) et la critique économique de l’économicisme (qui évacue ou condamne tout déterminant politique). Ensuite, parce que le politique renvoie, en Europe, à la démocratie, la crise du politique est donc, en Europe, une crise de la démocratie, ce qui pose la question des conditions de production et de stabilisation de la démocratie : dimensions politiques, juridiques et économiques. Selon une acception substantielle de la démocratie, qui ne saurait se résumer à ses procédures institutionnelles, la production des biens premiers du politique (qui permettent la paix par la justice) devient une question centrale qui, nécessairement, engage la raison économique (innovation et production industrielle, capacité fiscale, politique budgétaire).
Discussion générale
Dans le cadre de la discussion suivant les interventions liminaires, Maxime Lefebvre, diplomate au sein de la Direction de l’Union européenne du ministère de l’Europe et des Affaires étrangères, soulève trois questions : 1) Le plan de relance européen est-il exceptionnel ou a-t-il vocation à passer un effet cliquet, un changement de nature du projet européen ? 2) si l’on veut franchir un pas vers plus de démocratie : faut-il aboutir à l’impôt européen ? 3) dans quelle mesure faut-il prendre en compte le cadre occidental et transatlantique ?
Alexandre Excudier répond qu’il ne faut pas fantasmer une souveraineté militaire européenne émancipée du partenaire américain, mais réfléchir à notre capacité de désalignement sectoriel, indépendamment des conflits de hautes intensités. Sur la question de la capacité fiscale européenne : dans la bataille du récit, ne sous-vend-on pas les avantages du marché intérieur qui offre à ce titre la possibilité de fiscaliser de nouvelles richesses tirées de l’existence même du marché intérieur ?
Xavier Ragot revient sur l’idée que l’Europe avance de crise économique en crise économique. Le plan NextGenerationEU est, selon lui, une évolution durable de la construction européenne. L’Europe s’est construite sur la grande stabilité des marchés : or cette économie rigide de marché est structurellement déstabilisée et rend perpétuellement anachronique les institutions européennes en place. Le moteur principal qui permet l’ajustement de l’UE aux problèmes qui se présentent à elle est alors la bureaucratie, suivie ensuite – avec beaucoup de retard – par la politique. La bureaucratie a accouché d’un plan de relance européen qui répond aux problèmes du moment mais qui pose des problématiques politiques majeures de moyen terme : comment stabiliser le plan de relance européen, à commencer par la pérennisation de la nouvelle dette européenne ? à quelles conditions institutionnelles ? au moyen de quels processus de démocratisation d’institutions européennes en crise ? Va-t-on, par la force des choses, vers un fédéralisme budgétaire, interroge Jérôme Creel, avec quelles conséquences politiques ? D’autre part, la question internationale est majeure mais le point de vue de l’économiste exprime un certain pessimisme quant à la capacité de la contrainte économique (internationale) à créer du politique.
À cet égard, Alexandre Escudier insiste sur l’importance du cycle des affects stratégiques et des risques systémiques qui engendrent une demande de protection et donc une nécessité pour les régimes politiques de protéger. Ce besoin de protection comporte une dimension d’anticipation stratégique essentielle, souligne Florent Parmentier. Ainsi, qui se soucie par exemple du risque induit par l’épuisement de l’effet de nos antibiotiques – qui pourrait engendrer une dizaine de millions de morts par an d’ici une vingtaine ou une trentaine d’années ? Cette menace, l’antibiorésistance, semble invisible pour nos contemporains, à quelques rares exceptions. Mais, sitôt énoncée, comment douter qu’il s’agit d’une menace sanitaire bien plus importante que la pandémie que nous venons de vivre, et qui engendrera une forte demande de protection ? Les travaux du séminaire auraient tout intérêt à partir d’une question concrète (le risque anti-antibiotique) pour interroger nos catégories politiques, économiques, juridiques, et produire une narration positive.
La
première séance du séminaire a ainsi permis d’identifier trois thématiques de
travail : la fiscalité européenne, le post-antibiotique et les questions
de sécurité.
[1] Ce compte rendu a été rédigé par Nicolas Leron.