Réflexions sur la dynamique des faillites : entre court et long terme

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par Jean-Luc Gaffard

La crise économique issue de la crise sanitaire a un aspect particulier et immédiat : l’activité économique a été stoppée totalement et brutalement du fait d’une décision administrative prise par les pouvoirs publics. Il s’en est suivi un défaut de liquidité des entreprises pouvant les conduire à la faillite. Dans le même temps, cependant, les mesures de chômage partiel et le report des charges sociales ont permis de réduire significativement ce risque et de prévenir des baisses de salaires qui auraient entraîné l’économie dans la spirale de la déflation et de la dépression. Cette politique peut être présentée comme une réponse au dysfonctionnement des mécanismes de sélection de marché opérant pour partie au détriment des entreprises productives. Elle est complétée par l’octroi de prêts garantis par l’État dans certains secteurs et pour certaines entreprises qui poursuivent le même but à une échéance plus éloignée (Policy Brief, n° 73 de l’OFCE).

La situation ainsi créée conduit à interroger de manière renouvelée les mécanismes de sélection, les relations entre l’État et le marché, le rapport entre les événements de court terme et les performances à moyen terme des entreprises. Un vieux débat peut resurgir qui est de savoir si, au-delà du très court terme, il est opportun de privilégier une démarche macroéconomique visant à stabiliser l’économie (à prévenir la dépression) ou de laisser la sélection de marché opérer un nettoyage des entreprises structurellement condamnées, le fameux « cleaning effect » que prônait Schumpeter à l’encontre de Keynes. Poser la question en ces termes, c’est inévitablement se rapporter à la nature du phénomène impliqué par la crise sanitaire. Est-ce un épisode extraordinaire et de ce fait transitoire signifiant que l’on s’attend à une fluctuation en forme de V ? Ou bien cet épisode, pour extraordinaire qu’il soit, vient-il se greffer sur une évolution déjà marquée par de profondes et réelles distorsions ? Dans le premier cas de figure, la dimension macroéconomique de court terme de l’intervention publique l’emporte dans l’attente d’un retour rapide à la normale dont l’un des aspects est le rétablissement d’un fonctionnement efficace de la sélection de marché. Dans le second cas de figure, une intervention purement conjoncturelle a d’autant moins de sens que ce qui est en jeu est bel et bien l’interaction entre court et long terme, un long terme qui ne saurait être réduit à l’existence d’un équilibre vers lequel l’on convergerait naturellement pourvu de laisse jouer les forces du marché. On l’aura compris le débat reste ouvert, quoique dans des termes modifiés, entre tenants d’une analyse qui acceptent temporairement un gonflement des déficits publics en gardant leur confiance dans le rétablissement aussi rapide que possible de règles de neutralité monétaire et budgétaire, et tenants d’une analyse qui entendent reconnaître la complémentarité entre l’État et le marché dans une perspective de gestion récurrente des processus de destruction créatrice inhérents aux économies de marché. Le propos, en l’occurrence, n’est pas de restaurer le débat entre classiques et keynésiens, mais de le dépasser en établissant le lien qui existe entre phénomènes conjoncturels et structurels, la complémentarité entre politiques conjoncturelles et structurelles.

Initier ce dépassement suppose de partir du fonctionnement du marché et du mécanisme de sélection dont il est le siège en s’intéressant, non pas, d’entrée de jeu, à la confrontation courante des entreprises sur ce marché, mais à leur confrontation dans le temps au moyen de l’investissement, impliquant d’en considérer la dimension financière.

La sélection de marché s’inscrit dans deux effets. L’effet immédiat porte sur le contrôle des ressources et se traduit par leur réallocation entre les entreprises suivant leur niveau de compétitivité à un instant donné. Il n’est autre que l’effet de nettoyage évoqué plus haut qui doit entraîner une augmentation de la productivité et de la profitabilité de l’industrie, sans préjuger, au plan macroéconomique, de la possible montée du chômage ou, plus exactement, en imaginant que la réallocation en question va de pair avec une mobilité du travail, fruit de la flexibilité des salaires, qui se dirige vers les emplois les plus productifs. L’effet indirect porte sur la motivation (les anticipations) de l’entreprise et relève de la création de ressources, et concerne son comportement d’investissement. Il détermine la capacité de l’entreprise de prévoir et de planifier.

Aussi paradoxal que cela puisse paraître, il est possible de prévoir le futur seulement si des contraintes lient le futur au présent (Richardson 1960). Quand une entreprise planifie d’investir, elle doit pouvoir faire des anticipations fiables à propos des circonstances qui la concernent et, particulièrement, à propos des offres futures, aussi bien concurrentes que complémentaires (les informations de marché) (ibid.). Former de telles anticipations dépend de quantités de facteurs, en fait des modes de coordination mis en œuvre qui sont d’ordre organisationnel. Il peut s’agir de l’imperfection et la division des connaissances qui sont à la base d’une concurrence monopolistique.  Il peut aussi s’agir d’arrangements contractuels à plus ou moins long terme, qui semblent relever d’imperfections de marché, mais sont en réalité des connexions incitant à investir en introduisant des contraintes ou des limites sur les investissements concurrents et complémentaires dont le but est de prévenir l’excès des premiers et le manque des seconds (ibid.). Dans tous les cas, la structure de marché est naturellement imparfaite. Les prix ne jouent nullement le rôle de coordination qui leur est attribué dans la théorie de la concurrence parfaite : ils sont plutôt stables, garantissant l’ancrage nécessaire à la prédiction de la demande et facilitant la planification financière. Le mécanisme de sélection ne s’en trouve pas forcément affecté : il s’exerce dans le temps. L’intérêt public sera d’autant mieux servi par la coexistence de plusieurs entreprises entre lesquelles le mécanisme de sélection opère, si la structure de marché (les imperfections de marché) rend possible l’introduction de nouveaux produits et de nouvelles technologies plus fréquemment et à moindre risque.

Un tel mécanisme de sélection est étroitement dépendant de l’attitude des détenteurs de capitaux. Au regard de la situation actuelle, comme nous l’avons souligné, il est question, non seulement, de prévenir des difficultés de liquidité (de trésorerie) à court terme imposées par la réponse administrative à la crise sanitaire, mais aussi de se garder de mesures conduisant à un surendettement fatal des entreprises à moyen terme.

Pour que les entreprises puissent former des anticipations fiables et investir en conséquence, non seulement les structures de marché doivent être imparfaites, mais les arrangements conclus (y compris les contrats de travail à durée indéterminée) doivent être validés par l’engagement des détenteurs de capitaux. Cet engagement signifie que les entreprises doivent disposer de liquidités dans les montants et les moments requis par des décisions d’investissement prises en situation d’irréversibilité et d’incertitude. Un tel engagement est le fait des banques et des actionnaires dont le comportement s’inscrit dans un environnement institutionnel. Il appartient aux pouvoirs publics de fixer cet environnement et de procéder, le cas échéant, aux réformes nécessaires. Dans le cas qui nous occupe, des mesures spécifiques sont nécessaires en même temps que des réformes à portée générale. Compte tenu de la situation créée par la crise sanitaire, il est opportun que le soutien financier immédiat de l’État prenne la forme d’entrées au capital des entreprises concernées ou d’obligations convertibles en actions, précisément pour éviter un surendettement ultérieur source de d’illiquidité et d’insolvabilité. De telles mesures n’excluent pas, bien au contraire, de procéder aux réformes permettant de rendre patients les détenteurs de capitaux, qu’il s’agisse de se prémunir de l’activisme de certains fonds de placement en développant les actions de loyauté et contrariant les transactions financières à haute fréquence, ou de favoriser la banque dite de proximité plutôt que la banque de marché. Ce sont là autant de conditions pour que le mécanisme de sélection de marché fonctionne correctement du double point de vue micro et macroéconomique.

Références

OFCE, 2020, « Dynamique des défaillances d’entreprises en France et crise de la COVID 19 », Policy Brief, n° 73.

Richardson G. B., 1960, Information and Investment : A Study in the Working of the Competitive Economy, Oxford, Clarendon Press. Reedition 1990.

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