Brexit : quelles leçons pour l’Europe ?

Par Catherine Mathieu et Henri Sterdyniak

Le vote britannique pour une sortie de l’UE accentue la crise politique tant en Europe que dans beaucoup de pays européens. La sortie de l’Europe devient une alternative possible pour les peuples européens, ce qui peut encourager les partis souverainistes. Mécaniquement, le départ du Royaume-Uni augmente le poids du couple franco-allemand, ce qui peut déstabiliser l’Europe. Si l’Ecosse quitte le Royaume-Uni pour adhérer à l’UE, des mouvements indépendantistes d’autres régions (Catalogne, Corse, ..) pourraient demander une évolution similaire. Mais la fragilité de l’Europe provient aussi de l’échec de la stratégie « discipline budgétaire/réformes structurelles ».

Le départ du Royaume-Uni, farouche partisan du libéralisme économique, hostile à toute augmentation du budget européen comme à tout accroissement des pouvoirs des institutions européennes, comme à l’Europe sociale pourrait modifier la donne dans les débats européens, mais certains pays de l’Est, les Pays-Bas et l’Allemagne ont toujours eu la même position que le Royaume-Uni. Il ne suffira pas, à lui seul, à provoquer un tournant dans les politiques européennes. Par contre, la libéralisation des services et du secteur financier, que le Royaume-Uni impulse aujourd’hui, pourrait être ralentie. Le Commissaire britannique Jonathan Hill, responsable des services financiers et des marchés de capitaux devra être rapidement remplacé. Se posera la question délicate des fonctionnaires européens britanniques qui, en tout état de cause, ne pourront plus occuper de postes de responsabilité.

Il ouvrira aussi une période d’incertitude économique et financière. Mais il ne faut pas donner trop d’importance aux réactions des marchés financiers, qui n’aiment pas l’incertitude et sont de toute façon très  volatils.  La livre a certes rapidement perdu 10%  par rapport à l’euro, mais elle était sans doute  surévaluée, comme en témoigne le déficit courant britannique de l’ordre de 6,5% de son PIB en 2015.

Selon l’article 50 de la Constitution européenne, un pays qui décide de quitter l’Union doit négocier un accord de retrait, qui fixe la date de sortie[1]. Sinon, au bout de deux ans, le pays est automatiquement en dehors de l’Union. La négociation sera délicate ; elle portera obligatoirement sur l’ensemble des dossiers. Durant cette période, le Royaume-Uni restera dans l’UE. Les pays européens devront choisir entre deux attitudes. L’attitude compréhensive serait de signer rapidement un Traité de libre-échange, se donnant comme objectif de maintenir les relations commerciales et financières avec le Royaume-Uni, en tant que partenaire privilégié de l’Europe. Cela minimiserait les conséquences économiques du Brexit pour l’UE comme pour le Royaume-Uni. Toutefois, il paraît difficile que le Royaume-Uni puisse à la fois jouir d’une liberté totale pour son organisation économique et d’une ouverture totale des marchés européens. Le Royaume-Uni ne devrait pas bénéficier de conditions plus favorables que celles des membres actuels de l’AELE (Norvège, Islande, Liechtenstein) ou de la Suisse ; il devrait sans doute comme eux intégrer la législation du marché unique (en particulier pour la libre circulation des personnes) et contribuer au budget européen. Se poseraient très vite la question de normes, celle du passeport européen des institutions financières (ce passeport est aujourd’hui accordé aux pays de l’AELE, mais pas à la Suisse),  etc. Le Royaume-Uni pourrait avoir à choisir entre se plier à des normes européennes sur lesquelles il n’aura pas son mot à dire ou se voir imposer des barrières réglementaires. Certes, la négociation sera ouverte. Le Royaume-Uni pourra plaider pour une Europe plus ouverte aux pays hors-UE. Mais quel sera son poids une fois sorti ?

L’attitude dure, visant à punir Londres pour faire un exemple et décourager les futurs candidats à la sortie, consisterait au contraire à imposer au Royaume-Uni de renégocier l’ensemble des traités commerciaux en partant de zéro (donc des seules règles de l’OMC) à inciter les entreprises multinationales à relocaliser en Europe continentale leurs usines et sièges sociaux, à fermer l’accès du marché européen aux banques britanniques de façon à les inciter à rapatrier à Paris ou à Francfort l’activité bancaire et financière de la zone euro. Mais, il paraît difficile que l’Europe, partisan de la libre-circulation des marchandises, des services, des personnes, des entreprises, se mette à dresser des obstacles contre le Royaume-Uni.  La zone euro a un excédent courant de 130 milliards d’euros avec le Royaume-Uni : voudra-t-elle le remettre en cause ? Les entreprises européennes qui exportent au Royaume-Uni s’y opposeraient. Les accords de coopération industrielle (Airbus, Armement, Energie, ..) pourraient difficilement être remis en question. Il paraît a priori peu probable que Londres dresse des barrières tarifaires contre les produits européens, sauf en représailles. En sens inverse, Londres pourrait jouer la carte du paradis fiscal et réglementaire, en particulier en matière financière. Mais, il ne pourrait guère s’abstraire de contraintes internationales (les accords de la COP21, ceux sur la lutte contre l’optimisation fiscale, ceux sur l’échange international d’informations fiscales et bancaires). Le risque est de rentrer dans un coûteux jeu de représailles réciproques (que l’Europe, divisée entre des pays à intérêts différents, aura du mal à mener).

En cas de sortie de l’UE, le Royaume-Uni, contributeur net à l’UE, économiserait  a priori environ 9 milliards d’euros par an, soit 0,35% de son PIB. Toutefois, les pays de l’AELE et la Suisse contribuent au budget européen dans le cadre du marché unique. Là encore, tout dépendra de la négociation. On peut penser que le gain pour le Royaume-Uni ne sera que de l’ordre de 4,5 milliards d’euros, que les autres pays membres devront prendre en charge (soit un coût de l’ordre de 0,5 milliard d’euros pour la France).

Compte tenu des incertitudes sur la négociation (et sur l’évolution du taux de change),  toutes les évaluations sur l’impact du Brexit sur les autres pays de l’UE ne peuvent être que très problématiques. Par ailleurs, l’effet pour les pays de l’UE est forcément de second ordre : si des barrières tarifaires ou non tarifaires réduisent les exportations de voitures françaises vers le Royaume-Uni et des voitures britanniques vers la France, les producteurs français pourront fournir leur marché national avec moins de concurrence et pourront aussi se tourner vers les pays tiers. Un ordre de grandeur est cependant utile : les exportations de la France (de l’UE) vers le Royaume-Uni représentaient en 2015 1,45% de son PIB (2,2%) ; les exportations du Royaume-Uni vers l’UE représentaient 7,1% de son PIB. A priori, un choc équivalent sur le commerce RU/UE a 3,2 fois moins d’impact sur l’UE que le Royaume-Uni.

Ainsi, selon l’OCDE[2], la baisse du PIB de l’UE serait à terme, en 2023, de 0,8% (contre 2,5% pour le Royaume-Uni), tandis que rester dans l’UE, participer à l’approfondissement du marché unique et signer des accords de libre-échange avec le reste du monde permettrait une hausse du PIB pour tous les pays de l’UE. Mais quelle est la crédibilité de cette dernière affirmation, compte tenu des mauvaises performances actuelles de la zone euro et du coût de l’ouverture des frontières pour la cohésion économique et sociale des pays européens ? Beaucoup des canaux évoqués par l’OCDE sont contestables : le Brexit affaiblirait la croissance en augmentant l’incertitude économique et en affaiblissant les perspectives économiques. Mais si l’Europe fonctionne mal, la quitter devrait améliorer les perspectives des marchés. Le Royaume-Uni subirait une contraction de son commerce extérieur, qui nuirait durablement à sa productivité, mais, malgré l’ouverture de son économie, la productivité de l’économie britannique est déjà faible. L’OCDE ne pose pas la question de principe : un pays doit-il abandonner sa souveraineté politique pour bénéficier des éventuels effets positifs de la libéralisation commerciale ?

Selon la fondation Bertelsmann[3], la baisse du PIB de l’UE (hors RU) en 2030 irait de 0,10% dans le cas d’une sortie douce (le Royaume-Uni ayant un statut similaire à celui de la Norvège)  à 0,36% dans le cas défavorable (le Royaume-Uni devant renégocier tous ses traités commerciaux), la France étant peu touchée (-0,06 % et -0,27%), l’Irlande, la Belgique et le Luxembourg beaucoup plus. Puis l’étude multiplie ces chiffres par cinq pour intégrer des effets dynamiques de moyen terme, la baisse du commerce extérieur étant censée avoir des effets défavorables sur la productivité.

Euler-Hermès aboutit aussi à des chiffres très faibles pour les pays de l’UE : une baisse de 0,4% du PIB avec un accord de libre-échange ; de 0,6 % sans accord. L’impact est plus important pour les Pays-Bas, l’Irlande et la Belgique.

Un rebond de l’Europe, avec ou sans le Royaume-Uni…

L’Europe devra tirer les leçons de la crise britannique, qui vient après la crise des dettes des pays du Sud, la crise grecque, les politiques d’austérité, en même temps que celle des migrants. Ce ne sera pas une tâche aisée. Il faudra à la fois repenser le contenu des politiques et leur cadre institutionnel. L’UE en aura-t-elle la capacité ?

Les déséquilibres entre pays membres se sont accrus de 1999 à 2007. Depuis 2010, la zone euro n’a pas été capable de mettre en place une stratégie coordonnée permettant le retour vers un niveau satisfaisant d’emploi et la résorption des déséquilibres entre Etats membres. Les performances économiques sont médiocres pour de nombreux pays de la zone euro et catastrophiques pour les pays du Sud.  La stratégie mise en œuvre  dans la zone euro depuis 1999, renforcée depuis 2010 : « discipline budgétaire/réformes structurelles » n’a guère donné des résultats satisfaisants sur les plans économiques et sociaux. Par contre, elle donne aux peuples l’impression d’être dépossédés de tout pouvoir démocratique. C’est encore plus vrai pour les pays qui ont bénéficié de l’assistance de la troïka (Grèce, Portugal, Irlande) ou de la BCE (Italie, Espagne). Depuis 2015, le plan Juncker destiné à relancer l’investissement en Europe a marqué un certain tournant, mais celui-ci demeure timide et mal assumé : il ne s’accompagne pas d’une réflexion sur la stratégie macroéconomique et structurelle. Les désaccords sont importants en Europe tant entre les nations qu’entre les forces politiques et sociales. Dans la situation actuelle, l’Europe a besoin d’une stratégie économique forte, mais celle-ci ne peut pas être aujourd’hui décidée collectivement en Europe.

Ce marasme a selon nous deux causes fondamentales. La première concerne l’ensemble des pays développés. Il apparaît de plus en plus que la mondialisation creuse un fossé  profond entre ceux qui y gagnent et ceux qui y perdent[4]. Les inégalités de revenus et de statuts se creusent. Les emplois stables, correctement rémunérés disparaissent. Les classes populaires sont les victimes directes de la concurrence des pays à bas salaires (que ce soient les pays asiatiques ou les anciennes démocraties populaires). On leur demande d’accepter des baisses de salaires, de prestations sociales, de droits du travail. Dans cette situation, les élites et les classes dirigeantes peuvent être ouvertes, mondialistes et pro-européennes tandis que le peuple est protectionniste et nationaliste. C’est le même phénomène qui explique la poussée du Front National de l’AfD, de l’UKIP, et aussi aux Etats-Unis de Donald Trump chez les Républicains.

L’Europe est actuellement gérée par un fédéralisme libéral et technocratique, qui veut imposer aux peuples des politiques ou des réformes, que ceux-ci refusent, pour des raisons parfois légitimes, parfois discutables, parfois contradictoires. Le fait est que l’Europe, telle qu’elle est actuellement, affaiblit les solidarités et cohésions nationales, ne permet pas aux pays de choisir une stratégie spécifique.  Le retour à la souveraineté nationale est une tentation générale.

Par ailleurs l’Europe n’est pas un pays. Il existe entre les peuples des divergences importantes d’intérêt, de situations, d’institutions, d’idéologies qui rendent tout progrès difficile. En raison de la disparité des situations nationales, de nombreux dispositifs (que ce soit la politique monétaire unique, la liberté de circulation des capitaux et des personnes), posent problème. Des règles sans fondement économique ont été introduites dans le Pacte de Stabilité ou le Traité Budgétaire : elles n’ont pas été remises en cause après la crise financière.  Dans nombre de pays, les classes dirigeantes, les responsables politiques, les hauts-fonctionnaires ont choisi de minimiser ces problèmes, pour ne pas contrarier la construction européenne. Des questions cruciales d’harmonisation fiscale, sociale, salariale, réglementaire ont été volontairement oubliées. Comment faire converger vers une Europe sociale ou une Europe fiscale des pays dont les peuples sont attachés à des systèmes structurellement différents ? Après les difficultés de l’Europe monétaire, qui peut souhaiter une Europe budgétaire, qui éloignera encore l’Europe de la démocratie ?

Dans l’accord du 19 février, le Royaume-Uni a fait rappeler les principes de subsidiarité. Il est compréhensible que des pays, soucieux de souveraineté nationale, soient agacés (pour ne pas dire plus) par les intrusions incessantes de l’UE dans des domaines qui relèvent de la compétence nationale, où les interventions européennes n’apportent guère de valeur ajoutée. Il est compréhensible que ces pays refusent de devoir en permanence se justifier à Bruxelles sur leurs politiques économiques ou sur leurs règles économiques, sociales ou juridiques même quand celles-ci n’ont aucune conséquence sur les autres Etats membres. Le Royaume-Uni a fait noter que les questions de justice, de sécurité, de libertés restaient de compétence nationale. L’Europe devra tenir compte de ce sentiment d’exaspération. Après le départ britannique, il faudra arbitrer entre deux stratégies : renforcer l’Europe au risque d’accroître encore le sentiment de dépossession des peuples ou réduire l’ambition de la construction européenne.

Le départ du Royaume-Uni, l’éloignement de fait de certains pays d’Europe centrale  (Pologne, Hongrie), les réticences du Danemark et de la Suède pourraient pousser à passer explicitement à une Union à deux vitesses. Beaucoup d’intellectuels et de personnalités politiques, nationaux ou européens, pensent que la présente crise pourrait en être l’occasion. L’Europe serait explicitement partagée en trois cercles. Le premier regrouperait les pays de la zone euro qui, tous, accepteraient de nouveaux transferts de souveraineté et bâtiraient une union budgétaire, fiscale, sociale et politique poussée. Un deuxième regrouperait les pays européens qui ne souhaiteraient pas participer à cette union. Enfin, le dernier cercle regrouperait les pays liés à l’Europe par un accord de libre-échange (Norvège, Islande, Liechtenstein, Suisse aujourd’hui, d’autres pays et le Royaume-Uni demain)

Ce projet pose cependant de nombreux problèmes. Les institutions européennes devraient être dédoublées entre des institutions zone euro fonctionnant sur le mode fédéral (qu’il faudrait rendre plus démocratique) et des institutions de l’UE continuant à fonctionner sur le mode Union des Etats membres. Beaucoup de pays actuellement en dehors de la zone euro sont hostiles à cette évolution qui, selon eux, les marginaliserait en membre de ‘seconde zone’. Elle compliquerait encore le fonctionnement de l’Europe s’il y a un Parlement européen et un Parlement de la zone euro, des commissaires zone euro, des transferts financiers zone euro et des transferts UE, etc. C’est déjà le cas, par exemple, avec l’Agence bancaire européenne et la BCE. De nombreuses questions devraient être tranchées deux ou trois  fois (une fois au niveau de la zone euro, une fois au niveau de l’UE, une fois au niveau de la zone de libre-échange).

Selon la question, le pays membre pourrait choisir son cercle, on irait vite vers une union à la carte. Cela est difficilement compatible avec une démocratisation de l’Europe puisqu’il faudrait vite un Parlement par question.

Les membres du troisième cercle seraient eux dans une situation encore plus difficile, obligés de se plier à des réglementations sur lesquels ils n’auront aucun pouvoir. Faut-il placer nos pays partenaires devant le dilemme : accepter  de lourdes pertes de souveraineté (en matière politique et sociale) ou se voir priver des avantages du libre-échange ?

Il n’y a sans doute pas d’accord des peuples européens, même au sein de la zone euro, pour aller vers une Europe fédérale, avec toutes les convergences que cela supposerait. Dans la période récente, les cinq présidents et la Commission ont proposé de nouveaux pas vers le fédéralisme européen : création d’un Comité budgétaire européen, création de Conseils indépendants de compétitivité, conditionnement de l’octroi des fonds structurels au respect de la discipline budgétaire et à la réalisation des réformes structurelles, création d’un Trésor européen et d’un ministre des finances de la zone euro, évolution vers une Union financière, unification partielle des systèmes d’assurance chômage. Cette évolution renforcerait le pouvoir d’organismes technocratiques au détriment des gouvernements démocratiquement élus. Il serait déplaisant qu’elle soit mise en œuvre, comme c’est déjà le cas en partie, sans que les peuples soient consultés.

Par ailleurs, nul ne sait comment se ferait la convergence en matières fiscale ou sociale. Vers le haut ou vers le bas ? Certains proposent une union politique où les décisions seraient prises démocratiquement par un gouvernement et un parlement de la zone euro. Mais peut-on imaginer un pouvoir fédéral, même démocratique, capable de prendre en compte les spécificités nationales dans une Europe composée de pays hétérogènes ? Peut-on imaginer les décisions concernant le système de retraite français prises par un Parlement européen ? Ou un ministre des finances de la zone imposant des baisses de dépenses sociales aux pays membres (comme la troïka le fait pour la Grèce) ? ou des normes automatiques de déficit public ? Selon nous, compte tenu de la disparité actuelle en Europe, les politiques économiques doivent être coordonnées entre pays et non décidées par une autorité centrale.

L’Europe devra engager une réflexion sur son avenir. Utiliser la crise actuelle pour progresser sans réflexion vers « une union toujours plus étroite » serait dangereux. L’Europe doit vivre avec une contradiction : les souverainetés nationales auxquelles les peuples sont attachés doivent être respectées tant que faire se peut ; l’Europe doit mettre en œuvre une stratégie macroéconomique et sociale, forte et cohérente. L’Europe n’a pas de sens en elle-même, elle n’en a que si elle met en œuvre en projet, défendre un modèle spécifique de société, la faire évoluer pour intégrer la transition écologique, éradiquer  le chômage de masse, résoudre les déséquilibres européens de façon concertée et solidaire. Mais il n’y a pas d’accord en Europe sur la stratégie à mener pour atteindre ces objectifs. L’Europe, incapable de sortir globalement les pays membres de la récession, de mettre en œuvre une stratégie cohérente face à la mondialisation, est devenue impopulaire. Ce n’est qu’après un changement réussi de politiques qu’elle pourra retrouver l’appui des peuples et que des progrès institutionnels pourraient être mis en œuvre.

[1] Voir, en particulier le rapport du Sénat ; Albéric de Montgolfier : Les conséquences économiques et budgétaires d’une éventuelle sortie du Royaume-Uni de l’Union Européenne,  juin 2016.

[2] OCDE, 2016, The Economic Consequences of Brexit: A Taxing Decision, avril. Notons qu’assimiler la sortie de l’Euro à une hausse des impôts est n’a pas de sens économique et est une communication peu digne de l’OCDE.

[3] Brexit –potential economic consequences if the EU exit the EU,, Policy Brief, 2015/05.

[4] Voir par exemple, Joseph E. Stiglitz, 2014,  « Le prix de l’inégalité », Les Liens qui libèrent, Paris.




Un nouvel arrangement pour le Royaume-Uni dans l’UE : les leçons européennes de l’accord du 19 février

par Catherine Mathieu  et Henri Sterdyniak

A la suite des demandes d’un nouvel arrangement pour le Royaume-Uni dans l’UE formulées par David Cameron le 10 novembre 2015, le Conseil européen des 18 et 19 février a abouti à un accord. Compte-tenu de ce texte, le peuple britannique sera appelé aux urnes le 23 juin pour décider de rester ou non dans l’UE. Cet épisode soulève de nombreuses questions quant au fonctionnement de l’UE.

  • Le Royaume-Uni a mis en question les politiques européennes sur des points qu’il jugeait cruciaux pour lui-même et a obtenu, en grande partie, gain de cause. Sa fermeté a payé. Cela soulève des regrets de ce côté-ci de la Manche. Pourquoi la France (et l’Italie) n’ont-elles pas eu une attitude similaire en 2012, par exemple, quand l’Europe imposait la signature du traité budgétaire et la poursuite de politiques d’austérité ? Cela soulève des inquiétudes : ce qui a été autorisé à un grand pays sera-t-il toléré pour un plus petit ? La menace de départ du Royaume-Uni est crédible car l’UE est devenue très impopulaire parmi les peuples (particulièrement en Angleterre) et parce que le Royaume-Uni est autonome financièrement (il s’endette sans peine sur les marchés financiers) et économiquement (c’est un contributeur net au budget de l’UE). Un pays dépendant davantage de l’Europe n’aurait guère de choix. Cela soulève des craintes : ne verra-t-on pas d’autres pays suivre cet exemple à l’avenir ? L’Europe pourra-t-elle échapper au modèle d’Europe de club à la carte (chacun participe aux activités qui l’intéresse) ? Mais un modèle de participation forcée est-il préférable ? L’Europe doit permettre à un pays de s’abstraire de politiques qu’il juge néfaste.
  • Le Royaume-Uni organisera donc un référendum, ce qui est satisfaisant du point de vue démocratique. Les derniers référendums n’ont guère donné des résultats favorables à la construction européenne (en France et aux Pays-Bas en 2005, en Grèce en juillet 2015, au Danemark en décembre 2015). En même temps, les Britanniques n’auront le choix qu’entre quitter l’UE (la possibilité d’une nouvelle renégociation si le référendum donnait la majorité pour une sortie de l’UE étant clairement écartée par l’accord de février) ou y rester avec un statut allégé ; la voie selon laquelle le Royaume-Uni resterait dans l’Union et chercherait à la rendre plus sociale, celle préconisée par une partie des travaillistes et par les nationalistes écossais, ne sera pas proposée. C’est dommage.
  • Le Royaume-Uni s’exonère explicitement de la nécessité de l’approfondissement de l’UEM, d’une « union sans cesse plus étroite », d’une « intégration plus poussée », toutes formules qui figurent dans les traités. Le projet d’arrangement précise que ces notions ne constituent pas une base légale pour élargir les compétences de l’Union. Les Etats non membres de la zone euro conservent le droit d’évoluer, ou non, vers une intégration plus poussée. Cette précision est, selon nous, la bienvenue. Il ne serait pas légitime que les compétences de l’Union soient en permanence élargies sans l’accord des peuples. Dans la période récente, les cinq présidents et la Commission ont proposé de nouveaux pas vers le fédéralisme européen : création d’un Comité budgétaire européen, création de Conseils indépendants de compétitivité, conditionnement de l’octroi des fonds structurels au respect de la discipline budgétaire, à la réalisation des réformes structurelles, création d’un Trésor européen, évolution vers une Union financière, unification partielle des systèmes d’assurance chômage. Cette évolution renforcerait le pouvoir d’organismes technocratiques au détriment des gouvernements démocratiquement élus. Ne serait-il pas nécessaire que l’accord des peuples soit explicitement demandé et obtenu avant de s’engager dans cette voie ?
  • La sortie du Royaume-Uni, un certain éloignement de fait de certains pays d’Europe centrale et orientale (Pologne, Hongrie), les réticences du Danemark et de la Suède pourraient pousser à passer explicitement à une Union à deux vitesses, voire, pour reprendre une formulation de David Cameron d’une Union où les pays vont vers des destinations différentes. Les pays de la zone euro accepteraient, eux, de nouveaux transferts de souveraineté et bâtiraient une union budgétaire et politique poussée. Selon nous, ce projet devrait être soumis aux peuples.
  • En même temps, le projet d’accord stipule que l’Eurogroupe n’a pas de pouvoir législatif, celui-ci reste entre les mains de l’ensemble du Conseil. Le Royaume-Uni a fait préciser qu’un Etat non membre de la zone euro pourra demander au Conseil européen de se saisir d’une décision concernant la zone euro ou l’Union bancaire, dont il estime qu’elle nuit à ses intérêts. Le principe de l’autonomie de la zone euro n’a donc pas été proclamé.
  • Le Royaume-Uni a fait préciser qu’il n’est pas tenu de contribuer financièrement à la sauvegarde de la zone euro ou des établissements financiers de l’Union bancaire. Ce qui peut être jugé déplaisant vis-à-vis du principe de solidarité européenne, mais peut se comprendre. C’est parce que la mise en place de la zone euro a aboli le principe : « Chaque pays souverain bénéficie de l’appui total d’une banque centrale, prêteuse en dernier ressort » que le problème de sauvegarde se pose. Le Royaume-Uni (et ses banques) peut, lui, être soutenu par la Banque d’Angleterre.
  • Le Royaume-Uni a fait rappeler les principes de subsidiarité. Une nouvelle disposition prévoit que les parlements représentant 55% des Etats membres peuvent remettre en cause un texte législatif qui ne respecterait pas ce principe. Le Royaume-Uni a fait noter que les questions de justice, de sécurité, de liberté restaient de compétence nationale. Il est dommage que les pays attachés à la spécificité de leurs systèmes sociaux, de leurs systèmes de négociation salariale, n’aient pas fait de même.
  • Il est compréhensible que des pays, soucieux de souveraineté nationale, soient agacés (pour ne pas dire plus) par les intrusions incessantes de l’UE dans des domaines qui relèvent de la compétence nationale, où les interventions européennes n’apportent guère de valeur ajoutée. Il est compréhensible que ces pays refusent de devoir en permanence se justifier à Bruxelles sur leurs politiques économiques ou sur leurs règles économiques, sociales ou juridiques quand celles-ci n’ont aucune conséquence sur les autres Etats membres. L’Europe devra sans doute tenir compte de ce sentiment d’exaspération.
  • En ce qui concerne l’Union bancaire, le projet de texte est volontairement confus. Il est rappelé que le règlement uniforme, géré par l’Agence bancaire européenne (ABE), s’applique à toutes les banques de l’Union ; que la stabilité financière et des conditions égales de concurrence doivent être garanties. Mais, en même temps, il est écrit que les Etats membres qui ne participent pas à l’Union bancaire conservent la responsabilité de leurs systèmes bancaires et peuvent appliquer des dispositions particulières. Par ailleurs, les pays non-membres de la zone euro ont un droit de véto à l’ABE. Cela repose la question du contenu même de l’Union bancaire. Celle-ci permet-elle de prendre les mesures nécessaires pour réduire le poids de l’activité financière spéculative en Europe et d’orienter les banques vers le financement de l’économie réelle ? Ou son objectif est-il de libéraliser les marchés pour permettre le développement de l’activité financière en Europe, pour concurrencer Londres et les places financières extra-européennes ? Dans le premier cas, il aurait fallu mettre clairement le marché en main à Londres, lui dire que l’appartenance à l’UE suppose un contrôle étroit des activités financières. Lui dire que son départ autoriserait l’UE à prendre des mesures de contrôle des capitaux pour limiter les activités spéculatives et inciter les banques de la zone euro à y rapatrier leurs activités.
  • De même, il aurait fallu dire clairement à la Belgique, au Luxembourg, aux Pays-Bas et à l’Irlande que l’appartenance à l’UE suppose la fin des dispositifs permettant l’optimisation fiscale des firmes multinationales.
  • Le Royaume-Uni a fait adopter une déclaration affirmant à la fois la nécessité d’améliorer la règlementation et d’abroger les dispositions inutiles pour renforcer la compétitivité tout en maintenant des normes élevées de protection des consommateurs, des travailleurs, de la santé et de l’environnement. Cette compatibilité relève sans doute du vœu pieux.
  • Le texte reconnaît que la disparité des niveaux de salaires et de protection sociale dans les pays européens est difficilement compatible avec le principe de libre circulation des personnes en Europe. C’est un des non-dits de toujours de la construction européenne. Le Royaume-Uni, qui avait été l’un des seuls pays à ne pas prendre de mesures transitoires pour limiter l’entrée de travailleurs étrangers lors de l’adhésion des PECO en 2004, demande aujourd’hui que de telles mesures soient prévues en cas de futures adhésions. Le projet d’accord rappelle que le séjour d’un Européen dans un pays autre que le sien suppose qu’il ne soit pas à la charge du pays d’accueil, donc qu’il ait des ressources suffisantes ou qu’il y travaille.
  • La question du droit aux allocations familiales quand les enfants ne vivent pas dans le même pays qu’un de leur parent est inextricable. Dans la plupart des pays, les allocations familiales sont universelles (ne dépendent pas des cotisations des parents). On ne peut pas respecter en même temps les deux principes : tous les enfants vivant dans un pays donné ont droit à la même allocation ; tous les salariés travaillant dans un pays donné ont droit aux mêmes prestations. Le Royaume-Uni a obtenu le droit de pouvoir réduire les allocations en fonction du niveau de vie et des allocations familiales du pays de résidence des enfants. Mais ce droit ne pourra heureusement pas être étendu aux prestations retraites.
  • La plupart des pays européens ont aujourd’hui des mécanismes favorisant l’emploi des travailleurs non qualifiés. Grâce à des exonérations de cotisations sociales, à des crédits d’impôts et à des prestations spécifiques (comme la prime d’activité ou les allocations-logement en France), le revenu qu’ils perçoivent est fortement déconnecté de leur coût salarial. L’exemple britannique montre que ces dispositifs peuvent devenir problématiques en cas de libre circulation des actifs. Comment faire pour inciter les citoyens d’un pays à travailler sans trop attirer les travailleurs étrangers ? Là encore, c’est un non-dit de l’ouverture des frontières. Le point paradoxal est que c’est le Royaume-Uni qui soulève la question alors qu’il est proche du plein-emploi et qu’il prétendait que la flexibilité de son marché du travail lui permettait d’intégrer facilement les travailleurs étrangers. Ainsi, le Royaume-Uni a obtenu qu’un pays faisant face à un afflux exceptionnel de travailleurs en provenance d’autres Etats membres de l’UE puisse obtenir du Conseil le droit, pendant 7 ans, de n’accorder que progressivement les aides non-contributives aux nouveaux travailleurs des autres pays membres, ceci pendant un laps de temps pouvant aller jusqu’à 4 ans. Le Royaume-Uni a aussi fait préciser qu’il pourra utiliser ce droit immédiatement. Il s’agit d’une remise en cause de la citoyenneté européenne, mais ce concept était déjà bien écorné pour les inactifs et les chômeurs.

 

L’Union européenne, telle qu’elle se construit actuellement, soulève de nombreux problèmes. Les pays membres ont des intérêts et des points de vue divergents. En raison de la disparité des situations nationales (que ce soit la politique monétaire unique, la liberté de circulation des capitaux et des personnes), de nombreux dispositifs posent problème. Des règles sans fondement économique ont été introduites en matière de politique budgétaire. Dans nombre de pays, les classes dirigeantes, les responsables politiques, les hauts-fonctionnaires ont choisi de minimiser ces problèmes, pour ne pas contrarier la construction européenne. Des questions cruciales d’harmonisation fiscale, sociale, salariale, réglementaire ont été volontairement oubliées.

Le Royaume-Uni a toujours choisi de rester à l’écart de l’intégration européenne, en sauvegardant sa souveraineté. Aujourd’hui, il met le doigt sur les points sensibles. Se réjouir de son départ ne serait pas pertinent. L’utiliser pour progresser sans réflexion vers « une union toujours plus étroite » serait dangereux. L’Europe devrait se saisir de cette crise pour reconnaître qu’elle doit vivre avec une contradiction : les souverainetés nationales doivent être respectées tant que faire se peut ; l’Europe n’a pas de sens en elle-même, elle n’en a que si elle met en œuvre en projet, défendre un modèle spécifique de société, la faire évoluer pour intégrer la transition écologique, éradiquer la pauvreté et le chômage de masse, résoudre les déséquilibres européens de façon concertée et solidaire. Si l’accord négocié par les Britanniques pouvait y contribuer, ce serait une bonne chose, mais les pays européens auront-ils ce courage ?

 




Restructurer la CSG et la Prime d’activité ? Commentaires sur la décision du Conseil constitutionnel du 29 décembre 2015

par Henri Sterdyniak

Le 29 décembre 2015, le Conseil constitutionnel a censuré l’article 77 de la Loi de finances 2015. Issu d’un amendement présenté par deux députés socialistes, Jean-Marc Ayrault, ancien Premier ministre, et Pierre-Alain Muet, cet article instaurait le versement d’une fraction de la prime d’activité (PA) sous la forme d’une réduction dégressive de la CSG.

Cette censure était souhaitée et prévue par le gouvernement et la plupart des fiscalistes.  L’amendement rendait encore plus inextricable notre système fiscalo-social.  Une prestation sociale (la prime d’activité, PA), calculée sur une base familiale, devait être versée en partie par l’entreprise sous la forme d’une réduction de la CSG (le montant de la réduction n’ayant aucun lien avec le montant de la PA due), réduction qui devait s’imputer sur la PA versée par la CAF, mais devait être récupérée sous forme de hausse de l’IR l’année suivante pour ceux qui n’auraient pas droit à la PA.  Ainsi, les députés avaient-ils voté en décembre 2015 une réforme de la PA votée en juillet, avant même que cette prime ne soit encore versée. De toute évidence, c’est au moment du vote de la PA que les modalités de versement auraient dues être pensées.

Malheureusement, le Conseil constitutionnel a censuré l’amendement sur un premier grief (la différence de traitement entre les salariés et les non-salariés) sans examiner les autres, de sorte que certains commentateurs (comme Thomas Piketty, « Retour sur la censure de l’amendement Ayrault-Muet », Libération, 31 décembre 2015) ont cru qu’il suffirait d’étendre les bénéfices de l’amendement aux non-salariés. Certains se sont indignés d’une décision qui « empêchait  les parlementaires d’améliorer les conditions de vie des travailleurs modestes ». Nous voudrions ici expliquer pourquoi l’amendement en question n’était pas bien pensé et, plus généralement, pourquoi l’aide aux familles de travailleurs pauvres ne peut pas prendre la forme d’une réduction de la CSG.

Un amendement malvenu

Le système fiscalo-social français est basé sur un principe fondamental, qui est la reconnaissance de la famille, en tant qu’unité de base. Les parents sont censés partager l’ensemble des ressources de la famille entre tous ses membres. La fiscalité comme les prestations sociales évaluent le niveau de vie de la famille en considérant sa composition et l’ensemble de ses revenus. Selon ce principe, tout impôt progressif, toute prestation à visée redistributive doit être familialisée. C’est le cas de l’IR, du RSA, des allocations logement.

Ce principe peut certes être remis en cause ; certains souhaitent que la France passe à un système individuel, qui ne reconnaîtrait pas la famille comme élément de base de la société. Mais, ce choix doit être publiquement posé et démocratiquement décidé. Il doit être pensé de façon cohérente pour les prestations comme pour les impôts comme pour le droit du divorce et de l’héritage. Il suppose, en particulier, que soit clairement établi qui supporte la charge financière des enfants. Il ne peut être introduit en contrebande, par des amendements qui affaiblissent la cohérence du système actuel sans proposer un système alternatif cohérent. Or, l’amendement Ayrault-Muet stipulait que l’imposition des revenus avait deux composantes, l’IR et la CSG, et aboutissait à ce que la progressivité de la seconde se fasse sur une base individuelle, ne tenant pas compte, de plus, des revenus du capital[1].  Aussi, certains économistes comme Piketty, Liem-Hoang-Ngoc (« La réforme fiscale manquée », Libération du 6 janvier 2016), Bargain, Lehmann et  Trannoy (« L’amendement Ayrault sur la fiscalité ne doit pas être repoussé », Le Monde, 9 décembre 2015) soutenaient l’amendement, mais comme une étape vers une réforme fiscale, dont le contenu n’a pas fait l’objet jusqu’à présent d’un débat et d’une décision démocratique. Ce n’est pas une bonne méthode.

Le système français aide fortement les travailleurs à bas-salaires et leurs familles (tableau 1). Le choix fait a été d’instaurer un salaire minimum relativement élevé en en réduisant le coût pour les employeurs par de fortes exonérations de cotisations sociales patronales. Ainsi, la valeur du travail est reconnue ; ainsi, les travailleurs dits non-qualifiés sont incités à travailler. Par ailleurs, les familles de travailleurs pauvres sont aidées par les prestations familiales, les allocations logement,  naguère par le RSA activité, maintenant par la PA.  Ainsi, un célibataire au SMIC supporte un prélèvement négatif (-45 euros) si on fait le solde entre les cotisations sociales non-contributives (maladie, famille, etc.) que verse son employeur (314 euros), sa CSG-CRDS (115 euros), ses impôts indirects (218 euros) d’un côté, sa prime d’activité (94 euros), son allocation logement (67 euros) et les exonérations de cotisations employeurs (531 euros) de l’autre. De même, le prélèvement est négatif (-81 euros) pour une famille de deux adultes payés au SMIC, ayant deux enfants à charge.

Le choix fait en juillet 2015 a été de renforcer la progressivité du système en remplaçant le RSA activité et la PPE par la Prime d’activité.  Comme l’aide aux familles pauvres doit être familialisée et tenir compte de l’ensemble de leurs revenus, elle ne peut pas figurer sur la fiche de paye puisque l’employeur ne connaît pas la situation familiale de ses salariés, leurs autres revenus et que le barème de l’aide souhaitable ne correspond pas à celui de la CSG (tableau 2). Le dispositif mis en place par la PA est beaucoup plus ciblé sur les familles les plus pauvres que ne l’eût été la dégressivité de la CSG.  Il est impossible d’aider fortement les familles les plus pauvres par la dégressivité de la CSG car elles en paient très peu. Cette dégressivité ne peut être familialisée et donc elle diminuerait le niveau de vie relatif des familles avec enfants.

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En contrepartie, le risque est grand que la PA souffre d’un taux de non-recours élevé, puisque c’est une prestation quérable, dont le montant découle d’un calcul compliqué, intégrant le revenu de la famille et les salaires de chacun, difficilement compréhensible par les bénéficiaires potentiels. Le taux de non-recours du RSA activité était certes de 62%, mais celui des allocations logement (une prestation quérable et compliquée) est lui de l’ordre de 10%[2].  Les conditions d’obtention de la PA sont allégées et simplifiées par rapport à celles du RSA activité, de sorte que les 50% de taux de recours prévu pourraient progressivement être augmentés. L’amendement Ayrault-Muet aurait risqué de démobiliser les CAF sur ce que doit dorénavant  être leur objectif: la hausse du taux de recours de la PA.

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L’amendement proposé par Ayrault et Muet souffrait de son ambiguïté. Les entreprises auraient distribué à leurs salariés un acompte à la PA qui aurait pris la forme d’une réduction dégressive de la CSG, soit 90% du montant de la CSG pour les travailleurs au SMIC, pourcentage qui aurait diminué linéairement pour s’annuler à 1,34 fois le SMIC. Les auteurs de l’amendement le défendaient, parfois en soutenant qu’il s’agissait d’un simple acompte à la PA (et donc qu’il n’était pas  gênant qu’il soit réservé aux salariés et qu’il ne tienne pas compte des charges familiales), parfois en soutenant qu’il s’agissait de rendre la CSG progressive, et donc de réduire la charge fiscale des travailleurs à bas-salaires.

Il est trompeur d’écrire comme les auteurs de l’amendement que le taux d’imposition est immédiatement de 9,7% pour le salarié qui perçoit juste le SMIC, puisque c’est ne tenir compte que de la CSG-CRDS en oubliant, dans le cas du célibataire, la PA,  les allocations logement, les cotisations employeurs et leurs exonérations et, dans le cas des familles, les prestations familiales, qui font que le taux d’imposition net est négatif à ce niveau de salaire. Il est trompeur de prétendre que grâce à l’amendement, le taux d’imposition du travailleur au SMIC passait à  1,4%, en confondant un acompte sur prestation avec une baisse d’impôt.

Le mécanisme proposé par l’amendement Ayrault-Muet ne bénéficiait pas aux familles qui reçoivent le plus de PA (tableau 2). Certes, le taux de recours aurait mécaniquement augmenté, mais pas pour les familles les plus pauvres.  La CAF pour verser la PA aux familles de salariés aurait dû connaître la ristourne de CSG dont elles avaient effectivement bénéficié, ce qui aurait encore compliqué le dispositif. L’amendement ne prévoyait pas comment ce transfert d’information se serait effectué, ni comment les pertes de CSG seraient compensées à la Sécurité sociale. Par ailleurs, des salariés auraient bénéficié de la ristourne de la CSG sans avoir droit à la PA, en raison des revenus de leur conjoint ou de revenus du capital ; cette ristourne aurait dû être récupérée par le fisc au moment du versement de l’IR. Encore une nouvelle complication puisque le fisc aurait dû vérifier pour chaque ménage ayant bénéficié de la ristourne CSG sans demander la PA s’il y avait droit.  Mélangeant la CSG, la PA et l’IR, l’amendement accentuait encore la mise en cause de l’autonomie des ressources de la Sécurité sociale. On ne peut  utiliser la CSG comme acompte d’une PA, alors que les deux obéissent à des logiques bien différentes.

Le mieux est l’ennemi du bien. Du moment où le système français comporte des transferts fortement redistributifs (comme l’IR, l’ISF, les cotisations employeurs, la PA, les AL), il n’est pas nécessaire que tous les prélèvements le soient, d’autant qu’un prélèvement progressif obligatoirement familialisé est obligatoirement difficile à gérer. Le choix fait d’aider les travailleurs pauvres par la PA plutôt que par la dégressivité de la CSG (mesure déjà censurée par le Conseil constitutionnel le 19 décembre 2000) est légitime. Il est bizarre de la remettre en cause cinq mois après son vote.

Il est trompeur d’écrire, comme Laurent Mauduit (Médiapart du 30 décembre 2015, « Le Conseil constitutionnel plombe toute réforme fiscale »), « cette disposition contribuait à rétablir un peu d’équité dans un système français très inégalitaire »  ou la décision du Conseil constitutionnel « conforte le conservatisme néo-libéral ambiant au terme duquel les riches ne doivent surtout pas payer plus d’impôt que les pauvres ». Il est erroné de prétendre que cette décision remet en cause le principe de progressivité de l’impôt ; au contraire, elle conforte la jurisprudence de la Cour : l’impôt progressif  doit être familial.

Le système mis en place est-il pour autant parfait ?  Non, sans doute et pour deux raisons, au moins. La prime d’activité aide les familles de travailleurs pauvres, mais n’est plus versée en cas de chômage, ce qui  augmente fortement la perte de revenus de ces familles en cas de  chômage. Pourquoi ne pas considérer les allocations chômage comme un revenu d’activité et ouvrir aux chômeurs le droit à la PA ?

Il eut été préférable de bien séparer l’objectif d’aide aux familles les plus pauvres (qui nécessite obligatoirement un suivi en temps réel de la composition des familles et de leurs revenus) et l’objectif d’aide à l’emploi non-qualifié (qui dispose déjà d’un instrument spécifique : le couplage SMIC/exonération des cotisations employeurs).  Augmenter le SMIC de 10%, en compensant cette hausse par des exonérations de cotisations employeurs ; créer un complément familial pour les familles à 1 ou 2 enfants sous le seuil de pauvreté aurait permis de limiter fortement le nombre de bénéficiaires potentiels de la PA et de réduire le non-recours puisque le recours aux prestations familiales est nettement plus élevé que celui prévu pour la PA.

L’objectif doit être maintenant d’augmenter le taux de recours à la PA, ce qui suppose une forte volonté politique et une mobilisation des CAF pour que le taux prévu (50 %) soit dépassé.

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Prime d’activité et réduction de la CSG

La prime d’activité est calculée pour un ménage par la formule :

 PA = (montant forfaitaire + bonifications individuelles) – (38% des revenus d’activité + autres ressources + prestations familiales + forfait logement).

Le montant forfaitaire est le montant du RSA et dépend de la composition de la famille ; le forfait logement est soustrait si la famille perçoit les allocations logement ou est propriétaire de son logement ; la bonification individuelle est versée pour les actifs dont les revenus d’activité sont d’au moins 0,5 Smic ; elle atteint 67 euros pour un actif dont les revenus d’activité dépassent 0,8 SMIC.

Soit, pour une famille de deux enfants et un actif au SMIC :

PA=1001+67-(0,38*1142+0+129+67+129)= 449 € par mois.

La CSG est actuellement de 7,5% sur les 98,75% du salaire brut. L’amendement Ayrault-Muet prévoyait une réduction de 90% pour les salariés au SMIC, soit de 6,67% du salaire brut, soit 98 €. Le taux de réduction baissait linéairement jusqu’à 1,34 SMIC.

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[1] Certes, la CSG est déjà quelque peu progressive pour les  retraités, pour des raisons historiques (quand la CSG a été introduite, les pouvoirs publics n’ont pas voulu diminuer le pouvoir d’achat des plus faibles retraites), mais cette progressivité est entièrement calquée sur celle de l’IR, de sorte qu’elle tient compte de l’ensemble des revenus du retraité et de sa situation familiale.

[2] Selon : CAF (2014) : L’Accès aux droits et le non-recours dans la branche Famille des Prestations familiales, Novembre.




« Pour un impôt juste, prélevé à la source », une note de lecture

par Henri Sterdyniak

Deux députés socialistes, Jean-Marc Ayrault, ancien Premier ministre, et Pierre-Alain Muet, ancien conseiller de Lionel Jospin, viennent de publier un opuscule : « Pour un impôt juste, prélevé à la source ». Etonnamment, ils évoquent d’abord une grande réforme fiscale, puis proposent de prélever à la source l’impôt … tel qu’il est actuellement.

Faut-il une grande réforme fiscale ?

Selon les auteurs, notre système est devenu complexe et illisible. Notre imposition des revenus est devenue atypique dans le paysage européenL’impôt doit être progressif, alors qu’aujourd’hui la moitié la plus modeste de nos concitoyens n’est soumise qu’à un impôt proportionnel (la CSG).

Je ne partage pas ce diagnostic. Le gouvernement de Jean-Marc Ayrault en imposant les revenus du capital au barème de l’IR, en réduisant les niches fiscales, en portant le taux marginal supérieur à 45 %, en imposant à 75 % les salaires exorbitants (mesure qui malheureusement n’a pas été prolongée au-delà de deux ans) a déjà réalisé d’importantes réformes ; il est difficile de faire plus. Il reste certes quelques niches injustifiables (les PEA, l’assurance-vie, le plafonnement de l’ISF, etc.), mais cela demande des retouches et pas une refonte complète.

Le système français d’imposition a sa cohérence propre, qu’il faut comprendre et expliquer au lieu d’écrire, sans précision : nos concitoyens considèrent, parfois avec raison, que la contribution de chacun n’est pas ajustée à son revenu.  Ce système se compose de l’IR, de la CSG, des prélèvements sociaux sur les revenus du capital, des cotisations sociales, des prestations familiales, des allocations logement, du RSA et maintenant, de la Prime d’activité (PA). C’est l’ensemble qu’il faut évaluer alors que les auteurs écrivent : la progressivité de notre imposition des revenus est bien plus faible que dans la plupart des pays développés, tout en reconnaissant dans une note de bas de page que la progressivité résulte aussi des cotisations employeurs et des prestations sociales.

En fait, le système français est très redistributif, cela par trois canaux[1]. Les familles les plus pauvres ne payent pas l’IR ; certes, elles paient la CSG, mais elles bénéficient en contrepartie du RSA ou de la PA, des allocations logements, des allocations familiales. Soit, pour une famille avec deux enfants au SMIC, une CSG de 112 euros par mois contre des prestations de 840 euros (voir tableau). Les allocations logement comme la PA sont des allocations progressives, de sorte qu’il est erroné d’écrire, comme Ayrault et Muet le font, que les familles modestes ne sont soumises qu’à des prélèvements  proportionnels ; en fait, elles bénéficient d’un impôt négatif fortement progressif.  Leur employeur paie 297 euros par mois de cotisations employeurs maladie et famille, qui sont plus que compensés par des exonérations bas-salaires de 372 euros. Certes, le système est compliqué, mais il n’en est pas moins très favorable pour les bas revenus.

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En ce qui concerne les hauts salaires, au taux marginal supérieur affiché de 45 %, s’ajoutent les 8 points de CSG plus 20 points de cotisations employeurs (maladie, famille, construction, …),  qui font que le taux marginal effectif est de 62,4 %, ce qui est nettement supérieur au niveau allemand ou anglais, où les cotisations sociales sont plafonnées.

Les revenus du capital supportent la CSG et les prélèvements sociaux et sont taxés au barème de l’IR, de sorte qu’ils financent autant les dépenses de protection sociale, maladie et famille, que les revenus salariaux, ce qui est une exception en Europe. Pour les ménages taxés marginalement au taux de 45 %, la taxation marginale des intérêts, des revenus fonciers, des dividendes est pour ces revenus aussi de l’ordre de 62 %.

Malgré cela, nos auteurs nous disent que la progressivité n’est pas optimale. Cependant, ils refusent d’augmenter le taux supérieur. Ils proposent d’augmenter le nombre de tranches (mais plus de tranches n’implique pas plus de progressivité) ; d’exprimer le barème en taux moyen, plutôt qu’en taux marginal (mais, ce n’est qu’une question de présentation). On ne voit guère comment ces propositions aboutiraient à un impôt plus juste.

Surtout, ils remettent en cause, une nouvelle fois, le caractère familial de l’imposition des revenus. Pourtant, les familles mettent en commun leurs ressources ;  la morale commune, veut que le revenu de la famille soit partagé équitablement entre ces membres ; c’est d’ailleurs la pratique habituelle. C’est sur cette base qu’est évalué le niveau de vie de la famille, qui sert de base au calcul de l’IR, mais aussi aux diverses allocations sociales, au RSA aux bourses scolaires. Faut-il la remettre en cause ? Faut-il baser notre système fiscal et social sur l’individualisme familial, chaque parent étant censé garder son salaire pour lui et les enfants vivre des seules allocations familiales ? Ayrault et Muet ne nous indiquent pas comment seraient alors calculés les allocations sociales, les pensions alimentaires, le RSA une fois individualisées les ressources de la famille.

Les auteurs ne jugent pas utile d’expliquer la logique du quotient familial[2].  Ils continuent à soutenir la thèse que la demi-part attribuée aux enfants serait une aide fiscale, équivalente à une prestation mais ne profitant qu’aux plus riches, alors qu’il ne s’agit que de la prise en compte obligée de la présence d’enfants dans une famille, pour évaluer son niveau de vie et donc les impôts qu’elle doit payer.  Qui peut penser qu’une femme avec 3 enfants et 2 000 euros de salaire par mois à le même niveau de vie, la même capacité contributive que sa collègue, de même salaire, mais sans enfants à charge ? Ils proposent vaguement de  remplacer le quotient familial par un crédit d’impôt par enfant mais sans préciser s’il s’agit d’un crédit remboursable (donc faisant double emploi avec les allocations familiales), sans préciser ses justificatifs et son montant. Le quotient familial, lui, n’est pas arbitraire puisqu’il repose sur deux principes : les parents doivent partager leurs revenus avec leurs enfants ; deux familles de même niveau de vie doivent payer le même taux d’imposition.

En ce qui concerne le quotient conjugal, les auteurs prétendent qu’il décourage l’emploi des femmes (alors que la France a un des taux d’activité des femmes de 25-55 ans le plus élevé d’Europe). Ils veulent surtaxer les foyers mono-actifs, compte-tenu du fait qu’ils ne travaillent pas assez. Mais, alors, pourquoi ne pas surtaxer les retraités, les rentiers, qui travaillent encore moins ? Pourquoi surtaxer les couples à salaires inégaux, qui eux fournissent bien le montant de travail requis ? Comment traiter les couples où l’un des conjoints ne travaille pas car il est malade, chômeur, handicapé ou élève une famille nombreuse ? Ayrault et Muet sachant que l’individualisation de l’IR aboutirait à pénaliser les familles mono-actives qui sont obligatoirement les plus pauvres bottent en touche : L’importance des transferts des revenus résultant de l’individualisation implique des marges de manœuvre pour baisser les impôts. Un débat approfondi est donc nécessaire et bien des étapes préalables doivent être franchies avant d’arriver à cette question. Bref, c’est une injustice, mais la corriger suppose des transferts de revenus inacceptables.  Les auteurs ont signalé que l’IR avait un poids insuffisant en France, mais il faudrait le baisser pour l’individualiser. Comprenne qui peut !

La grande injustice du système français est-il vraiment le fait qu’il tienne compte de la solidarité familiale ?

Le prélèvement à la source

Ceci dit, les auteurs proposent ensuite de prélever à la source l’impôt tel qu’il existe actuellement, alors que, dans la plupart des pays, le prélèvement à la source s’accompagne de l’individualisation de l’IR sur les salaires et d’un prélèvement libératoire à taux fixe sur les revenus du capital. Peut-on prélever à la source un impôt compliqué comme l’impôt français[3] ?

Les auteurs s’inspirent du projet de Romain Perez et Marc Wolf[4]. Grâce à la Déclaration Social Nominative, le fisc connaîtra bientôt, en temps réel, le salaire mensuel de chaque contribuable. Selon le projet des auteurs, le fisc ferait alors la somme des revenus du ménage (en prolongeant jusqu’à la fin de l’année les derniers revenus salariaux ou sociaux mensuels connus) ; il calculerait l’impôt dû par le couple, puis les impôts que devraient payer chacun des conjoints s’il était imposé séparément sur son seul salaire ; le rapport entre l’impôt dû et la somme des impôts dus sur une base individuelle donnerait un coefficient de réduction familial, qui serait envoyé à chacun des employeurs du couple. Celui-ci, pour le mois suivant, calculerait l’impôt dû sur la base du seul salaire de son salarié, lui appliquerait le coefficient de réduction familial et prélèverait à la source l’impôt ainsi calculé.

Cette usine à gaz a peu de crédibilité. Elle repose sur un système informatique d’une lourde complexité qui risque fort de ne pas fonctionner de façon satisfaisante (comme le système Louvois ou le dossier médical individuel). L’extrapolation des revenus par le fisc n’a pas de base légale et pourra toujours être contestée (comment faire l’extrapolation en cas de prime exceptionnelle, d’emploi temporaire ?). Les auteurs oublient d’expliquer comment seraient extrapolés et imposés les revenus financiers.

Surtout, l’entreprise se verrait imposer un important surcroît de tâches administratives : gérer pour chaque salarié des coefficients de réduction familiaux variables chaque mois, calculer deux fois l’impôt dû par son salarié. Elle devrait prélever chaque mois sur la paie de chacun de ses salariés un montant d’IR différent, résultat d’un calcul compliqué et contestable, que ni elle ni le salarié ne maîtriseraient. Comment seraient gérés les différends entre le salarié et le fisc ? L’entreprise serait-elle partie prenante ? Bref, la perception de l’impôt deviendrait d’une complexité accrue.

Les auteurs ne résolvent pas la question de l’année de transition, étant paralysés par la décision annoncée par le gouvernement : la mesure s’appliquera en 2018, ce qui oblige à une transition brutale sans guère de préparation.

Le fait que le paiement de l’impôt devienne contemporain à la perception du revenu contribuerait certes à augmenter le jeu de l’IR comme stabilisateur automatique. Par contre,  la progressivité de l’impôt impose que son calcul soit fait sur une base annuelle (et pas mensuelle), ce qui complique obligatoirement l’opération. En fait, quand le fisc disposera effectivement des revenus mensuels de chaque ménage, il pourra effectuer un prélèvement automatique de l’impôt prévu sur le compte bancaire du ménage, sans avoir besoin de passer par les entreprises employeuses des conjoints, le ménage pouvant modifier lui-même, sous sa responsabilité propre, les prévisions de revenus faites par le fisc. Ainsi, l’impôt pourrait être payé par le ménage, de façon plus proche de la perception des revenus, sans que soit nécessaire d’intercaler l’employeur entre le ménage et le fisc.

Une réforme du versement de la prime d’activité.

Les auteurs proposent aussi que la Prime d’activité soit versée sous la forme d’une  réduction automatique et dégressive de la CSG jusqu’à 1,3 fois le SMIC, ceci permettant de la faire apparaître sur la fiche de paye.  C’est une proposition peu réaliste. Ce serait une nouvelle complication dans l’établissement de la fiche de paye, une nouvelle charge administrative pour l’employeur. Certains travailleurs payés au SMIC n’auront pas droit à la PA car leur conjoint a un revenu satisfaisant : ils ne sont pas tenus actuellement d’en aviser leur employeur. Devront-ils le faire ? Certains travailleurs peuvent avoir deux emplois à mi-temps au SMIC : ils auront droit à une PA de 132 euros et non de deux fois 246 euros ; c’est la CAF qui le sait, pas obligatoirement les deux employeurs. Un travailleur célibataire qui travaille pour un demi-SMIC a droit à une PA de 246 euros alors qu’il ne paye que 58 euros de CSG. On ne peut utiliser la CSG comme acompte d’une PA, alors que les deux obéissent à des logiques bien différentes.

Le système français est actuellement fortement redistributif et globalement juste (bien qu’il faille encore supprimer certaines niches fiscales). Sa familialisation est un élément de justice et marque le souci de notre société pour l’élevage des enfants. La DSN permettra sans doute dans quelques années de verser le RSA, les allocations logements, la Prime d’activité en temps réel et de passer à un prélèvement de l’IR contemporain au revenu, sans qu’il soit besoin d’intercaler l’employeur entre le ménage et le fisc.

 


[1] Voir Henri Sterdyniak (2015), « La grande réforme fiscale, un mythe français », Revue de l’OFCE, n°139.

[2] Voir Henri Sterdyniak (2011), « Faut-il remettre en cause la politique familiale française », Revue de l’OFCE, n°116.

[3] Sur ce sujet, voir aussi Sterdyniak (http://www.ofce.sciences-po.fr/blog/prelevement-la-source-une-reforme-compliquee-un-gain-tres-limite) et Touzé (http://www.ofce.sciences-po.fr/blog/prelever-limpot-sur-le-revenu-la-source-une-reforme-compliquee-et-couteuse/)

[4] Romain Perez et Marc Wolf, 2015, Retenue à la source : le choc de simplification à l’épreuve du conservatisme administratif, Terra Nova, mai.




Fiscalité des ménages et des entreprises : quels débats pour quels choix politiques ?

par Henri Sterdyniak et Vincent Touzé

La forte augmentation de la fiscalité entre 2010 et 2013 (hausse de 3 points du taux de prélèvements obligatoires) a fait que la France occupe aujourd’hui le deuxième rang mondial en termes de taux de prélèvements obligatoires derrière le Danemark, après avoir occupé la quatrième place. Un tel niveau d’imposition doit être économiquement soutenable et socialement accepté : les dépenses publiques doivent être efficaces ; la fiscalité doit être juste et transparente. Reste que ce niveau de prélèvements est difficile à maintenir dans  une économie ouverte où la tentation et les possibilités d’exil fiscal sont importantes pour les ménages les plus riches comme pour les grandes entreprises.

Cette hausse de la pression fiscale a rapproché la fiscalité des revenus du capital de celle des revenus du travail ; elle a permis la suppression de nombreuses niches fiscales ou sociales injustifiés. Elle n’en a pas moins provoqué de nombreux mouvements de protestation, tant pour réagir à la taxation des dirigeants d’entreprises (le mouvement « Les pigeons ») qu’à la mise en place d’une fiscalité plus verte (actions contre l’écotaxe).

Depuis juin 2012, de nombreuses mesures en matière de fiscalité ont été prises sans toutefois conduire à une réforme fiscale d’envergure, pourtant souvent évoquée et figurant dans le programme du candidat François Hollande. Dès novembre 2012, à la suite du rapport Gallois préconisant une politique de l’offre comportant en particulier un « choc de compétitivité », le gouvernement avait annoncé la mise en place du Crédit d’impôt pour la compétitivité et l’emploi (CICE). En Janvier 2014, s’y est ajouté le Pacte de responsabilité. Au total, les entreprises bénéficieront d’une baisse de 30 milliards d’euros du coût du travail et de 10 milliards de leur fiscalité (suppression de la C3S, diminution du taux de l’IS) ; cette baisse devrait être financée par une augmentation de la TVA, par une hausse de la fiscalité écologique malgré l’abandon de l’écotaxe et surtout par une baisse des dépenses publiques de l’ordre de 50 milliards d’euros (qui risque de peser sur la demande). Elle aboutit cependant à reporter les objectifs de diminution du déficit public (mais ceux-ci étaient-ils justifiés ?).

Au Conseil des ministres du 17 juin 2015, le gouvernement s’est engagé à rendre irréversible le prélèvement à la source de l’impôt sur le revenu, ceci dès 2018. Bien que réclamée par des économistes comme Piketty, cette réforme s’annonce compliquée avec un gain très limité, d’autant qu’elle ne s’accompagne d’aucune réforme de l’impôt (Sterdyniak, 2015).

Dans quelles directions faire évoluer maintenant la fiscalité française ? Faut-il poursuivre la baisse des impôts sur les entreprises ? Comment faire monter en puissance la fiscalité écologique ? Faut-il toujours envisager une grande réforme de la fiscalité des ménages ? Faut-il augmenter la fiscalité des revenus du capital (dans un souci de redistribution) ou au contraire la réduire (pour encourager l’investissement) ?

Dans le cadre de sa mission d’animation du débat public en économie, l’OFCE vient de publier en juin 2015 un numéro spécial de la Revue de l’OFCE (n°139) sur la fiscalité des ménages et des entreprises. Ce numéro trouve son origine dans la Conférence de consensus  organisée le vendredi 20 mai 2014. L’objectif de cette conférence était de contribuer aux débats actuels sur le niveau, la structure et l’évolution de la fiscalité française.

Ce numéro débute par un compte rendu de la conférence rédigé par Henri Sterdyniak et Vincent Touzé. Huit contributions approfondissent les différents sujets de réforme fiscale en débat ; elles sont réparties en quatre thèmes : la compétitivité fiscale, la taxation écologique, la fiscalité des ménages et une mise en perspective générale.

Le débat sur la fiscalité des entreprises est crucial aujourd’hui car les entreprises françaises sont lourdement imposées et la France semble souffrir d’un déficit de compétitivité-prix. En sens inverse, une stratégie généralisée de concurrence fiscale en Europe (baisse des impôts des entreprises financées par la baisse des dépenses publiques) serait contreproductive. Sarah Guillou et Tania Treibich, (« Impôts, charges sociales et compétitivité. Le CICE : un instrument mixte »), fournissent la première évaluation microéconomique du CICE réalisée à partir de données d’entreprises. Elles constatent que le CICE devrait doublement bénéficier aux entreprises exportatrices grâce à une amélioration de leur marge (compétitivité-prix) ainsi que de leur aptitude à recruter de la main-d’œuvre qualifiée (compétitivité hors-prix). Eric Heyer (« Fiscalité des entreprises en France : un état des lieux et quatre propositions »,) procède à un examen macroéconomique de la fiscalité des entreprises françaises dans une perspective comparative internationale, analyse l’impact du CICE et du pacte de responsabilité (choc d’offre positif et choc de demande négatif) et énonce plusieurs propositions de réforme.

Les études sur les liens entre environnement, changement climatique, développement durable et bien-être montrent que la transition écologique est nécessaire pour l’Humanité. Dans ce cadre, l’usage d’une fiscalité écologique est indispensable. En même temps, le bas niveau actuel de cette fiscalité et les reculs politiques dans ce domaine montrent la difficulté à la mettre en œuvre. Cette question du rôle de la fiscalité verte dans la transition écologique est traitée dans deux articles. Mireille Chiroleu-Assouline (« La fiscalité environnementale en France peut-elle devenir réellement écologique ? État des lieux et conditions d’acceptabilité ») estime qu’en France, la fiscalité écologique n’a pas la place qui est la sienne, qu’il faut réaffirmer le principe « pollueur-payeur » et que les recettes fiscales de la taxe carbone devraient être employées pour financer la transition écologique. Jean-Charles Hourcade (« La taxe-carbone : une idée toujours d’avenir si… ») explique pourquoi la fiscalité écologique est en général vouée à l’échec car elle suscite une très forte hostilité des payeurs. Toutefois, il souligne que le double dividende (impact positif sur l’environnement et gain en emplois) est potentiellement élevé et qu’il devient urgent d’agir.

Si les impôts payés par les entreprises interrogent quant à leurs éventuels impacts préjudiciables sur la compétitivité, la croissance et la création d’emploi, la fiscalité des ménages est, elle, source de débats intenses pour déterminer le juste mode de calcul de l’impôt sur le revenu, voire de débats passionnés dès lors qu’il s’agit de taxer le patrimoine.

Guillaume Allègre (« Pourquoi les économistes sont-ils en désaccord ? Faits, valeurs et paradigmes : revue de littérature et exemple de la fiscalité ») montre, au travers d’une revue de la littérature, pourquoi les économistes peuvent ne pas être d’accord en matière fiscale (légitimité du quotient familial, pertinence de la théorie de l’impôt optimal, taxation des revenus du capital) : ils divergent sur les faits, les valeurs et surtout les paradigmes, c’est-à-dire la conception de l’économie. Céline Antonin et Vincent Touzé (« Fiscalité du capital : principes, propriétés et enjeux de taxation optimale ») s’intéressent à la fiscalité du capital et répondent à trois questions : Comment cette fiscalité opère-t-elle ? Quelle est son incidence dynamique ? Quels sont les enjeux de taxation optimale ? Enfin, André Masson (« Comment justifier une augmentation impopulaire des droits de succession ») discute de la fiscalité du patrimoine, en se concentrant sur la question des droits de succession. Son programme de réforme fiscale intitulé Taxfinh (Tax family inheritances) propose de taxer plus lourdement les héritages familiaux afin d’encourager les donations aux enfants ou aux œuvres.

Dans un article synthétique, Henri Sterdyniak (« La grande réforme fiscale, un mythe français ») dresse un bilan global de la fiscalité française. Lourde et complexe, elle donne naissance à des sentiments d’opacité et d’injustice. Toutefois, il rappelle que ce niveau de fiscalisation est aussi la conséquence d’un choix de société, comportant un haut niveau de redistribution comme de dépenses publiques et sociales. En conclusion, il analyse quatre stratégies de réforme fiscale.




Prélèvement à la source : une réforme compliquée, un gain très limité

par Henri Sterdyniak

Le prélèvement à la source est le serpent de mer de la fiscalité française, souvent annoncé, souvent étudié[1], jamais réalisé. Ainsi, en 2006, le ministre de l’Economie Thierry Breton annonçait la réforme pour 2008 : « Les revenus de 2007 ne seront pas imposés ». Dix ans après, Christian Eckert fait une déclaration similaire : « Les revenus salariaux de 2017 ne seront pas imposés ». Jusqu’à présent, les difficultés à mettre en place un dispositif satisfaisant, ne surchargeant pas les entreprises de nouvelles tâches administratives, préservant la confidentialité de la situation des salariés vis-à-vis de leur entreprise, tenant compte des complexités de la fiscalité française ainsi que les problèmes que pose l’année transitoire ont empêché la réforme d’aboutir. En sera-t-il de même aujourd’hui ? Certes, les progrès de l’informatique rendent le projet plus crédible, mais les réformes fiscales récentes ainsi que l’instabilité de l’emploi ont sans doute rendu la réforme plus délicate à mettre en place.

Le Conseil des ministres du 17 juin 2015 a tranché. Le prélèvement à la source (PAS) sera mis en œuvre le 1er janvier 2018. Il se fera à système fiscal constant. Mais les modalités précises seront discutées à partir de la rentrée 2015 pour être votées à la rentrée 2016. Quel est l’intérêt du projet ? Remplace-t-il la grande réforme fiscale ? Selon quelles modalités sera organisé le prélèvement ? Comment gérer la transition ?

La situation actuelle

Les ménages reçoivent un revenu tout au long de l’année n. L’impôt sur ce revenu (IR) est voté au Parlement le quatrième trimestre de l’année. Les contribuables reçoivent une déclaration pré-remplie en avril de l’année n+1, qu’ils renvoient en mai. Ils connaissent en août le montant de l’impôt dû. Soit ils ont déjà payé deux tiers provisionnels, égaux chacun à un tiers de l’impôt payé l’année n, (et donc calculés sur les revenus de l’année n-1), ils paient alors le solde en septembre. Soit ils ont choisi la mensualisation, ils paient tout au long de l’année des mensualités égales au dixième de l’impôt de l’année précédente et le solde en novembre-décembre.

Ce système a quatre défauts. Une réforme de l’impôt décidée à la fin de l’année n a un effet rétroactif sur les revenus de l’année n. Mais elle ne s’applique en fait qu’un an plus tard, en septembre ou novembre-décembre de l’année n+1. Une hausse ou une baisse généralisée des revenus ne joue sur l’IR que l’année suivante, ce qui nuit aux propriétés stabilisatrices de cet impôt. Un ménage qui subit une forte baisse des revenus en n+1 doit payer des impôts sur les revenus plus importants qu’il avait touchés l’année n. Théoriquement, chaque ménage devrait épargner sur les revenus de l’année n les impôts qu’il devra payer l’année suivante, mais peu le font explicitement et certains peuvent se retrouver en difficulté en cas de chômage ou de départ à la retraite. L’impôt sur le revenu est fortement progressif : les 10 % de ménages ayant les plus hauts revenus paient 70% de l’IR ; la moitié des ménages en est exonérée, de sorte que les difficultés de paiement liées au délai sont limitées. En sens inverse, les jeunes actifs n’ont pas à payer d’impôt la première année où ils travaillent : l’Etat fait un crédit aux jeunes salariés qu’ils remboursent en partant à la retraite.

Dans un système de PAS, l’impôt est voté à la fin de l’année n-1. Les entreprises et les banques qui versent des revenus au ménage prélèvent un certain montant d’impôt tout au long de l’année n. Au début de l’année n+1, le ménage reçoit un récapitulatif annuel qu’il complète et le fisc lui réclame (ou lui rembourse) la différence entre ce qu’il doit payer et ce qu’il a déjà payé. Ainsi, les réformes de l’IR et les fluctuations de revenus jouent plus rapidement sur l’impôt, le système est plus réactif et les ménages ont  moins besoin d’anticiper leur impôt.

Questions de fond

Jusqu’à présent, l’IR n’est pas prélevé à la source. Ceci a entraîné une évolution spécifique du système fiscal français avec un poids très important des cotisations employeurs maladie et famille, de la CSG, des prélèvements sociaux sur les revenus du capital qui sont eux prélevés à la source. Tous ces prélèvements sont proportionnels. Cela a été compensé pour les ménages à faibles salaires, qui ne paient pas d’IR, par les exonérations de cotisations sociales employeurs, les allocations-logement, le RSA-activité (devenu Prime d’Activité) et pour les hauts revenus par le fait que l’IR est très progressif. Ainsi, malgré le faible poids de l’IR (3% du PIB), le système français est très redistributif.

Le Président François Hollande s’était engagé à faire une grande réforme fiscale et le Premier ministre Jean-Marc Ayrault avait repris cet engagement en novembre 2013. Certains leur reprochent de ne pas l’avoir fait. Selon nous, ils ont tort. La réforme a été faite : les revenus du capital sont maintenant soumis à une taxation équivalente à celle du travail ; les cotisations sociales employeurs ont été de nouveau abaissées pour les bas salaires ; la Prime d’Activité soutient les revenus des salariés à bas salaires. On peut certes discuter des modalités de ces réformes, mais il sera difficile d’aller plus loin en termes d’aide aux bas salaires et de prélèvement sur les plus riches.

Beaucoup auraient voulu utiliser le passage au PAS pour mettre en place une nouvelle réforme fiscale. Certains auraient voulu que le PAS permette une fusion de la CSG et de l’IR (ou même des cotisations sociales) dans un impôt plus redistributif. Mais c’est oublier que le système est déjà très redistributif ; que les chômeurs et les retraités les plus modestes ne paient déjà pas de CSG ; qu’elle est plus que compensée par la PA pour les salariés à bas salaires. C’est oublier que la Sécurité sociale a besoin d’une ressource bien définie, qui ne soit pas remise en cause chaque année. C’est oublier que supprimer la CSG sur les bas salaires obligerait à l’augmenter sur le revenu des classes moyennes.

Pour les libéraux, la nécessité de passer au PAS est un argument supplémentaire pour simplifier la fiscalité française en passant à un impôt individuel (et non plus familial ; il faudrait ne plus faire la somme des revenus du travail et des revenus du capital mais imposer ces derniers à un taux uniforme libératoire ; il faudrait supprimer les dépenses fiscales et donc réduire le rôle incitatif de l’impôt). Certes, après une telle réforme, le passage au PAS serait beaucoup plus simple. En contrepartie, la fiscalité française serait moins redistributive ; les bénéficiaires d’importants revenus financiers paieraient moins d’impôts ; les familles des classes moyennes en paieraient davantage.

La réforme est surtout portée par Bercy qui voudrait simplifier la collecte de l’impôt, ne plus avoir à gérer les déclarations de 35 millions (et les paiements de 18 millions) de contribuables, s’adresser uniquement  aux entreprises et aux banques pour recevoir l’impôt. Mais, sauf réforme radicale de l’impôt, les ménages devront toujours compléter une déclaration récapitulative au début de l’année suivante[2], de sorte que les gains administratifs seront limités.

Le gouvernement a sagement décidé que le PAS ne s’accompagnerait d’aucune modification de l’IR. L’intérêt de la réforme est donc quasiment nul du point de vue purement économique. Les propriétés redistributives ou incitatives de l’impôt ne sont pas modifiées. Mais un impôt aussi compliqué que l’impôt français, qui porte sur les revenus de l’ensemble du ménage, qui est progressif (sur une base annuelle), qui fait la somme des revenus du travail et du capital, peut-il être prélevé simplement à la source ?

Le diable est dans les détails

Les deux points délicats sont : Comment calculer les prélèvements mensuels ? Qui les paye ? Le principe du PAS est que ces prélèvements sont payés par les employeurs et les banques du ménage contribuable. Mais ceux-ci ne peuvent pas faire le total des revenus du ménage ; ils ne peuvent pas faire varier les prélèvements en fonction des fluctuations du revenu du ménage. Ce serait possible dans le cas simple du célibataire à employeur unique qui n’aurait que des revenus salariaux. Mais que faire dans le cas d’un couple avec enfants, qui a des revenus du capital, dont la femme a certes un revenu stable, mais dont le mari a des revenus fluctuant fortement au cours de l’année avec plusieurs employeurs successifs ? Comment échanger les informations et harmoniser les paiements entre les employeurs, l’Unedic, les banques des deux conjoints ?

Certains ont proposé que les employeurs et les banques prélèvent l’impôt sur le revenu courant selon une formule simple, ne tenant pas compte des situations familiales, la régularisation se faisant en début d’année suivante. On aboutirait à un système peu acceptable où les familles avec enfants ou les couples à revenus très différents feraient crédit à l’Etat tandis que certains ménages à revenus élevés mais de sources différentes auraient un avantage de trésorerie.

La solution la plus simple est que le fisc communique aux employeurs et aux banques du ménage un taux moyen d’imposition, découlant des revenus de l’année n-1 et du barème décidé à la fin de l’année n-1. Ceux-ci l’appliqueront à tous les revenus du ménage, durant l’année n, avec une régularisation au début de l’année n+1.

Cependant, le système conserve de nombreux défauts. Le revenu de l’année n-1, et donc le taux d’imposition moyen à appliquer à l’année n, n’est pas connu tout au début de l’année n. Le PAS devra donc commencer avec le taux de l’année n-1 pour être rectifié en cours d’année. Il faut que les conjoints soient d’accord pour se voir appliquer le même taux d’imposition, ce qui est contestable si leurs revenus sont très différents. Sinon, il faudra qu’ils se mettent d’accord sur un partage de l’imposition qu’ils devront faire agréer par le fisc. Comme le taux moyen n’est pas le taux marginal, les fluctuations de l’impôt dues aux fluctuations du revenu resteront  trop faibles. Que se passera-t-il si l’entreprise a prélevé l’IR sur le salaire de son salarié mais ne l’a pas retransmis au fisc (en cas de faillite, par exemple) ? Imaginons une famille taxée à un taux de 15% ; l’un des conjoints, devenu chômeur, subit une forte perte de revenu en cours d’année. L’autre conjoint pourra-t-il demander à son entreprise de baisser le taux à 10% ? Qui aura la responsabilité de cette baisse ? En sens inverse, que faire pour une personne qui commence à travailler ? Qui aura la responsabilité d’évaluer son impôt (compte tenu du salaire de son conjoint) ?

Le problème est que l’entreprise aura une nouvelle tâche : celle de faire l’interface entre ses salariés et le fisc en matière d’IR, ce qui est autrement plus compliqué que de verser des cotisations sociales. Une fiche de paie comporte déjà 28 lignes. Faut-il en rajouter d’autres ? D’une part, les entreprises pourront dire que ce n’est pas leur rôle, qu’elles ne veulent pas s’engager dans de nouvelles tâches administratives, que les revenus du conjoint de leurs salariés, leurs déductions fiscales, leurs revenus du capital ne les concernent pas. De l’autre, chaque citoyen peut refuser que l’entreprise interfère dans ses relations avec le fisc.

Dans tous les cas, une régularisation serait nécessaire l’année suivante. Il n’est pas certain qu’elle pourra être plus rapide que dans la situation actuelle.

Comment gérer l’année transitoire ?

En tout état de cause, il y aura une année transitoire : 2017 dont les revenus ne seront pas imposés en principe. En 2017, les contribuables paieront leurs impôts sur les revenus de l’année 2016. En 2018, le PAS sera effectif et les contribuables paieront leurs impôts sur les revenus de l’année 2018. Globalement, et au premier ordre, cela ne changera rien pour l’Etat et les contribuables. Mais, les jeunes qui commenceront à travailler en 2018 paieront immédiatement l’IR pour 2018 ; les personnes qui prendront leur retraite en 2017 seront gagnantes puisqu’en 2018, elles paieront l’impôt sur leur pension de retraite de 2018 (et non sur leurs salaires de 2017 a priori plus élevés). Seront aussi gagnants les héritiers des personnes qui décéderont en 2017.

Malheureusement, la réforme a déjà été annoncée. Elle devrait être votée en 2016. Aussi, les contribuables pourront-ils avoir la tentation de concentrer leurs revenus exceptionnels en 2017 pour qu’ils ne soient pas imposés. Au niveau des salariés, l’effet sera sans doute limité ; certains pourraient vouloir travailler davantage, faire plus d’heures supplémentaires ; d’autres demanderont à leur entreprise de payer en 2017 leurs primes de 2016 ou de 2018 ; mais les entreprises seront sans doute réticentes. Il faudra cependant mettre en garde les entreprises contre la distribution de primes exceptionnelles aux salariés en 2017, mettre en place un dispositif de contrôle. Par contre, l’effet pourrait être extrêmement fort pour les dividendes et les plus-values (mobilières ou immobilières). Ainsi, chacun pourra-t-il purger ses plus-values mobilières en 2017 en vendant et en rachetant immédiatement ses titres. Il faudrait donc que la non-imposition des revenus de 2017 ne s’applique pas aux dividendes et plus-values. Mais le Conseil constitutionnel acceptera-t-il un traitement spécifique ?

En sens inverse, les ménages qui auront des droits à crédit d’impôt en 2017 devront pouvoir les faire valoir en 2018. D’une part, il serait sans doute inconstitutionnel de les en priver. D’autre part, cela aurait des conséquences fâcheuses si en 2017 les contribuables renoncent, pour des raisons fiscales, à verser aux œuvres et aux partis politiques, à payer leurs cotisations syndicales, à employer (et déclarer) du personnel pour les services à domicile, à effectuer des travaux d’économies d’énergie, à prendre soin des monuments historiques, etc… Et que faire des déductions pour pension alimentaire, des versements au PERP, des réductions d’impôt pour enfant scolarisé, des déductions pour frais de garde ?

Il faudra donc faire un inventaire minutieux de tous les types de revenus (pour éviter l’optimisation fiscale) et de toutes les dépenses fiscales (pour maintenir celles dont l’effet incitatif ne peut être suspendu en 2017). Ainsi, la déclaration récapitulative de 2018 devra obligatoirement intégrer les revenus de 2017 et 2018, avec un traitement différencié de chaque ligne, traitement qui devra être accepté par la Conseil constitutionnel.

Un projet saugrenu

Dans une note récente de Terra Nova, « Retenue à la source : le choc de simplification à l’épreuve du conservatisme administratif », Romain Perez et Marc Wolf s’appuient sur les progrès de l’informatisation et la prochaine mise en place de la Déclaration sociale nominative pour imaginer un logiciel centralisé à Bercy qui serait capable d’indiquer en temps réel à chaque entreprise, mois après mois, combien il doit prélever à chaque salarié pour aboutir en fin d’année au bon niveau d’IR.

Le  système imposerait un partage, plus ou moins arbitraire, des impôts entre les revenus salariaux et les revenus du capital de chaque conjoint. Le calcul automatique serait problématique en cas de variation des revenus d’un des conjoints. Madame C a un salaire fixe de 2 000 euros  par mois ; son mari reçoit un revenu mensuel de 5 000 euros en janvier et février. L’impôt que devra verser l’entreprise de Madame C dépend des revenus de Monsieur C, de leur caractère permanent ou temporaire. Qui va en décider ? Surtout, l’entreprise devrait prélever chaque mois un montant d’imposition variable à chacun de ses salariés, montant qu’elle serait incapable de justifier, montant qui dépendra des informations que le logiciel aura, ou non, intégré sur les différents revenus du ménage. Que se passera-t-il en cas de contestation ? Qui gèrera les conflits entre les conjoints : leurs employeurs, le fisc ? Par ailleurs, il faudra toujours une déclaration de régularisation en début de l’année n +1.  Il nous semble difficile de prétendre que le PAS est un « choc de simplification ».

D’autre part, les exemples du logiciel Louvois ou du dossier médical personnel montrent que ce genre de logiciel ne fonctionne pas. Les auteurs le disent clairement : leur solution s’appuie « sur la capacité prochaine d’un ordinateur central alimenté de mois en mois par toutes les données de revenus transmises à l’administration, d’anticiper au fil de l’eau ce que sera l’imposition future du foyer et sa déclinaison optimale entre les membres qui le composent ». Peut-on baser un prélèvement effectif sur une anticipation informatisée ? Quel ministre ferait confiance à une telle usine à gaz ?

Pour réduire le problème posé par l’année transitoire, les auteurs proposent un passage progressif en quatre ans, années durant lesquelless les deux systèmes cohabiteront, les ménages devant payer en l’année n une partie des impôts de l’année n-1 et les entreprises une partie des impôts de l’année n, partie qui monterait en puissance. Durant cette période, les entreprises devraient modifier chaque année leur logiciel de paie. Le patronat s’étranglerait, à juste titre, devant une telle complication. Le projet est d’ailleurs si complexe, prévoyant un traitement spécifique des avantages familiaux, traitement variant au cours des quatre années, qu’il serait sans aucun doute censuré par la Cour constitutionnelle.

Une alternative

Contrairement à ce que peuvent laisser croire des analyses sommaires, il n’existe pas de solution parfaite. L’impôt devant porter sur l’ensemble des revenus du ménage, être progressif et familial, il ne peut s’ajuster immédiatement aux revenus mensuels des conjoints ; il peut difficilement être payé par chaque employeur et chaque banque.

Une solution intermédiaire serait de maintenir le principe de la responsabilité de chaque contribuable sur le paiement de ses impôts tout en passant au prélèvement contemporain au revenu. L’impôt serait obligatoirement mensualisé. L’impôt payé pour l’année n correspondrait bien au revenu de l’année n. La question de l’année transitoire donc reste entière. Chacun devrait payer, chaque mois, un douzième de l’impôt de l’année n-1 ou un douzième de l’impôt prévisible pour l’année n, qu’il pourrait calculer sur le site « impôts.gouv.fr » du ministère des Finances en évaluant ses revenus de l’année. Chaque contribuable pourrait gérer son dossier sur le site, en y inscrivant les opérations donnant droit à abattement de revenu, crédit ou réduction d’impôt. Ceci suppose cependant que chaque contribuable ait un accès Internet au site et que des agents des impôts consacrent leur temps à la tenue des comptes des personnes qui n’ont pas la maîtrise d’Internet. Au début de l’année n+1, un bilan des sommes versées et des sommes dues serait fait automatiquement.

Quelle que soit la réforme envisagée, le gain sera faible pour la grande masse des contribuables. La réforme du mode de collecte ne rendra le système fiscal ni plus ni moins redistributif.. Une déclaration annuelle récapitulative sera toujours nécessaire. Le risque est qu’une partie de la tâche du fisc passe à la charge des entreprises. Le risque est que l’année transitoire donne lieu à des tentatives d’optimisation fiscale. Les avancées récentes (généralisation du prélèvement mensuel, déclaration des revenus pré-remplie) font que le passage au PAS apporte peu d’avantages. Dans une France toujours en dépression, toujours en chômage de masse, avec un secteur industriel en difficulté, il est permis de penser que cette réforme nécessitera beaucoup d’énergie pour un piètre résultat.

 

 

 

 


[1] Voir dans la période récente les rapports du Conseil des prélèvements obligatoires:  Prélèvements à la source et impôt sur le revenu (février 2012), Impôt sur le revenu, CSG quelles réformes ? (février 2015) et le rapport de François Auvigne et Dominique Lefebvre : Rapport sur la fiscalité des ménages, avril 2014.

[2] C’est, par exemple, le cas en Allemagne.




A propos de la loi Macron

par Henri Sterdyniak

La Loi « pour la croissance, l’activité et l’égalité des chances économiques » n’est certainement pas la « loi du siècle ». C’est un ensemble disparate d’environ 240 articles, d’importance très diverse. Ce n’est ni le « grand tournant libéral », ni la mise en œuvre d’une stratégie française originale. Elle pose cependant des questions intéressantes quant à la stratégie économique de la France et quant à la méthode de travail législatif.

La dernière Note de l’OFCE (n° 43 du 13 mars 2015) examine ses principales dispositions qui oscillent entre le libéralisme (il faut laisser jouer la concurrence et le marché), le social-libéralisme (il faut protéger certaines catégories de la population), l’interventionnisme économique (l’Etat doit réguler le fonctionnement des marchés), la social-démocratie (les partenaires sociaux doivent jouer un rôle important) sans qu’une orientation bien définie l’emporte. C’est un texte de compromis qui, logiquement, ne peut vraiment satisfaire personne.

Selon nous, malgré son titre, la loi comporte peu de dispositifs directement favorables à l’activité, peu de mesures favorables à l’industrie, au Made in France, à la rénovation urbaine, à celle de l’habitat, à la production de biens durables et recyclables, à une plus grande participation des salariés aux décisions prises dans leur entreprise. Elle s’inscrit dans le mythe de l’économie portée par les starts-up innovantes en oubliant la nécessité du renouveau productif et de la transition écologique.




Faut-il sanctionner les excédents allemands ?

par Henri Sterdyniak

De la procédure pour déséquilibres macroéconomiques

Depuis 2012, la Commission européenne analyse chaque année les déséquilibres macroéconomiques en Europe : en novembre, un mécanisme d’alerte signale, pays par pays, les déséquilibres éventuels. Les pays qui présentent des déséquilibres sont alors soumis à une évaluation approfondie qui aboutit à des recommandations du Conseil européen, sur proposition de la Commission. Pour les pays de la zone euro, si les déséquilibres sont jugés excessifs, l’Etat membre est soumis à une Procédure de déséquilibres macroéconomiques (PDM) et doit présenter un plan de mesures correctives, qui doit être avalisé par le Conseil.

Le mécanisme d’alerte est basé sur un tableau de bord comportant cinq indicateurs de déséquilibres extérieurs[1] (solde courant, position extérieure, évolution du taux de change effectif réel, évolution des parts de marché à l’exportation et évolution des coûts salariaux unitaires nominaux) et six indicateurs de déséquilibres internes (taux de chômage, variation des prix du logement, dette publique, dette privée, variation du passif des institutions financières, flux de crédit au secteur privé). L’alerte est donnée quand l’indicateur dépasse une valeur seuil, par exemple 60 % du PIB pour la dette publique, 10 % pour le taux de chômage, -4 % (respectivement +6 %) pour un déficit (respectivement excédent) courant.

D’un côté, ce processus tire les leçons de la montée des déséquilibres enregistrée avant la crise. Au moment du Traité de Maastricht, les négociateurs étaient persuadés que les déséquilibres économiques ne pouvaient provenir que du comportement de l’Etat ; il suffisait donc de fixer des limites aux déficits et dettes publics. Cependant, de 1999 à 2007, la zone euro a connu une forte montée des déséquilibres issus principalement des comportements privés : exubérance financière, bulles mobilières et immobilières, gonflement des déficits extérieurs dans les pays du Sud, recherche effrénée de compétitivité en Allemagne. Ces déséquilibres sont devenus intolérables après la crise financière et demandent des ajustements pénibles. Aussi, la PDM cherche-t-elle à éviter que de tels errements se reproduisent.

D’un autre côté, l’analyse et les recommandations sont effectuées sur une base purement nationale. La Commission ne propose pas de stratégie européenne permettant aux pays de se rapprocher du plein-emploi tout en résorbant les déséquilibres intra-zone. Elle ne tient pas compte des interactions entre pays quand elle demande à chacun d’améliorer sa compétitivité tout en réduisant son déficit public. Ses préconisations ont un aspect de « mouche du coche » quand elle énonce que l’Espagne devrait réduire son chômage, la France améliorer sa compétitivité, etc. Ses propositions reposent sur un mythe : il est possible de pratiquer des politiques de réduction des déficits et dettes publics, d’austérité salariale, de désendettement privé, en compensant leurs effets dépressifs sur la croissance et sur l’emploi par des réformes structurelles qui sont le deus ex machina de la pièce. Cette année, s’y ajoute heureusement le Fonds européen pour les investissements stratégiques (les 315 milliards du plan Juncker), de sorte que la Commission peut prétendre donner « un coup de fouet coordonné à l’investissement », mais ce plan ne représente au mieux que 0,6 % du PIB pendant 3 ans ; son ampleur effective reste problématique.

Pour l’exercice 2015, tous les pays de l’Union européenne présentent au moins un déséquilibre au sens du tableau de bord[2] (voir ici). La France aurait trop perdu de parts de marché à l’exportation, aurait une dette publique et une dette privée excessives. L’Allemagne aurait, elle aussi, perdu trop de parts de marché à l’exportation, sa dette publique serait excessive et surtout sa balance courante serait trop excédentaire. Des 19 pays de la zone euro, 7 ont, cependant, été absous par la Commission et 12 sont soumis à une évaluation approfondie, qui doit être publiée fin février. Penchons-nous un peu plus sur le cas allemand.

A propos des excédents allemands

La monnaie unique aboutit à ce que la situation et la politique économiques de chaque pays puissent avoir des conséquences sur ses partenaires. Ainsi, un pays dont la demande est excessive (du fait de sa politique budgétaire ou d’une exubérance financière aboutissant à un excès de crédit privé) connaît de l’inflation (ce qui peut induire une hausse du taux d’intérêt de la BCE), creuse le déficit extérieur de la zone (ce qui peut contribuer à la baisse de l’euro), oblige ses partenaires à le refinancer plus ou moins automatiquement (en particulier via Target 2, le système de transfert automatique entre les banques centrales de la zone euro) ;  son endettement peut alors devenir problématique.

Ceci amène à deux réflexions :

1. Plus un pays est grand, plus il peut avoir un impact nuisible sur l’ensemble de la zone mais plus il est aussi davantage en mesure de résister aux pressions de la Commission et de ses partenaires.

2. La nuisance doit être effective. Ainsi, un pays qui a un déficit public important ne nuira pas à ses partenaires, bien au contraire, si ce déficit compense une défaillance de sa demande privée.

Imaginons qu’un pays de la zone euro (mettons, l’Allemagne) se lance dans une politique de recherche de compétitivité en bloquant ses salaires ou en les faisant progresser nettement moins vite que la productivité du travail ; il gagne des parts de marché qui lui permettent d’impulser sa croissance grâce à sa balance extérieure tout en bridant sa demande intérieure, ceci au détriment de ses partenaires de la zone euro. Ceux-ci voient leur compétitivité se dégrader, leur déficit extérieur se creuser, leur PIB se réduire. Ils ont alors le choix entre deux stratégies : imiter l’Allemagne, ce qui plonge l’Europe en dépression par un déficit de demande ; soutenir leur demande, ce qui aboutit à creuser un fort déficit extérieur. Plus un pays réussit à brider ses salaires, plus il apparaît gagnant. Ainsi, le pays trop excédentaire peut-il se vanter d’obtenir des très bonnes performances économiques sur le plan de l’emploi, des soldes public et extérieur. Comme il prête aux autres pays membres, il est en position de force pour imposer ses choix à l’Europe. Un pays qui accumule les déficits se heurte tôt ou tard à la méfiance des marchés financiers, qui lui imposent des taux d’intérêt élevés ; ses partenaires peuvent refuser de lui prêter. Mais rien ne fait obstacle à un pays qui accumule les excédents. En monnaie unique, il n’a pas à craindre une appréciation de sa monnaie ; ce mécanisme correctif est bloqué.

Ainsi, l’Allemagne peut jouer un rôle dominant en Europe sans avoir la politique   économique qui corresponde à ce rôle. Les Etats-Unis ont joué un rôle hégémonique à l’échelle mondiale en ayant un fort déficit courant qui compensait les déficits des pays exportateurs de pétrole et des pays d’Asie à croissance rapide, en particulier la Chine ; ils équilibraient la croissance mondiale en jouant le rôle de « consommateur en dernier ressort ». L’Allemagne fait l’inverse, ce qui déstabilise la zone euro. Elle devient automatiquement le « prêteur en dernier ressort ». Le fait est que l’accumulation d’excédents allemands doit se traduire ailleurs par l’accumulation de dettes ; elle est donc insoutenable.

Pire, l’Allemagne veut continuer à être excédentaire tout en demandant aux pays du Sud de rembourser leurs dettes. Cela est logiquement impossible. Les pays du Sud ne peuvent rembourser leurs dettes que s’ils deviennent excédentaires, que si l’Allemagne accepte d’être remboursée, donc devenir déficitaire, ce qu’elle refuse aujourd’hui. Voilà pourquoi il est légitime que l’Allemagne soit soumise à une PDM. Et cette PDM doit être contraignante.

La situation actuelle

En 2014, l’excédent courant de l’Allemagne représentait 7,7% de son PIB (tableau 1, soit 295 milliards de dollars, tableau 1) ; celui des Pays-Bas représentait, lui, 8,5% du PIB. Ces pays représentent une exception en continuant à avoir un fort excédent extérieur alors que la plupart des pays se sont fortement rapprochés de l’équilibre par rapport à la situation de 2007. C’est en particulier le cas de la Chine ou du Japon. Ainsi, l’Allemagne est aujourd’hui le pays du monde ayant le plus fort excédent courant. Cet excédent serait encore plus élevé de 1,5 point du PIB si les pays de la zone euro (en particulier ceux de l’Europe du Sud) étaient plus proches de leurs productions potentielles. Grâce à l’Allemagne et aux Pays-Bas, la zone euro, pourtant en dépression et en fort chômage, présente un excédent de 373 milliards de dollars contre un déficit de 438 milliards pour les Etats-Unis : en toute logique, l’Europe ne devrait pas chercher un surplus de croissance par une dépréciation de l’euro par rapport au dollar qui creuserait encore la disparité de soldes extérieurs entre la zone euro et les Etats-Unis mais par une forte relance de sa demande interne. Si l’Allemagne doit cet excédent à sa politique de compétitivité, elle bénéficie aussi de l’existence de la monnaie unique, ce qui lui permet d’éviter une envolée de sa monnaie ou une dépréciation de celle de ses partenaires européens. La contrepartie de cette situation est que l’Allemagne se trouve devoir prêter à ses partenaires européens pour qu’ils restent dans l’euro.

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Trois points de vue sont alors possibles. Pour les optimistes, l’excédent allemand ne pose aucun problème ; les Allemands, du fait d’une population vieillissante, préparent leur retraite en accumulant des actifs extérieurs. Ils financeront leur retraite avec les revenus de ces actifs. Mais les Allemands préfèrent ainsi des placements à l’étranger à des placements en Allemagne, qu’ils semblent juger moins rentables. Ces placements ont nourri la spéculation financière internationale (beaucoup d’institutions financières allemandes ont subi des pertes importantes durant la crise financière du fait de placement aventureux sur les marchés américains ou sur le marché immobilier espagnol) ; ils nourrissent maintenant l’endettement européen. Ainsi, par l’intermédiaire du système Target 2, les banques allemandes prêtent indirectement pour 515 milliards d’euros aux autres banques européennes, à un taux pratiquement nul. Sur 300 milliards d’excédent, l’Allemagne n’en consacre que 30 au solde net d’investissements directs.  Aussi, serait-il nécessaire que l’Allemagne ait une politique plus cohérente, utilisant ses excédents courants à effectuer des placements productifs en Allemagne,  en Europe ou dans le monde.

Un autre point de vue optimiste est que l’excédent allemand se réduira automatiquement. La baisse du chômage créerait des tensions sur le marché du travail, entrainerait des hausses de salaire qui seraient aussi impulsées par la création du SMIC en janvier 2015. Certes, ces dernières années, la croissance allemande est plus tirée par la demande interne et moins par le solde extérieur qu’avant la crise (tableau 2) : en 2014, le PIB a progressé de 1,2 % en Allemagne (contre 0,7 % en France et 0,8 % pour la zone euro), mais ce rythme est insuffisant pour une franche reprise. L’introduction du SMIC, malgré ses limites (voir Salaire minimum en Allemagne : un petit pas pour l’Europe, un grand pas pour l’Allemagne) induirait une hausse de 3 % de la masse salariale en Allemagne et réduirait pour certains secteurs les gains de compétitivité induits par l’emploi de travailleurs en provenance de l’Europe de l’Est. Reste qu’en 2007 (relativement à 1997) l’Allemagne avait gagné 16,3 % de compétitivité par rapport à la France (26,1% par rapport à l’Espagne, tableau 3) ; en 2014, le gain reste de 13,5% par rapport à la France (de 14,7% par rapport à l’Espagne). Le rééquilibrage est donc très lent. Et, à moyen terme, pour des raisons démographiques, les besoins de croissance de l’Allemagne sont inférieurs d’environ 0,9 point à ceux de la France.

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Aussi, un point de vue plus pessimiste soutient qu’il faut soumettre l’Allemagne à une Procédure de déséquilibre macroéconomique pour lui demander de pratiquer une politique macroéconomique plus favorable pour ses partenaires. La population allemande devrait profiter davantage de son excellente productivité. Quatre points devraient être mis en avant :

1.  L’Allemagne a enregistré en 2014 un solde public excédentaire de 0,6 point de PIB, ce qui correspond, selon les estimations de la Commission, à un excédent structurel de l’ordre de 1 point de PIB, soit 1,5 point de plus que l’objectif fixé par le Pacte budgétaire. En même temps, les dépenses d’investissement public ne représentent que 2,2 points du PIB (contre 2,8 points dans la zone euro et 3,9 points en France). Les infrastructures publiques sont en mauvais état. L’Allemagne devrait y consacrer 1,5 à 2 points de PIB supplémentaires.

2.  L’Allemagne s’est engagée dans un programme de réduction des retraites publiques, ce qui incite les ménages à augmenter leur épargne retraite. Le taux de pauvreté a nettement augmenté dans la période récente et atteint 16,1% en 2014 (contre 13,7% en France). Un programme de remise à niveau de la protection sociale et d’amélioration des perspectives de retraite[3] permettrait de relancer la consommation et de réduire le taux d’épargne.

3.  L’Allemagne devrait renouer avec un taux de croissance des salaires qui suit la croissance de la productivité du travail et même envisager un certain rattrapage. Ce n’est pas facile à mettre en place dans un pays où l’évolution des salaires dépend surtout des négociations collectives décentralisées. Cela ne peut reposer uniquement sur la hausse du salaire minimum, qui déformerait par trop la structure des salaires.

4.  Enfin, l’Allemagne devrait revoir sa politique d’investissement[4] : elle devrait investir en Allemagne (réaliser des investissements publics et privés) ; elle devrait investir en Europe dans des investissements directs productifs et réduire fortement ses placements financiers. Cela diminuerait automatiquement ses placements improductifs passant par Target 2.

L’Allemagne a actuellement un taux d’investissement relativement bas (19,7% du PIB contre 22,1% pour la France) et un taux d’épargne du secteur privé élevé (23,4% contre 19,5% pour la France). Cela devrait être corrigé par des hausses de salaires et une baisse du taux d’épargne.

L’Allemagne étant relativement proche du plein-emploi, une partie importante de sa relance profiterait à ses partenaires européens, mais ceci est nécessaire pour rééquilibrer l’Europe. La politique que devrait suggérer la PDM demande un changement de la stratégie économique de l’Allemagne, que celle-ci  considère être un succès. Mais la construction européenne nécessite que chaque pays considère ses choix de politique économique et l’orientation de son modèle de croissance en tenant compte des interdépendances européennes, avec l’objectif de contribuer à une croissance  équilibrée pour l’ensemble de la zone euro. Une telle inflexion ne serait pas uniquement bénéfique pour le reste de l’Europe, elle serait également profitable à l’Allemagne qui pourrait ainsi faire le choix de la réduction des inégalités, de l’augmentation de la consommation et de la croissance future via un programme d’investissement.


[1] Pour plus de détails, voir European Commission (2012) : « Scoreboard for the surveillance of macroeconomic imbalances », European Economy Occasional Papers 92.

[2] Cela reflète en partie le fait que certains de ces indicateurs ne sont pas pertinents : la quasi-totalité des pays européens perdent des parts de marché à l’échelle mondiale ; l’évolution du taux de change réel effectif dépend de l’évolution de l’euro que les pays ne contrôlent pas ; les seuils de dettes publique et privée ont été fixés à des niveaux très bas, etc.

[3] La coalition au pouvoir a déjà augmenté les retraites des mères de familles et permis des départs à 63 ans pour les carrières longues, mais cela est timide par rapport aux réformes précédentes.

[4] L’insuffisance d’investissement public et privé en Allemagne est dénoncée notamment par les économistes du DIW, voir par exemple : ‘Germany must invest more for its future’ DIW Economic Bulletin, 8.2013, et   Die Deutschland Illusion, Marcel Fratzscher, octobre 2014




La dette grecque, une histoire européenne…

par Catherine Mathieu et Henri Sterdyniak

Fin 2014, la dette grecque représentait 317 milliards d’euros, soit 176 % du PIB, contre 103 % en 2007 et ce malgré un allègement de 107 milliards en 2012[1]. Cette dette résulte d’un triple aveuglement : celui des marchés financiers, qui ont prêté à la Grèce jusqu’en 2009, sans tenir compte du niveau insoutenable de ses déficits public (6,7 % du PIB en 2007) et extérieur (10,4 % du PIB en 2007) ; celui des gouvernements et des classes dirigeantes grecs qui ont, grâce au bas niveau des taux d’intérêt, par l’appartenance à la zone euro, laissé se développer une croissance déséquilibrée, basée sur les bulles financières et immobilières, la corruption, la mauvaise gouvernance, la fraude et l’évasion fiscale ; celui des institutions européennes qui, après le laxisme des années 2001-2007, ont imposé à la Grèce des programmes d’austérité, écrasants et humiliants, pilotés par la troïka, un étrange attelage comprenant le FMI, la BCE et la Commission européenne. Les programmes d’austérité étaient, selon la troïka, nécessaires pour réduire le déficit et la dette publics, et remettre l’économie grecque sur chemin de la croissance. Les programmes ont certes permis de réduire le déficit public (qui n’est plus que de l’ordre de 2,5 % du PIB en 2014, soit un excédent hors charges d’intérêt de l’ordre de 0,5 % du PIB), mais ils ont fait augmenter le ratio dette/PIB, en raison de la chute du PIB : le PIB grec est aujourd’hui 25 % en dessous de son niveau de 2008. L’austérité a surtout plongé la Grèce dans la détresse économique et sociale, dont le taux de chômage supérieur à 25% et le taux de pauvreté de 36 % sont de tristes illustrations.

L’arbre de la dette grecque ne doit cependant pas cacher la forêt : de 2007 à 2014, la dette publique de l’ensemble des pays de l’OCDE est passée de 73 à 112 % de leur PIB, ce qui témoigne d’un profond déséquilibre de l’économie mondiale. En raison de la victoire du capital sur le travail, de la globalisation financière, de la croissance des inégalités, les pays développés ont besoin de fortes dettes publiques ; ces dettes ne sont globalement pas remboursables puisque le remboursement supposerait que des agents excédentaires acceptent de devenir déficitaires.

Prenons l’exemple de l’Allemagne. Celle-ci veut maintenir un excédent extérieur important (7 % de son PIB), qui pèse sur ses partenaires européens et a contribué à un niveau excessif de l’euro. Pour que la Grèce, et les autres pays européens, puissent rembourser leurs dettes publiques, il faudrait qu’ils puissent exporter, notamment en Allemagne ; il faudrait que l’Allemagne accepte un déficit extérieur et donc augmente fortement ses dépenses publiques et ses salaires, ce qu’elle ne souhaite pas. Les exigences contradictoires des pays excédentaires (rester excédentaires, être remboursés) conduisent l’ensemble de la zone euro à la dépression. Heureusement, pour l’économie européenne, que ni la France, ni l’Italie ne tiennent guère leurs engagements européens et que le Royaume-Uni n’y est pas soumis.

Peut-on imposer à la Grèce de continuer à respecter ses engagements européens, qui l’ont mené à une dépression profonde ? De réduire sa dette à 60 % du PIB en 20 ans ?  L’effort à réaliser dépend de l’écart entre le taux d’intérêt payé sur la dette (1,9 % en 2014) et le taux de croissance nominal du PIB (-1,2 % en 2014).  Même si la Grèce parvenait à un surcroît de croissance tel que son taux de croissance soit égal au taux d’intérêt auquel elle s’endette, elle devrait verser chaque année 6 % de son PIB ; cette ponction déséquilibrerait son économie et briserait sa croissance. Tant sur le plan économique que sur le plan social, on ne peut demander au peuple grec un effort supplémentaire.

La Grèce serait-elle un pays émergent que la solution serait évidente : une forte dévaluation et un défaut sur la dette. A contrario, la zone euro ne peut se maintenir sans solidarité entre pays et sans un tournant dans ses politiques économiques. L’Europe ne peut demander au nouveau gouvernement grec de maintenir un programme d’austérité sans perspective, de renoncer à son programme électoral pour mettre en œuvre la politique négociée par le gouvernement précédent qui a échoué. Un refus de compromis conduirait au pire : une épreuve de force, le blocage financier de la Grèce, sa sortie de la zone euro et peut-être de l’UE. Les peuples auraient, à juste titre, le sentiment que l’Europe est un carcan, que les votes démocratiques ne comptent pas. En sens inverse, il sera difficile pour les pays du Nord et pour la Commission de renoncer à leurs exigences : un contrôle étroit des politiques budgétaires nationales, les objectifs de réduction des dettes et des déficits publics, la conditionnalité des aides, les politiques de privatisation et de réformes structurelles.

Le programme de Syriza comporte la reconstitution de la protection sociale, des services publics, d’un niveau de vie acceptable des retraités et salariés, mais aussi, très clairement, la réforme fiscale, la lutte contre la corruption et la mauvaise gouvernance, la recherche d’un nouveau mode de développement, basé sur un renouveau productif et la réindustrialisation, impulsés par l’Etat et par un secteur bancaire rénové, basés sur l’investissement public et privé. C’est un chemin ambitieux qui suppose de lutter contre l’avidité et l’inertie des classes dominantes et de mobiliser la société tout entière, mais c’est le seul porteur d’avenir.

La seule solution est un compromis, qui ouvre la porte à une nouvelle politique en Europe. Distinguons la question grecque de la question européenne. Les institutions européennes doivent accepter de négocier une restructuration de la dette grecque. Cette dette, de 317 milliards d’euros, est aujourd’hui détenue pour 32 milliards par le FMI, pour 223 milliards par la BCE, le Fonds européen de stabilité financière, les autres États membres, soit à 80 % par des institutions publiques. Ceci a permis au secteur privé de se délester des titres grecs, mais n’a guère aidé l’économie grecque. La Grèce bénéficie déjà de taux d’intérêt avantageux et de larges délais de remboursement[2]. Compte tenu du bas niveau des taux d’intérêt aujourd’hui et de l’appétence des investisseurs financiers pour la dette publique sans risque de la plupart des Etats membres, il n’est pas besoin de faire défaut sur la dette grecque ; il suffit de la restructurer et de la garantir. Il faut éviter que, chaque année, la Grèce soit dans la situation de devoir rembourser et refinancer un montant excessif de dettes, donc d’être à la merci des marchés financiers ou de nouvelles négociations avec la troïka. La Grèce a besoin d’un accord de long terme, basé sur la confiance réciproque.

Ainsi, l’Europe devrait-elle donner du temps au peuple grec, le temps que son économie se redresse. Il faut rendre soutenable la dette grecque en la transformant en dette garantie à très long terme, éventuellement cantonnée dans le Mécanisme européen de stabilité, de sorte qu’elle soit protégée de la spéculation. Cette dette pourrait être financée par des euro-obligations à des taux très faibles (0,5% à 10 ans ou même à des taux légèrement négatifs en émettant des titres indexés sur l’inflation). Ainsi, les contribuables européens ne seront pas mis à contribution et la charge de la dette grecque sera acceptable. C’est surtout la croissance de l’économie grecque qui doit permettre la baisse du ratio dette/PIB. Le remboursement doit être limité et, comme le propose la Grèce, dépendre de la croissance (par exemple être nul tant que la croissance en volume n’atteint pas 2%, puis 0,25 point de PIB par point de croissance supplémentaire). Les accords avec la Grèce doivent être revus pour permettre au nouveau gouvernement de mettre en œuvre son programme de redressement social puis productif. Deux axes doivent guider la négociation : la responsabilité de la situation étant partagée entre la Grèce et l’Europe, chacun doit assumer sa part du fardeau (les banques ayant déjà subi un défaut partiel) ; il faut permettre à la Grèce de sortir de sa profonde dépression, ce qui suppose à court terme de soutenir la consommation, à moyen terme d’impulser et de financer le renouveau productif.

La France devrait soutenir la proposition de Syriza d’une conférence européenne de la dette, car le problème n’est pas uniquement grec. L’expérience grecque ne fait qu’illustrer les dysfonctionnements structurels de la gouvernance économique de l’Europe et les défis auxquels sont confrontés tous les États membres. Une transformation de cette gouvernance s’impose pour sortir de la crise économique, sociale et politique dans laquelle est engluée la zone euro. Il faut résolument accentuer le tournant pris avec le plan Juncker (soutien à l’investissement de 315 milliards en 3 ans) et le programme d’assouplissement quantitatif de la BCE (1 140 milliards en 18 mois).

Les dettes publiques des pays de la zone euro doivent être garanties par la BCE et l’ensemble des Etats membres. Pour les résorber, la BCE doit maintenir durablement le taux long nettement en dessous du taux de croissance, ce qui nécessitera de taxer les activités financières et de contrôler l’orientation des crédits bancaires pour éviter le gonflement de bulles spéculatives. Au lieu de la baisse des dépenses publiques et sociales, l’Europe doit coordonner la lutte contre la concurrence fiscale et l’évasion fiscale des plus riches et des firmes multinationales. Le carcan budgétaire insoutenable imposé par le Pacte de stabilité ou le Traité budgétaire européen doit être remplacé par une coordination des politiques économiques visant le plein-emploi et la résorption des déséquilibres entre pays de la zone. Enfin, l’Europe doit proposer une stratégie de sortie de crise basée sur la hausse de la demande interne dans les pays excédentaires, la coordination des politiques salariales, le soutien aux investissements préparant la transition écologique et sociale. Le défi est là aussi important. Il faut repenser l’organisation des politiques économiques en Europe pour permettre aux pays de mener des politiques différentes et autonomes, mais coordonnées. Ce n’est qu’ainsi que la zone euro pourra survivre et prospérer.

 

 


[1] Dont près de la moitié ont été utilisés par l’Etat grec pour secourir le système bancaire grec.

[2] De plus, les Etats membres et la BCE lui remboursent les gains qu’ils réalisent sur leurs titres grecs.




A propos du marché du travail américain

Une lecture de : The causes of structural unemployment, Thomas Janoski, David Luke et Christopher Oliver, Polity Press, Cambridge, RU et Malen, EU, 2014.

Henri Sterdyniak

L’ouvrage, écrit par trois sociologues américains, analyse la montée du chômage structurel aux Etats-Unis, en cherche les causes et propose des mesures de politiques économiques pour le réduire. Pour le lecteur français, cet ouvrage présente deux intérêts majeurs : il montre que les problèmes du marché du travail américain sont très proches de ceux du marché du travail français ; et, bizarrement, il traite du cas américain sans s’intéresser, sauf de façon marginale, à la situation des pays européens et aux analyses qu’ont pu produire les chercheurs de notre continent.

La définition et la mesure du chômage structurel sont problématiques. Théoriquement, le chômage structurel est la part du chômage qui ne s’explique ni par les fluctuations conjoncturelles (le chômage conjoncturel), ni par les inévitables délais d’embauche et de changement d’emploi (le chômage frictionnel), mais par des causes structurelles ; celui donc observé en moyenne sur le cycle économique, moins un certain niveau incompressible. Le point délicat est qu’il est difficile aujourd’hui, après la crise de 2007-09, aux Etats-Unis comme en Europe, de repérer le cycle économique et le niveau normal d’activité, de sorte que le niveau du chômage conjoncturel est difficile à évaluer. Cependant, les auteurs présentent des preuves empiriques de la dégradation du marché du travail américain. Ainsi, le taux d’emploi des 25-65 ans n’est que de 72,3% en 2013 contre 77,5% en 2000. Il est nettement plus faible qu’en Allemagne (78,5%). Le taux de chômage de longue durée comme le taux de temps partiel subi ont fortement augmenté. Surtout, les inégalités salariales se sont accrues. Les emplois stables et correctement rémunérés d’ouvriers ou d’employés qualifiés disparaissent au profit d’emplois précaires.

Les auteurs fournissent cinq explications à cette dégradation :

  1. La fonte de l’industrie au profit des services qui entraîne l’inadaptation des anciens ouvriers qualifiés, le déclin des syndicats et le besoin de nouvelles compétences.
  2. Le développement de la sous-traitance (qui permet aux entreprises de se débarrasser de travailleurs permanents correctement rémunérés pour recourir à une main d’œuvre précaire bon marché) et celui de la délocalisation dans les pays à bas salaires.
  3. L’automatisation qui rend inutiles de nombreux emplois, non qualifiés jadis, mais de plus en plus qualifiés maintenant.
  4. La financiarisation de l’économie et la recherche de valeur pour l’actionnaire qui imposent des normes de rentabilité élevées, qui sacrifient l’investissement de long terme, qui font que la croissance est portée par des bulles financières et l’endettement, ce qui augmente l’incertitude et rend l’économie instable.
  5. Le poids grandissant des grandes entreprises multinationales qui brisent les compromis nationaux (en produisant à l’étranger, en détruisant des emplois qualifiés, en développant la sous-traitance et les emplois précaires, en ne payant pas d’impôts).

Avec raison, les auteurs, sociologues, reprochent aux économistes de ne pas étudier les conséquences de ces transformations sur les salariés américains et leurs possibilités d’emploi satisfaisant.

Si la description est convaincante, le lecteur attend les auteurs sur les solutions. En fait, les auteurs proposent essentiellement des réformes du marché du travail. Ils suggèrent de s’inspirer du modèle allemand en orientant beaucoup plus tôt (dès 12 ans) une partie des jeunes vers l’enseignement professionnel, au lieu de les maintenir dans l’enseignement classique. Selon eux, on pourrait professionnaliser et faire monter en gamme certains emplois précaires en formant les jeunes à ceux-ci. Mais, quels enfants seraient les victimes de cette orientation précoce ? Le risque est grand que ce soit ceux des milieux populaires.

Ils proposent d’améliorer le fonctionnement du marché de l’emploi (subvention aux temps partiels temporaires, toujours inspiré du modèle allemand ; remise à niveau des chômeurs, certification de leurs compétences). Durant les périodes de récession, ils proposent de créer des emplois publics temporaires et de subventionner des emplois privés dans des secteurs spécifiques (comme les travaux publics). Ils suggèrent de faciliter l’innovation en fournissant du capital-risque aux jeunes entrepreneurs et en favorisant l’immigration de jeunes entrepreneurs talentueux. Mais l’innovation à tout prix est-elle la solution, quand elle se traduit par le développement de besoins artificiels et par la multiplication de « destructions créatives », sources d’instabilité économique ?

Heureusement, quelques paragraphes vont au-delà. Les auteurs proposent de renforcer les normes sociales, environnementales et de respect du droit de propriété intellectuelle pour les produits importés (mais la croissance américaine nécessite-elle de freiner le développement des pays émergents ?) ; de réformer la fiscalité des entreprises pour augmenter la taxation de celles qui produisent à l’étranger ; de lutter contre l’optimisation fiscale des firmes multinationales ; de taxer les opérations spéculatives et les transactions financières internationales ; de séparer les banques de dépôts et les banques d’affaires. On le voit, des propositions très proches de celles des économistes européens hétérodoxes. Mais est-ce suffisant ? Ne faudrait-il pas une action résolue des pouvoirs publics pour réduire la domination de la finance, pour abaisser les taux de rentabilité exigés par les marchés financiers ? Ne faudrait-il pas d’importants transferts budgétaires pour taxer les gagnants de la mondialisation et compenser les perdants ? Ne faudrait-il pas mieux gérer l’évolution de la division internationale du travail, en pénalisant les pays ayant des excédents commerciaux trop importants et en subventionnant les emplois non-qualifiés dans les pays riches ?