Jean Tirole, un économiste d’exception

par Jean-Luc Gaffard

Jean Tirole, à qui est attribué cette année le Prix de la Banque de Suède en sciences économiques en mémoire d’Alfred Nobel, est un économiste d’exception. Il l’est par la qualité académique de ses travaux publiés aussi bien dans les plus grandes revues de la discipline que dans des livres où il présente les grandes questions d’économie industrielle, d’économie de la régulation ou d’économie financière en suivant un fil conducteur issu de ses propres recherches. Il l’est par la volonté explicite d’aborder de vrais sujets, majeurs pour la compréhension du fonctionnement des économies de marché et de faire des propositions concrètes de politique publique qui s’y rapportent. Il l’est parce qu’il a traité de ces sujets en développant de nouveaux et puissants outils d’analyse. Il l’est, enfin, par la modestie qui préside au jugement qu’il porte lui-même sur ses résultats et leur portée pratique, une modestie qui sied aux vrais scientifiques.

Il est de bon ton dans certains milieux de classer rapidement les économistes dans une catégorie ou une autre, le plus souvent pour les stigmatiser. Jean Tirole n’échappe pas à ce jeu de salon. S’inscrivant dans le champ de la microéconomie, s’intéressant aux stratégies des entreprises, il devient pour ses contempteurs, davantage habitués à la fréquentation des medias qu’à celle de la table du chercheur, le défenseur sinon le promoteur des thèses qualifiées de libérales sinon d’ultra-libérales, entendez un thuriféraire des marchés et un pourfendeur de l’action des gouvernements. Bien sûr, rien n’est plus faux.

Jean Tirole explore le fonctionnement de marchés peuplés d’entreprises cherchant à exploiter leur pouvoir de marché, à tromper des régulateurs dont les choix sont affectés par le défaut d’information et l’existence de contraintes spécifiquement politiques. Il prend sérieusement en considération l’imperfection et l’incomplétude de l’information, l’hétérogénéité des situations de marché et des comportements ou encore la possibilité de formation de bulles rationnelles. Si chacun plaide aujourd’hui, face à la crise, pour stimuler les dépenses de R&D, développer la formation professionnelle, ou réaliser des investissements publics, chacun devrait aussi être conscient du fait que le résultat est subordonné aux formes d’organisation qui prévalent, mélanges subtils et variés de concurrence et de coopération au cœur des contrats passés entre les acteurs privés et publics sur les différents marchés. C’est ce sur quoi les travaux de Jean Tirole attirent notre attention par delà les débats légitimes sur la méthodologie, le choix des outils et celui des normes que devraient retenir les pouvoirs publics.

Jean Tirole et son ami et co-auteur Jean-Jacques Laffont, décédé trop tôt, avec qui il aurait vraisemblablement partagé le prix qui lui est attribué aujourd’hui, se sont donnés pour tâche d’analyser les relations qui lient les entreprises et l’Etat dans les secteurs clés des télécommunications, de l’énergie ou des transports, en essayant de déterminer les conditions pour qu’elles soient socialement efficaces. Ils sont les dignes continuateurs d’une tradition française prestigieuse, celle des ingénieurs économistes français – notamment de Clément Colson, Marcel Boiteux et Maurice Allais –  chercheurs autant qu’ingénieurs, qui se sont attachés à établir la place et le rôle des pouvoirs publics dans le fonctionnement d’une économie de marché. Une tradition en économie publique qu’ils ont, néanmoins, révolutionné en montrant, grâce aux nouveaux outils utilisés, que protéger l’intérêt général supposait de comprendre les détails de fonctionnement de marchés très différents les uns des autres en même temps que les défaillances d’un Etat ni omniscient, ni spontanément bienveillant. Ce faisant, ils ont souligné la complexité des situations et, par suite, la complexité des règles contractuelles, complexités qu’il serait illusoire et dangereux de vouloir ignorer. Ils ont su mettre en valeur la vraie nature d’une économie de marché dans laquelle l’Etat, loin de substituer au marché, aide à son bon fonctionnement grâce à des interventions ciblées. A cet égard, et dans le domaine qui est le leur, celui de l’analyse des entreprises et des marchés, ils se sont inscrits dans un courant de philosophie sociale qui s’apparente à celui développé par Keynes.

Est-ce à dire qu’aucune critique ne peut être adressée aux travaux réalisés ? Ce n’est sûrement pas ce que pense l’intéressé lui-même qui sait que les avancées scientifiques naissent de la controverse et du débat à la condition que l’une et l’autre soient menés avec fairplay par des chercheurs aux compétences avérées. Sans doute, l’impossibilité d’énoncer des règles générales constitue la faiblesse d’une approche en économie industrielle dont Franklin Fisher (1991)[1] a pu dire qu’elle était une théorie en forme d’exemples, risquant de ne produire que des taxonomies, pouvant signifier que tout peut arriver et rendant difficile l’établissement de guides pour les politiques publiques. Elle ne saurait faire renoncer à l’image d’hétérogénéité qui qualifie les économies de marché et en dehors de laquelle il est, en toute hypothèse, vain d’imaginer des politiques publiques efficaces. En outre, nombre d’analyses effectuées par Jean Tirole ont cette vertu d’ajuster la spécification des modèles théoriques à la configuration particulière des industries, des entreprises et des technologies étudiées. D’autres approches sont, sans doute, envisageables, qui rompraient avec l’hypothèse d’agents pratiquant l’optimisation intertemporelle dans un univers d’anticipations rationnelles. Elles insisteraient sur la nature séquentielle de choix effectués par essais et erreurs dans une économie non coordonnée, fut-ce sur un mauvais équilibre, du fait de la prégnance de l’innovation impliquant à la fois l’irréversibilité des décisions d’investissement et une connaissance incomplète de la configuration future des marchés. Se saisir de cet aspect de la réalité industrielle impliquerait de reconnaître qu’il est tout aussi important de comprendre comment les entreprises acquièrent une connaissance, d’ailleurs incomplète, des réactions de leurs concurrentes que de s’en tenir à en établir les effets. Suivant une ligne de pensée davantage ancrée chez Marshall et Hayek que chez Walras et Cournot, il serait possible de donner un autre éclairage du fonctionnement des économies de marché, du rôle des collusions, de la place des réseaux, ce qui conduirait à des recommandations parfois différentes de politique publique. Encore faudrait-il que les approches retenues, davantage tournées vers la question de coordination que vers celle des incitations, aient la robustesse requise si l’on veut qu’elles viennent enrichir, sinon défier les théories maintenant établies. C’est ce que Jean-Jacques Laffont me faisait valoir lors d’une longue conversation que nous avions eue ensemble dans l’attente de nos avions respectifs retardés par des grèves qui n’étaient pas sans rapport avec notre discussion.

 


[1] Voir « Organizing Industrial Organization : Refections on Handbook of Industrial Organization », Brookings Papers on Economic Activity. Microeconomics, vol. 1991 pp.201-240.




Réformer aujourd’hui l’Assurance chômage en France : pas une bonne idée selon des indicateurs de l’OCDE

par Eric Heyer

Six mois après la signature d’un accord national interprofessionnel sur l’indemnisation du chômage, conclu par les partenaires sociaux, dont les nouvelles règles doivent normalement s’appliquer jusqu’en 2016, le gouvernement français, désireux d’aller plus loin dans la réforme du marché du travail, évoque la possibilité de réformer à nouveau l’Assurance chômage en diminuant la durée d’indemnisation et le montant des allocations chômage.

Si toute réforme doit viser l’amélioration de la « qualité de vie » de nos citoyens, il n’est pas sûr que la réforme de l’Assurance chômage atteigne cet objectif. C’est en tout cas ce que laisse à penser la dernière publication de l’OCDE.

Ainsi, dans le chapitre 3  des Perspectives de l’emploi de l’OCDE 2014, l’organisation internationale a mis en œuvre les recommandations du rapport Stiglitz-Sen-Fitoussi de 2009 en évaluant la qualité de l’emploi dans les pays de l’OCDE. Ce nouvel indicateur complète les mesures traditionnelles sur la quantité de travail et doit transformer à terme le contenu des politiques publiques en imposant aux acteurs publics de nouveaux critères d’évaluation.

L’OCDE construit un indicateur de qualité de l’emploi sur la base de trois dimensions : qualité des salaires, sécurité sur le marché du travail et qualité de l’environnement professionnel. D’après l’OCDE, cette dernière dimension est relativement médiocre en France : le niveau élevé d’exigences professionnelles et des ressources insuffisantes pour s’acquitter des tâches provoquent un niveau élevé de stress au travail des salariés français. S’agissant des salaires, en tenant compte à la fois de leur niveau et de leur répartition, la France est proche de la moyenne des pays de l’OCDE. Finalement, si la qualité de l’emploi dans l’hexagone se situe dans la moyenne des pays développés, cela est dû principalement, d’après l’OCDE, à une sécurité sur le marché du travail forte en France, en raison du bon niveau de prise en charge et … de la générosité de l’indemnisation chômage.

Les propositions de réformes de l’Assurance chômage auraient alors tendance à détériorer plutôt que améliorer la « qualité de vie » des Français et rateraient leur cible de ce point de vue-là. Permettraient-elles alors d’améliorer la quantité de travail ?

Des éléments de réponse se trouvent dans le chapitre 1 de ce même rapport de l’OCDE. Dans celui-ci, l’organisation internationale indique que le taux de chômage structurel – i. e. le taux de chômage dépendant de l’importance des rigidités qui empêchent le bon fonctionnement du marché du travail – n’a pas augmenté depuis le début de la crise en France, à l’instar d’ailleurs d’un grand nombre de pays développés : la forte hausse observée du chômage depuis 2008 a donc, pour l’OCDE, une composante principalement conjoncturelle que l’on ne combat pas avec une réforme de l’Assurance chômage.

En conséquence, dans le contexte actuel de l’économie française, une réforme de l’Assurance chômage, telle que suggérée par le gouvernement, devrait, si l’on en croit les analyses de l’OCDE, détériorer la qualité de l’emploi – et en particulier la qualité de vie des chômeurs – sans réduire le niveau du chômage !




Réforme des retraites 2013 : la contribution implicite du pouvoir d’achat des retraités

par Stéphane Hamayon et Florence Legros

Moins de 3 ans après le report de l’âge à la retraite de 2010-2011, la France a connu une nouvelle réforme des retraites votée début 2014.

Cette réforme est qualifiée par ses promoteurs de « pérenne et équitable ». Néanmoins, quelques mois seulement après cette réforme, si l’on se penche à nouveau sur l’équilibre à moyen long terme du régime de retraite on conclut qu’il conviendra sans doute de revenir sur le sujet (voir notre article dans la Revue de l’OFCE, n° 137, 2014). Le déséquilibre subodoré provient d’un écart entre les hypothèses qui ont prévalu à la réforme de 2014 et l’évolution effective des variables macroéconomiques déterminantes telles que le chômage et la croissance de la productivité.

Notre article commence par une analyse de la sensibilité de l’équilibre du régime de retraite aux variables économiques et aux hypothèses effectuées. Il met en évidence qu’un taux de chômage qui se stabiliserait à 7,5%,  (soit le plus bas taux observé depuis 30 ans,) et non 4,5% comme dans le scénario retenu par la réforme, et un taux de croissance de la productivité de 1%, en ligne avec les estimations raisonnables de Artus et Caffet (2013) au lieu des 1,5% retenus, aboutirait à une dégradation continue des comptes de l’assurance vieillesse (tableau 1).

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Autre variable examinée précisément : le taux de croissance de la productivité. Parce qu’elle se répercute sur les salaires, elle joue un rôle important dans le rééquilibrage des régimes de retraite en cas d’indexation des pensions et des salaires portés au compte sur les prix et non sur les salaires. Très exactement, une productivité forte conduit à un assainissement des comptes puisque les ressources croissent alors rapidement pendant que les emplois progressent moins vite.

La conséquence est cependant une paupérisation relative des retraités par rapport aux actifs, notamment pour les retraités âgés pour lesquels la désindexation aura eu des effets cumulatifs.




La croissance de la zone euro dépend-elle vraiment d’une hypothétique relance budgétaire allemande ?

par Christophe Blot et Jérôme Creel

Le débat sur les politiques économiques en Europe a été relancé cet été par Mario Draghi, lors du désormais traditionnel symposium de Jackson Hole, qui réunit notamment les principaux banquiers centraux de la planète. Malgré cela, il semble que les uns (Wolfgang Schaüble, Ministre allemand des finances) et les autres (Christine Lagarde, directrice du FMI) continuent de camper sur leurs positions : discipline budgétaire et réformes structurelles, d’un côté ; relance de la demande et réformes structurelles, de l’autre. La différence est certes ténue, mais elle a ouvert la voie à ce que Mme Lagarde a dénommé « des marges de manœuvre budgétaires pour soutenir la reprise européenne ». Elle vise en particulier l’Allemagne, mais a-t-elle effectivement raison ?

Dans l’interview accordée au quotidien Les Echos, Christine Lagarde déclarait que l’Allemagne « dispose très probablement de marges de manœuvre budgétaires pour soutenir la reprise européenne ». Force est de constater que la zone euro est toujours en panne de croissance (au deuxième trimestre 2014, le PIB est encore inférieur de 2,4 % à son niveau d’avant-crise, au premier trimestre 2008). Malgré les baisses de taux d’intérêt décidées par la BCE et les mesures exceptionnelles qu’elle continue de prendre, le moteur de la croissance européenne reste entravé par l’insuffisance de la demande à court terme, résultant principalement de politiques budgétaires globalement restrictives à l’échelle de la zone euro. Dans le contexte actuel, le soutien de la croissance par des politiques budgétaires plus expansionnistes se heurte aux contraintes budgétaires et à la volonté politique de poursuivre la réduction des déficits. Les contraintes budgétaires peuvent être réelles pour les pays très fortement endettés et ayant perdu l’accès au marché, telle la Grèce. Elles sont plutôt de nature institutionnelle pour les pays capables d’émettre des titres de dette publique à des taux historiquement très faibles, telle la France. Selon Mme Lagarde, l’Allemagne disposerait de marges de manœuvre faisant de cette économie le seul moteur potentiel de la reprise européenne. Une analyse plus fine des effets – internes et de débordement vers les partenaires européens – de la politique budgétaire invite toutefois à tempérer cet optimisme.

Les mécanismes qui fondent l’hypothèse d’une croissance tirée par l’Allemagne sont assez simples. Une politique budgétaire expansionniste outre-Rhin stimulerait la demande intérieure allemande, ce qui accroîtrait les importations et créerait des débouchés supplémentaires pour les entreprises des autres pays de la zone euro. En contrepartie, cependant, un tel effet pourrait être tempéré par une politique monétaire légèrement moins expansionniste : selon Martin Wolf, Mario Draghi n’a-t-il pas assuré que la BCE ferait tout ce qui est en son pouvoir pour assurer la stabilité des prix à moyen terme ?

Dans un document de travail récent de l’OFCE, nous avons tenté de capter ces différents effets, commerciaux et de politique monétaire, dans une maquette dynamique de la zone euro. Il en ressort qu’une impulsion budgétaire positive de 1 point de PIB en Allemagne pendant trois années consécutives (soit un plan de 27,5 milliards d’euros par an[1]), augmenterait la croissance de la zone euro de 0,2 point la première année. Cet effet n’est certes pas négligeable. Pour autant,  il résulte exclusivement de la stimulation dont bénéficierait la croissance allemande et non des effets de débordement vers les partenaires européens de l’Allemagne. En effet, et à titre d’exemple, l’augmentation de la croissance espagnole serait dérisoire (0,03 point de croissance seulement la première année). La faiblesse des effets de débordement s’explique simplement par la valeur modérée du multiplicateur budgétaire[2] en Allemagne. En effet, la littérature récente sur les multiplicateurs suggère que ceux-ci sont d’autant plus élevés que l’économie est en situation de basse conjoncture. Or selon les estimations d’écart de croissance retenues dans notre modèle, l’Allemagne ne serait pas dans ce cas si bien que la valeur du multiplicateur tomberait à 0,5 selon la calibration des effets multiplicateurs retenus pour nos simulations. Ainsi la croissance allemande augmentant de 0,5 point, l’effet de stimulation pour le reste de la zone euro est faible et dépend ensuite de la part de l’Allemagne dans les exportations de l’Espagne et du poids des exportations espagnoles dans le PIB espagnol. In fine, une relance allemande serait sans aucun doute une bonne nouvelle pour l’Allemagne mais les autres pays de la zone euro risquent d’être déçus comme ils le seront sans doute de la mise en œuvre du salaire minimum ainsi que le suggéraient Odile Chagny et Sabine Le Bayon dans un post récent, au moins à court terme. On peut certainement supposer qu’à plus long terme, la relance allemande contribuerait à augmenter les prix outre-Rhin, y dégradant la compétitivité et offrant ainsi un canal supplémentaire par lequel les autres pays de la zone euro pourraient bénéficier d’une plus forte croissance.

Et si le même montant d’impulsion budgétaire n’était pas utilisé en Allemagne, mais plutôt en Espagne où l’écart de croissance est plus important, qu’adviendrait-il ? De fait, la simulation d’un choc budgétaire équivalent (27,5 milliards par an pendant trois ans, soit 2,6 points de PIB espagnol) en Espagne aurait des effets bien plus bénéfiques, pour l’Espagne mais aussi pour la zone euro. Alors que dans le cas d’une relance allemande, la croissance de la zone euro augmenterait de 0,2 point les trois premières années, celle-ci augmenterait en moyenne de 0,5 point par an pendant trois ans dans l’éventualité d’une relance effectuée en Espagne. Ces simulations suggèrent que s’il faut relancer la croissance dans la zone euro, autant le faire dans les pays où le retard de croissance est le plus important. Il est plus efficace de dépenser des fonds publics en Espagne qu’en Allemagne.

A défaut de relâcher les contraintes budgétaires espagnoles, un plan de relance financé par un emprunt européen, et dont les principaux bénéficiaires seraient les pays les plus fortement touchés par la crise, serait sans aucun doute la meilleure solution pour que la zone euro s’engage enfin sur une trajectoire de reprise dynamique et pérenne. Les discussions françaises et allemandes autour d’une initiative pour l’investissement seront donc bienvenues. Espérons qu’elles puissent conduire à l’adoption d’un plan ambitieux pour relancer la croissance européenne.

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[1] La mesure est ensuite compensée de manière strictement équivalente de telle sorte que le choc correspond à un choc budgétaire transitoire.

[2] On rappelle que le multiplicateur budgétaire traduit l’impact de la politique budgétaire sur l’activité. Ainsi, pour un point de PIB de mesures budgétaires expansionnistes (respectivement restrictives), le niveau d’activité augmente (respectivement baisse) de k point.




Evolution de la fiscalité en Europe entre 2000 et 2012 : Quelques éléments d’analyse

par Céline Antonin, Félix de Liège et Vincent Touzé

 

L’Europe fiscale se caractérise par une très grande diversité reflétant les choix d’Etats souverains aux destins différenciés. Depuis le traité de Rome, les Etats-membres ont toujours refusé le transfert de compétences nationales en matière fiscale, à l’exception d’une coordination a minima sur la TVA. Le risque est donc grand en Europe que se développent des stratégies fiscales non coopératives, chacun cherchant à améliorer sa performance économique aux dépens des autres. Deux logiques concourent à de telles stratégies agressives : une logique de compétitivité (ou de dévaluation fiscale) visant à réduire la pression fiscale sur les entreprises pour améliorer leur compétitivité-prix d’une part ; une logique d’attractivité fiscale, visant à attirer sur le territoire national les facteurs de production les plus rares d’autre part. Sur un plan macroéconomique, mettre en évidence séparément ces deux logiques est un exercice difficile. Toutefois, une manière de comprendre comment les Etats européens ont amélioré leur position peut consister à observer la façon dont la pression fiscale sur les entreprises a évolué, par rapport à celle portant sur les ménages.

La note de l’OFCE n°44 dresse un portrait de l’évolution des taux de prélèvements obligatoires (TPO) en Europe. Elle s’appuie sur les statistiques Tendances de la fiscalité, publiées conjointement par Eurostat et la direction Fiscalité et union douanière de la Commission européenne. Ces statistiques ont l’avantage d’offrir des données harmonisées sur les taux de prélèvement, avec une ventilation selon l’assiette fiscale (capital, travail, consommation) et selon le type d’agent payeur (ménage, entreprise, entrepreneur individuel). Nous étudions la période 2000-2012 : il est certes toujours difficile de séparer l’évolution tendancielle de la fiscalité des ajustements conjoncturels, en particulier lorsque la contrainte budgétaire est plus serrée. Néanmoins, on peut supposer que la période 2000-2012 est suffisamment longue pour dégager des changements de nature structurelle.

A partir de ces données, nous mettons d’abord en évidence une évolution contrastée de la pression fiscale au sein de l’Union européenne, qui peut se décomposer en quatre phases : deux phases haussières (entre 2004 et 2006 et depuis 2010), et deux phases baissières (avant 2004 et de 2006 à 2010), notamment en lien avec les facteurs conjoncturels. Au-delà de cette tendance commune, nous observons au sein des pays d’Europe des stratégies d’ajustement non-convergentes entre la fiscalité des ménages et celle frappant les entreprises (voir graphique). Nous nous intéressons ensuite aux éventuelles substitutions fiscales entre charges patronales et consommation, et entre charges patronales et charges salariales.

Sur la période 2000-2012, il paraît difficile de parler de concurrence fiscale à un niveau global même si on observe une légère baisse du TPO moyen au sein de l’Union européenne et des évolutions très singulières dans ce sens pour certains pays. S’il est sûr que des pays ont réduit le poids de la fiscalité sur les entreprises (Royaume-Uni, Espagne, Allemagne, Irlande, Suède, etc.), d’autres l’ont sans conteste alourdi (Autriche Belgique, France, Italie, etc.). Toutefois, à long terme, il paraît peu vraisemblable qu’une telle diversité fiscale soit tenable. A l’heure où l’intégration européenne se renforce, une plus grande harmonisation fiscale semble plus que jamais nécessaire.

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Salaire minimum en Allemagne : un petit pas pour l’Europe, un grand pas pour l’Allemagne

par Odile Chagny  (Ires) et Sabine Le Bayon

Après plusieurs mois de débats parlementaires, le salaire minimum entrera progressivement en vigueur en Allemagne entre 2015 et 2017.  Ce débat n’a que peu modifié le projet de loi présenté en avril dernier et issu de l’accord de coalition entre le SPD et la CDU. Le montant du salaire minimum s’élèvera en 2017 à 8,5 euros bruts de l’heure, soit environ 53% du salaire horaire médian.  Dans un pays qui garantit constitutionnellement aux partenaires sociaux leur autonomie à déterminer les conditions de travail, la rupture est majeure. Pour autant, l’importance de l’introduction du salaire minimum ne se situera pas tant dans les effets de relance de la croissance en Allemagne et en zone euro que l’on peut en attendre, que dans le tournant opéré du point de vue de la conception de la valeur du travail, dans un pays qui a historiquement toléré que celle-ci pouvait différer selon le statut de celui (ou celle) qui l’exerce[1].

La loi sur le salaire minimum en Allemagne est l’aboutissement d’un long processus initié au milieu des années 2000 et qui a conduit à un relatif consensus sur la nécessité de mieux protéger les salariés du dumping salarial en vigueur dans certains secteurs ou certaines entreprises. Contrairement à la France où le SMIG (puis le SMIC) a été institué dès 1951, l’Allemagne n’avait pas de salaire minimum légal interprofessionnel. La mise en place de ce salaire minimum par l’Etat, pourtant contraire au principe d’autonomie des partenaires sociaux, est le signe que les différents acteurs reconnaissent désormais explicitement que le système de négociations collectives ne permet plus de garantir des conditions de travail décentes pour un nombre croissant de salariés, notamment ceux qui ne sont pas couverts par des conventions collectives mais aussi les salariés travaillant dans des secteurs où l’affaiblissement des syndicats est tel que les minima de branche se situent à des niveaux excessivement bas.

L’intervention de l’Etat constitue donc un vrai bouleversement dans le système de relations professionnelles. Cependant cette dernière se veut seulement ponctuelle. Les partenaires sociaux garderont en effet un rôle prépondérant, et ce pour plusieurs raisons :

  • D’ici la fin de l’année 2014, ils peuvent négocier des accords de branche visant à faire converger d’ici fin 2016 les minima vers 8,5 euros, dans les secteurs où ils sont inférieurs à ce seuil[2].
  • Une fois la loi en vigueur, ce sont eux qui décideront, dans le cadre d’une commission bipartite, de l’évolution de ce salaire minimum tous les deux ans. La commission se réunira pour la première fois en 2016 et la première revalorisation interviendra éventuellement en 2017.
  • De plus, les accords de branche qui fixent les conditions de travail (grilles salariales, congés, horaires maxima…) seront plus facilement étendus à l’ensemble des salariés d’une branche (car la loi sur le salaire minimum vise aussi à renforcer les procédures d’extension des conventions collectives, très rarement utilisées à l’heure actuelle). Le résultat des négociations concernera donc plus de salariés.

L’application du salaire minimum interprofessionnel se fera par étapes. En 2015, seuls les salariés non couverts par une convention collective seront concernés. Pour les autres, soit ce plancher de salaire s’applique déjà, soit il s’appliquera progressivement dans le cadre des négociations de branche. C’est par exemple le cas dans le secteur de la viande et des abattoirs où, en janvier 2014, les partenaires sociaux ont signé un accord prévoyant l’entrée en vigueur au 1er juillet 2014 d’un salaire minimum de 7,75 euros, et qui sera revalorisé à 8,6 euros en octobre 2015. Dans la branche de l’intérim également, un accord d’octobre 2013 a porté le niveau du salaire minimum à 8,5 euros en janvier 2014 dans les anciens Länder et prévoit de l’introduire en juin 2016 dans les nouveaux Länder.

Les débats concernant les exceptions ont été houleux mais finalement peu de personnes seront hors du champ d’application du salaire minimum : certains jeunes (apprentis, stagiaires en études), les chômeurs de longue durée durant les six premiers mois suivant la reprise d’un emploi. Concernant les travailleurs saisonniers (environ 300 000 emplois), très présents dans le secteur agricole, le salaire de 8,5 euros s’appliquera bien, mais l’employeur pourra déduire le coût de l’hébergement et de la nourriture. Cela devrait tout de même limiter le dumping salarial dans ce secteur, même si le respect de la loi sera plus difficile à contrôler.

La question n’est pas tant celle des exceptions qui sont mises en avant par divers protagonistes (la confédération syndicale DGB, Die Linke et les Verts les critiquent, le patronat et certains conservateurs les jugent trop limitées) que l’application concrète de la loi.

Car l’impact de la loi sur le salaire minimum dépendra tout d’abord de la définition et du champ retenus pour les éléments de rémunération et le temps de travail, deux points laissés jusqu’ici en suspens. Or, selon que l’on prend en compte ou non les heures supplémentaires et d’autres éléments variables de rémunération, que l’on se base sur la durée du travail contractuelle ou effective, les enjeux et la portée de la loi seront très différents. Pour 2012, selon les définitions retenues, la fourchette d’estimation du nombre de personnes potentiellement concernées par le salaire minimum allait ainsi de 4,7 à 6,6 millions, soit un écart de 40%.

Ensuite, les moyens mis en place au niveau de l’inspection du travail pour contrôler l’application de la loi devront être conséquents puisqu’à l’heure actuelle, 36% des salariés percevant moins de 8,5 euros brut par heure n’ont pas de durée du travail fixée dans leur contrat de travail, ou bien effectuent des heures supplémentaires non rémunérées. Les contrôles de l’inspection du travail seront donc primordiaux, d’autant plus que 70% des salariés qui perçoivent moins de 8,5 euros de l’heure travaillent dans des établissements sans conseil d’établissement[3], ce qui rend le contrôle de l’application du droit particulièrement ardu. Enfin, le risque est élevé de voir augmenter le recours au travail indépendant payé à la tâche (i.e. sans durée du travail prévue) au détriment des contrats salariés classiques, ou aux embauches en mini-jobs, emplois pour lesquels il n’est tout simplement pas obligatoire de fixer une durée du travail et dont les salariés ne paient ni cotisations sociales salariés ni impôt sur le revenu.

Sur un plan plus macro-économique, et contrairement à ce qu’espèrent plusieurs partenaires européens de l’Allemagne, l’effet de l’introduction du salaire minimum sur la demande intérieure devrait être limité, non seulement car il est loin d’être établi que la législation s’applique réellement partout, mais aussi du fait d’un impact limité sur le revenu des ménages. A la suite de l’augmentation de leur taux marginal d’imposition et de la baisse de leurs prestations sociales, le revenu effectif des ménages concernés par le salaire minimum n’augmenterait que d’un quart seulement de la hausse initiale de leur salaire. Concernant les 1,3 million d’« Aufstocker », ces personnes qui cumulent revenus du travail et allocation de solidarité destinée aux personnes dans le besoin et aux chômeurs de longue durée (réforme Hartz IV), leur nombre ne baisserait que de 60 000[4].

L’impact sur la compétitivité devrait différer largement selon les secteurs. Selon Brenke et Müller (2013), la masse salariale globale progresserait de 3 %. A l’exception de l’industrie agro-alimentaire, dont la compétitivité reposait sur un dumping salarial important et qui devrait ressentir assez nettement la mise en place d’un salaire minimum (sauf en cas de contournement de la loi sous une forme ou une autre), les entreprises industrielles exportatrices, où les salaires sont globalement élevés (INSEE, 2012), seraient peu affectées par l’introduction d’un salaire minimum. Il n’en reste pas moins qu’elles en subiraient indirectement les effets, puisqu’elles ont externalisé un certain nombre d’activités durant la dernière décennie dans des entreprises de services où les coûts sont plus faibles. Dans beaucoup d’entreprises, le niveau élevé des marges devrait cependant leur permettre de limiter les augmentations des prix de production. Pour les secteurs  intensifs en main-d’œuvre (coiffure, taxi…) non délocalisables, les prix devraient en revanche sensiblement augmenter, ce qui pourrait limiter l’impact positif en termes de pouvoir d’achat sur les salariés bénéficiant du salaire minimum.

Si les effets de l’introduction du salaire minimum devraient rester relativement limités sur le plan macro-économique, en particulier en termes de relance pour la zone euro, il ne faudrait pas passer à côté du signal fort en termes d’économie politique. Car la mise en place d’un salaire minimum de large portée – les exceptions seront finalement très circonscrites – et interprofessionnel – le plancher s’appliquera à toutes les branches – renvoie avant tout à cette idée qu’un salarié doit pouvoir vivre de son travail et que ce n’est pas nécessairement à l’Etat de subventionner les bas salaires sous forme de prestations sociales pour préserver la compétitivité des salariés peu qualifiés notamment. C’est ainsi que M. Sigmar Gabriel, président du SPD et ministre de l’Economie du nouveau gouvernement de coalition, déclarait en février 2014 au Bundestag, que le salaire minimum n’était pas tant important pour ce qui concerne son niveau ou la date de son entrée en vigueur, que parce qu’il renvoie à cette question centrale de l’économie sociale de marché que « tout travail doit avoir sa valeur».

 

Ce billet paraît parallèlement à la publication d’un article consacré à ce sujet: Chagny O. et S. Le Bayon, 2014 : « L’introduction d’un salaire minimum légal : genèse et portée d’une rupture majeure », Chronique internationale de l’IRES, n°146, juin.

 


[1] Selon le principe qu’un retraité, un étudiant ou une femme au foyer n’ont pas nécessairement besoin de couverture sociale et travaillent essentiellement pour un revenu d’appoint.

[2] Le secteur des livreurs de journaux constitue une exception dans la mesure où c’est l’Etat qui a fixé dans la loi une augmentation progressive des minima vers 8,5€ en 2017.

[3] Les conseils d’établissement assurent la représentation des salariés dans les entreprises d’au moins 5 salariés. Ce sont eux qui déterminent les conditions d’application des conventions collectives.

[4] Ce qui renvoie à différentes caractéristiques du système socialo-fiscal allemand : taux marginaux d’imposition élevés pour le second apporteur de revenu en lien avec le quotient conjugal, taux marginal d’imposition plus élevé qu’en France pour les bas revenus et, pour les bénéficiaires de l’allocation de solidarité Hartz IV taux d’imputation élevé (80 % au-dessus de 100 euros) des revenus du travail sur l’allocation. Pour plus d’informations, voir Brenke et Müller (2013) et Bruckmeier et Wiemers (2014).




Le capital-logement ne contribue-t-il vraiment pas aux inégalités ?

par Guillaume Allègre et Xavier Timbeau

Dans une réponse au Capital au XXIe siècle, Odran Bonnet, Pierre-Henri Bono, Guillaume Chapelle et Etienne Wasmer (2014) tentent de montrer que la conclusion du livre en termes d’explosion des inégalités de patrimoine « n’est pas plausible ». Les auteurs pointent une incohérence dans la thèse de Thomas Piketty : le modèle d’accumulation du capital serait implicitement un modèle d’accumulation du capital productif, ce qui serait incohérent avec le choix d’inclure le capital immobilier à sa valeur de marché dans la mesure du capital. Correctement évalué, le ratio capital sur revenu serait resté stable en France, en Grande-Bretagne, aux Etats-Unis et au Canada, ce qui contredirait la thèse de l’ouvrage de Thomas Piketty.

Nous répondons, dans la Note de l’OFCE n°42, 25 juin 2014 (« Welcome to Nouillorc : Le capital-logement ne contribue-t-il vraiment pas aux inégalités? »), que les auteurs minimisent la contribution du logement aux inégalités. En particulier, nous ne pensons pas que l’évolution des prix de l’immobilier ait des « effets de second ordre (effets redistributifs réels) et atténués ». Comme souvent, le désaccord s’explique en partie par une absence de consensus sur ce qui compte vraiment en matière d’inégalités : les inégalités de patrimoine ? De revenus ? De consommation ? Ou encore la dynamique potentiellement divergente de ces inégalités ? Le désaccord s’explique aussi par le type de modèle utilisé. Les auteurs utilisent un modèle dynastique dans lequel les biens immobiliers sont transmis de parents à enfants puis aux petits-enfants. Dans ce modèle, les variations de prix de l’immobilier n’ont pas d’effet réel. Ce modèle n’est pas pertinent pour rendre compte des inégalités engendrées par l’immobilier dans une société où les personnes sont mobiles et ont des projets de vie différents de ceux de leurs parents.

La bulle immobilière risque d’entretenir une dynamique inégalitaire. La propriété dans les métropoles devient en effet de plus en plus un club fermé pour aisés, ce qui partitionne les jeunes entre ceux dotés en capital social, éducatif ou financier, et qui peuvent accéder à la propriété et ceux qui ne peuvent que louer, ou déménager vers des territoires moins dynamiques, avec la conséquence de réduire encore plus leur accès aux différents types de capital. Ne vaudrait-il pas mieux construire suffisamment pour que chacun trouve à se loger à un prix en lien avec les aménités offertes ? Comment penser que la seconde situation n’est pas plus égalitaire que la première ?

Pour en savoir plus : Allègre, G. et X. Timbeau, 2014 : « Welcome to Nouillorc : Le capital-logement ne contribue-t-il vraiment pas aux inégalités ? », Note de l’OFCE, n°42 du 25 juin 2014.




Que sait-on de la fin des unions monétaires ?

par Christophe Blot et Francesco Saraceno

Les résultats des élections européennes ont été marqués par une forte abstention et par un soutien croissant aux partis eurosceptiques. Ces deux éléments reflètent un mouvement de défiance vis-à-vis des institutions européennes, dont témoignent également les enquêtes de confiance et l’amplification du débat sur le retour aux monnaies nationales. La controverse sur la sortie de la zone euro d’un pays ou sur l’éclatement de l’union monétaire est née de la crise grecque en 2010. Elle s’est ensuite largement accentuée tandis que la zone euro s’enfonçait dans la crise. La question de la sortie de l’euro n’est donc plus un tabou. Si l’expérience de la création de l’euro fut un événement inédit dans l’histoire monétaire, celle d’un éclatement le serait tout autant. En effet, une analyse des précédents historiques en la matière montre qu’ils ne peuvent servir de point de comparaison pour la zone euro.

Bien que l’histoire des unions monétaires offre apparemment de nombreux exemples de scission, peu sont comparables à l’Union monétaire européenne. Entre 1865 et 1927, l’Union monétaire latine posait bien les jalons d’une coopération monétaire étroite entre ses Etats membres. Cet arrangement monétaire s’est développé dans le cadre d’un régime d’étalon métallique instituant un principe d’uniformisation monétaire et une garantie que les monnaies battues par chacun des Etats membres pourraient circuler librement au sein de l’espace monétaire. En l’absence d’une monnaie unique créée ex-nihilo comme l’est aujourd’hui l’euro, la dissolution de l’Union intervenue en 1927 a peu d’intérêt dans le débat actuel. De fait, les spécialistes des unions monétaires qualifient plutôt ce type d’expérience « d’aires de standards communs ». Une étude d’Andrew Rose (voir ici) de 2007 fait état de 69 cas de sortie d’union monétaire depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale laissant penser que l’éclatement de la zone euro n’aurait rien d’unique. Pourtant, l’échantillon de pays ayant quitté une union monétaire ne permet pas vraiment de tirer des enseignements probants. Un nombre élevé de ces cas concerne des pays ayant acquis leur indépendance politique dans le cadre du processus de décolonisation. Il s’agit par ailleurs de petites économies en développement dont les situations macroéconomique et financière sont très différentes  de celles de la France ou de la Grèce en 2014. Les expériences plus récentes d’éclatement de la zone rouble – après l’effondrement de l’URSS –, ou de la Yougoslavie, ont concerné des économies peu ouvertes commercialement et financièrement sur le reste du monde. Dans ces conditions, les conséquences sur la compétitivité ou sur la stabilité financière d’un retour aux monnaies nationales, et des éventuels ajustements de taux de change qui suivent, sont sans commune mesure avec ce qui se produirait dans le cas d’un retour au franc, à la peseta ou à la lire. La séparation peu troublée de la République tchèque et de la Slovaquie en 1993 portait également sur des économies encore peu ouvertes. Finalement, l’expérience la plus proche de celle de l’UEM est très certainement l’Union austro-hongroise, créée entre 1867 et 1918, puisqu’on y retrouve une banque centrale commune chargée de contrôler la monnaie mais pas d’union budgétaire[1], chaque Etat disposant pleinement de ses prérogatives budgétaires sauf pour ce qui concerne les dépenses militaires et celles afférentes à la politique étrangère. Il faut ajouter que l’Union en tant que telle ne pouvait pas s’endetter, le budget commun devant nécessairement être équilibré. Si cette union avait noué des relations commerciales et financières avec de nombreux autres pays, il n’en demeure pas moins que son éclatement est intervenu dans le contexte très particulier de la Première Guerre mondiale. C’est donc sur les ruines de l’Empire austro-hongrois que se sont constituées de nouvelles nations et de nouvelles monnaies.

Force est donc de constater que l’histoire monétaire nous apprend peu de choses dès lors qu’il s’agit d’envisager la fin d’une union monétaire. Dans ces conditions, les tentatives d’évaluation d’un scénario de sortie de l’euro sont soumises à une incertitude que nous qualifions de radicale. Il est toujours possible d’identifier certains des effets positifs ou négatifs d’une sortie de l’euro mais aller au-delà en essayant de chiffrer précisément les coûts et les bénéfices d’un scénario d’éclatement ressemble plus à un exercice de fiction qu’à une analyse scientifique robuste. Du côté des effets positifs, on pourra certes toujours objecter que les effets de compétitivité d’une dévaluation peuvent être quantifiés. Eric Heyer et Bruno Ducoudré se livrent à cet exercice à propos d’une éventuelle baisse de l’euro. Mais qui pourra bien dire de combien se déprécierait le franc en cas de sortie de la zone euro ? Comment réagiraient les autres pays si la France sortait de la zone euro ? L’Espagne sortirait-elle également ? Mais dans ce cas, de combien la peseta se dévaluerait ? Le nombre et l’interaction de ces variables dessinent une multiplicité de scénarios qu’aucun économiste ne peut prévoir en toute bonne foi, et encore moins évaluer. Les taux de change entre les nouvelles monnaies européennes seraient de nouveau déterminés par les marchés. Il peut en résulter une situation de panique comparable à l’épisode de crise de change qu’ont connus les pays du SME (système monétaire européen) en 1992.

Et quid de la dette des agents, privés et publics, du(des) pays sortant(s) ? Les juristes se partagent sur la part qui serait convertie ope legis dans la(les) nouvelle(s) devise(s), et celle qui resterait dénommée en euros, alourdissant l’endettement des agents. Il est donc probable que la sortie serait suivie d’une prolifération de recours en justice, dont l’issue est imprévisible. Après la crise mexicaine en 1994, et encore lors de la crise asiatique en 1998, toutes les deux suivies par des dévaluations, on observa une augmentation de l’endettement des agents, y compris des gouvernements. La dévaluation pourrait donc accroître les problèmes de finances publiques et créer des difficultés pour le système bancaire puisqu’une part significative de la dette des agents privés est détenue à l’étranger (voir Anne-Laure Delatte). Au risque d’un défaut sur la dette publique pourraient donc s’ajouter de multiples défauts privés. Comment mesurer l’ampleur de ces effets ? L’accroissement du taux de défaut ? Le risque de faillite de tout ou partie du système bancaire ? Comment réagiraient les déposants face à une panique bancaire ? Ne souhaiteraient-ils pas privilégier la valeur de leurs avoirs en conservant des dépôts en euros et en ouvrant des comptes dans des pays jugés plus sûrs ? Il s’ensuivrait une vague de ruées sur les dépôts, qui menacerait la stabilité du système bancaire. On pourra alors prétendre qu’en retrouvant l’autonomie de notre politique monétaire, la banque centrale mènera une politique ultra-expansionniste, que l’Etat bénéficiera de marges de manœuvre financières, mettra un terme à l’austérité et protégera le système bancaire et l’industrie française, que les contrôles des capitaux seront rétablis afin d’éviter une panique bancaire… Mais, encore une fois, prévoir comment un processus d’une telle complexité se déroulerait relève de l’astrologie… Si l’exemple argentin[2], fin 2001, est cité en référence pour argumenter qu’il est possible de se remettre d’une crise de change, il ne faut pas non plus oublier le contexte dans lequel la fin du « currency board » s’est déroulée[3] : crises financière, sociale et politique profondes qui n’ont pas vraiment de point de comparaison, à l’exception peut-être de la Grèce.

Dans ces conditions, il nous semble que toute évaluation du coût ou des bénéfices d’une sortie de l’euro conduit à un débat stérile. La seule question qui mérite d’être posée relève du projet politique et économique européen. La création de l’euro fut un choix politique, sa fin éventuelle le sera également. Il faut sortir d’une vision sclérosée d’un débat européen qui oppose les partisans d’une sortie de l’euro à ceux qui ne cessent de vanter les succès de la construction européenne. De nombreuses voies de réformes sont envisageables comme le prouvent certaines initiatives récentes (Manifeste pour une union politique de l’euro) ou les contributions rassemblées dans le numéro 134 de Revue de l’OFCE intitulé « Réformer l’Europe ». Il est urgent que l’ensemble des institutions européennes (la nouvelle Commission européenne, le Conseil européen, le Parlement européen mais également l’Eurogroupe) s’emparent de ces questions et relancent le débat sur le projet européen.

 


[1] Pour une analyse plus détaillée des rapprochements pouvant être faits entre l’Union monétaire européenne et l’Autriche-Hongrie, voir Christophe Blot et Fabien Labondance (2013) : « Réformer la zone euro : un retour d’expériences », Revue du Marché Commun et de l’Union européenne, n° 566

[2] Il faut noter que l’Argentine n’était pas en union monétaire mais en régime dit de « currency board ». Voir ici pour une classification et une description des différents régimes de change.

[3] Voir Jérôme Sgard (2002) : « L’Argentine un an après : de la crise monétaire à la crise financière », Lettre du Cepii, n° 218.




Quelles options pour la BCE ?

par Paul Hubert

Tous les yeux sont actuellement tournés vers la BCE dont les déclarations récentes indiquent qu’elle se préoccupe du risque déflationniste dans la zone euro. Le nouveau recul de l’inflation au mois de mai à 0,5 %, en rythme annuel rappelle que ce risque s’accroît, ce qui pourrait amener la BCE à agir, lors de la réunion mensuelle du Conseil des Gouverneurs qui se tient aujourd’hui, ou dans les mois à venir. Ce post présente un court résumé des options possibles et disponibles pour la BCE.

1. Réduire le taux d’intérêt directeur (main refinancing operations rate, ou taux MRO) actuellement à 0,25%. Le consensus sur les marchés financiers se situe autour d’une réduction de 10 à 15 points de pourcentage, ce qui permettrait de réduire un peu plus le coût du financement pour les banques qui dépendent encore des liquidités de la BCE. Cette mesure aurait cependant un impact marginal sur les taux des opérations de refinancement (MRO et LTRO, opérations dites de refinancement à plus long terme), ce qui influencerait peu les conditions de financement et aurait donc peu d’avantages pour les banques espagnoles et italiennes (principales utilisatrices de cette option).

2. Réduire le taux d’intérêt des dépôts (deposit facility rate) de zéro à des taux négatifs (à nouveau de 10 à 15 points de pourcentage). Cette option est anticipée en grande partie par les marchés financiers. Un taux d’intérêt négatif sur les dépôts devrait également être accompagné d’une modification de la politique des réserves excédentaires de la BCE en plafonnant le montant des réserves excédentaires des banques commerciales au bilan de la BCE ou en appliquant le même taux négatif aux réserves excédentaires. Sans cela, les banques transfèreraient tout simplement leur fonds du compte de dépôts vers les réserves excédentaires. Une combinaison de ces deux politiques devrait conduire à un taux Eonia plus faible, entre zéro et 0,05%. Ainsi, l’incitation des banques à laisser leurs liquidités à la BCE serait réduite afin de stimuler la distribution de crédits au secteur non financier.

3. Une extension de la politique de provision de liquidités en quantité illimitée à taux fixe (fixed-rate full allotment) de mi-2015 à fin 2015 ou même mi-2016, est majoritairement considérée comme une option facile et rapide qui fournirait une assurance supplémentaire sur les marchés avant les échéances de LTRO de début 2015. Ce type de mesure garantirait la liquidité du système bancaire mais pourrait avoir un impact limité sur l’activité et l’inflation tant que les banques préféreront placer leurs liquidités auprès de la banque centrale.

4. La BCE annonce la fin de la stérilisation du programme SMP (Securities Markets Programme, programme d’achats d’obligations souveraines des pays en difficulté de la zone euro). Les marchés paraissent divisés sur cette question. La BCE n’a pas réussi à attirer une demande suffisante pour stériliser complètement cette opération lors des huit dernières semaines. Cela ajouterait 164,5 milliards d’euros (le montant cible du SMP) de liquidités au système et conduirait le taux Eonia à zéro ou même en territoire négatif et pourrait réduire la volatilité apparue ces derniers mois. Cette mesure réduirait donc également le taux des refinancements interbancaires, ce qui reviendrait peu ou prou à la première option.

5. Un programme de LTRO conditionnel et ciblé pourrait voir le jour. Cela consisterait à copier le programme de financement ciblé (Funding for Lending Scheme -FLS-) mis en place par la Banque d’Angleterre dans lequel un financement peu cher est accordé aux banques en échange de l’octroi de nouveaux prêts à l’économie réelle. Cela prendrait cependant du temps à mettre en place et encore plus à produire un effet réel sur l’économie mais serait probablement la mesure la plus efficace pour stimuler l’activité car elle permettrait de peser sur les conditions de refinancement au-delà des opérations interbancaires.

En tout état de cause, la situation économique de la zone euro, aussi bien pour les perspectives des entreprises que pour la situation sur le marché de l’emploi, appelle à une réaction forte de la BCE pour éviter que la zone euro ne rentre en déflation. L’effet de signal pourra être tout aussi important que la mesure concrètement mise en œuvre par la BCE. En se montrant active à l’issue de la réunion d’aujourd’hui, la BCE montrera sa détermination à lutter contre le risque déflationniste, ce qui pourra au moins modifier les anticipations des agents. Si toute action de la BCE est la bienvenue, il reste que la situation économique actuelle résulte également des politiques budgétaires restrictives qui pèsent sur l’activité (voir également ici).




Révisions du budget en Croatie : oui, mais … pour qui et pourquoi ?

par Sandrine Levasseur

Dans le cadre de la procédure pour déficit excessif (PDE) à laquelle est soumise la Croatie depuis le 28 janvier 2014, le gouvernement croate a dû réviser son budget prévisionnel pour les trois années à venir puisque c’est le délai qui a été imparti au pays pour remettre ses finances publiques en bon ordre, le « bon ordre » s’entendant comme un déficit public ne dépassant pas les 3 % du PIB. Ce nouveau budget s’inscrit dans une conjoncture économique très défavorable puisque la projection de croissance du PIB par le gouvernement pour 2014 a été révisée de 1,3 % à un tout petit 0,2 %.

Paradoxalement, le nouveau budget pourrait contribuer à prolonger la récession dans le pays plutôt qu’à l’en sortir, tout du moins en 2014. Le paradoxe mérite d’autant plus d’être souligné que c’est aussi l’avis de ceux pour qui le gouvernement croate réalise l’ajustement : d’une part, les agences de notation et d’autre part, les institutions internationales (tout du moins le FMI, la Commission européenne se devant d’être silencieuse sur le sujet). De fait, un simple coup d’œil sur le budget révisé suffit à entrevoir que l’ajustement budgétaire proposé par le gouvernement croate n’aura pas d’effets expansionnistes sur le PIB. Par exemple, le budget prévoit une hausse des revenus fiscaux, notamment via une augmentation du taux des cotisations d’assurances santé de 13 à 15 %. Mais cela aura aussi pour effet de grever la compétitivité internationale des entreprises, déjà très malmenée. Les salaires et primes des fonctionnaires d’Etat baisseront (d’environ 6 %) de façon à donner une bouffée d’air aux finances publiques. Mais ces coupes dans les salaires des fonctionnaires ne contribueront pas à redresser la demande interne déjà très atone du fait des réajustements de bilan des ménages et entreprises. Dernier exemple, les profits des entreprises publiques ne seront pas réinvestis dans l’économie afin de renflouer les caisses de l’Etat. Or,le pays se prive du même coup d’une source de croissance puisque les entreprises publiques, du fait de leur poids dans l’économie, réalisent une bonne part de l’investissement productif.

Il ne fait pas de doute que les finances publiques croates doivent être assainies.. Toutefois, l’horizon des ajustements budgétaires décidés par le gouvernement croate nous semble extrêmement « court-termiste », sans remise en question du modèle de croissance existant ni recherche de sources de croissance pérennes. Il y a quelques semaines, dans une note de l’OFCE, nous avons discuté l’impact des ajustements budgétaires alternatifs sur la croissance et les finances publiques. Dans le cas précis de la Croatie, le gouvernement ne pourra faire l’économie d’une réflexion sur la restructuration de son appareil productif (au travers notamment de privatisations et de concessions), sur les moyens d’améliorer le recouvrement de l’impôt et, plus largement, sur la politique anti-corruption à mener afin d’améliorer le « climat des affaires » dans le pays. En attendant, en grande partie du fait des choix budgétaires réalisés, l’année 2014 signera vraisemblablement la 6e année de récession consécutive pour la Croatie. Le FMI qui, dans ses prévisions, intègre un impact récessif des ajustements budgétaires supérieur à celui du gouvernement croate, projette d’ailleurs pour 2014, un recul du PIB de l’ordre de 0,5 à 1 %. En cumulé, la baisse du PIB depuis 2009 se situerait donc entre 11,6 à 12,5 %… Pas de quoi rêver …