Le Royaume-Uni à l’approche des élections : l’économie, carte maîtresse de David Cameron (1/2)

Par Catherine Mathieu

Au Royaume-Uni, à l’approche des élections générales qui auront lieu le 7 mai 2015, le suspense est tel que les bookmakers donnent le Parti conservateur vainqueur des élections et  Ed Miliband, le leader du Parti travailliste, comme prochain Premier ministre ! Non seulement le Parti travailliste et le Parti conservateur restent au coude à coude dans les sondages mais, avec des intentions de vote fluctuant entre 30 et 35 % depuis de nombreux mois, aucun des deux partis ne semble en passe d’obtenir une majorité suffisante pour gouverner seul.David Cameron, Premier ministre et leader des Conservateurs, a placé l’économie britannique au cœur de la campagne électorale. Il faut dire que les chiffres semblent plutôt flatteurs pour le gouvernement sortant : croissance, emploi, chômage, réduction des déficits publics… même si certaines faiblesses, moins visibles, de l’économie britannique demeurent.

Un bilan macroéconomique flatteur  

Avec une croissance de 2,8 %, le Royaume-Uni est en tête du palmarès de la croissance des pays du G7 en 2014 (juste devant le Canada, 2,5 % et les Etats-Unis, 2,4 %). Depuis deux ans, l’économie britannique s’est engagée sur le chemin de la reprise, la croissance ayant accéléré de 0,4 % en glissement annuel au quatrième trimestre 2012 à 3 % au quatrième trimestre 2014. Cette reprise contraste avec celles des grandes économies de la zone euro : faible reprise en Allemagne (respectivement 1,5 % après 0,4 %), croissance atone en France (0,4 % seulement, contre 0,3 % en 2012), tandis que l’Italie reste en récession (-0,5 % après -2,3 %).

A la fin de 2014, le PIB britannique se situait ainsi 5 % au-dessus de son niveau d’avant crise (i.e. du premier trimestre 2008), du fait d’une forte reprise dans les services, particulièrement spectaculaire dans les services aux entreprises (dont la valeur ajoutée (VA) est 20 % au-dessus de son niveau d’avant crise et qui représentent 12 % de la VA), du bon maintien de l’activité dans les domaines de la santé (VA 20 % au-dessus du niveau du début de 2008 ; 7 % de la VA) et dans les services immobiliers (VA 17 % au-dessus du niveau d’avant crise ; 11 % de la valeur ajoutée).

Selon les premières estimations publiées par l’ONS le 28 avril, le PIB n’aurait cependant augmenté que de 0,3 % au premier trimestre 2015, au lieu de 0,6 % lors des trimestres précédents. Certes, cette première estimation est susceptible d’être révisée (à la hausse comme à la baisse, seule la moitié des données portant sur l’ensemble trimestre est connue lors de la première estimation), mais le ralentissement de la croissance à quelques jours des élections tombe mal pour le gouvernement sortant…

Un taux de chômage fortement réduit …

Autre point fort du bilan macro-économique à l’approche des élections : le taux de chômage est en baisse continue depuis la fin 2011 et n’était plus que de 5,6 % (au sens du BIT) en février 2015, contre 8,4 % à la fin 2011. Ce taux est l’un des plus bas de l’UE, certes derrière l’Allemagne (4,8 % seulement), mais loin devant la France (10,6 %) et l’Italie (12,6 %). Si le taux de chômage n’a pas encore rejoint son niveau d’avant crise (5,2 %), il en est désormais proche. Depuis 2011, le nombre d’emplois a augmenté de 1,5 millions au Royaume-Uni, et David Cameron ne se prive pas de brandir ce succès du Royaume-Uni devenu « l’usine à emplois de l’Europe », créant davantage d’emplois à lui seul que le reste de l’Europe ! [1]

Derrière cette forte hausse de l’emploi se trouvent cependant de nombreuses zones d’ombre et des bémols…. D’une part, la nature des emplois créés : 1/3 des créations d’emplois au cours de cette reprise sont des entrepreneurs individuels, qui représentant désormais 15 % de l’emploi total. En période de crise, la hausse du nombre d’entrepreneurs individuels reflète généralement du chômage caché, même si selon une étude récente de la Banque d’Angleterre,[2] la hausse serait largement tendancielle. La question du développement des contrats dits ‘zéro-heures’, qui sont des contrats sans nombre d’heures garanti, a fait irruption dans les débats. Jusqu’en 2013, ce type de contrat ne faisait pas l’objet d’un suivi statistique, mais selon les enquêtes récemment publiées par l’ONS, 697 000 ménages étaient concernés par ce type de contrat (soit 2,3 % de l’emploi) au quatrième trimestre 2014, contre 586 000 (1,9 % de l’emploi) un an plus tôt : soit une hausse de 111 000 personnes tandis que l’emploi total augmentait de 600 000 sur la période : les contrats zéro-heures ne concerneraient donc qu’une partie relativement faible des emplois créés.

Les créations d’emplois observées depuis 2011 ont pour corollaire de faibles gains de productivité. L’économie britannique a recommencé à créer des emplois dès le début de la reprise, alors que la productivité avait fortement chuté lors de la crise. Les entreprises ont gardé davantage de salariés en poste qu’elles le faisaient habituellement en période de crise, mais en contrepartie les hausses de salaires ont été réduites. La productivité britannique reste aujourd’hui très inférieure à son niveau d’avant crise. L’économie britannique gardera-t-elle durablement un modèle de croissance basé sur une faible productivité et de faibles salaires ? Il est trop tôt pour pouvoir le dire, mais c’est un sujet en arrière fond de la campagne électorale.

Une inflation tombée au plus bas

L’inflation, mesurée selon l’indice des prix à la consommation harmonisé, est tombée en février 2015 à 0 % seulement en glissement annuel, contre 1,9 % à la fin de 2012. Cette décélération s’explique par la baisse des prix de l’énergie, mais, depuis la fin 2012, l’inflation sous-jacente ralentit aussi : de 1,9 % à la fin 2012 à de 1,2 % en février 2015. La question des risques inflationnistes fait l’objet de débats au sein du Comité de politique monétaire depuis de nombreux mois : croissance et faible taux de chômage étant potentiellement annonciateurs de tensions inflationnistes à brève échéance, si l’on estime que l’économie est redevenue proche du plein emploi. Mais, de fait, le ralentissement continu de l’inflation depuis 2012, sur fond de faibles hausses des salaires, d’appréciation de la livre et des baisses des prix de l’énergie, éloigne la perspective d’une accélération de l’inflation à court terme. Pour l’instant les membres du Comité de politique monétaire de la Banque d’Angleterre votent unanimement pour un statu quo.

Les taux d’intérêt à long terme sur la dette publique restent à des niveaux faibles, ce qui était un des objectifs martelés par les Conservateurs lors de la campagne de 2010. De fait, les taux britanniques connaissent des évolutions proches de celles des taux américains, en ligne avec des perspectives de croissance similaires.

Malgré ce bilan, plutôt bon, l’économie britannique n’en demeure pas moins fragile.

Les fragilités de l’économie britannique à moyen terme

Un endettement des ménages qui reste élevé

L’endettement  des ménages avait atteint un niveau record avant la crise de 2007, représentant alors 160 % de leurs revenus annuels. Depuis, les ménages ont commencé à se désendetter, et ramené leur ratio d’endettement à 136 % à la fin 2014, ce qui reste encore bien supérieur aux 100 % des années 1990. Le désendettement des ménages réduit leur vulnérabilité en cas de nouveau ralentissement économique ou de chute des prix des actifs (notamment immobiliers), mais cela a aussi pour effet de freiner la demande intérieure privée, alors que le taux d’épargne des ménages reste faible (de l’ordre de 6 %),  la croissance des salaires nominaux et réels modérés. Le rééquilibrage de la demande intérieure doit se poursuivre, notamment en termes d’investissement des entreprises.

L’investissement des entreprises en cours de rattrapage

L’investissement des entreprises était structurellement faible dans les années 2000 au Royaume-Uni. Mais depuis 5 ans, la reprise s’est enclenchée et le taux d’investissement en volume se rapproche désormais de son niveau du début des années 2000. Ce redémarrage de l’investissement est évidemment une bonne nouvelle pour l’appareil productif britannique.  Mais le solde extérieur reste toujours déficitaire, signe que le Royaume-Uni peine à regagner en compétitivité, du moins pour ce qui concerne les échanges de marchandises. Le déficit commercial s’est stabilisé autour de 7 points de PIB en 2014, étant cependant pour partie compensé par un excédent croissant des services (5 points de PIB fin 2014), signe que l’économie britannique garde une bonne spécialisation en matière de services. Cependant, le déficit de la balance courante a atteint, compte-tenu de solde des revenus[3], un déficit courant de 5,5 points du PIB, ce qui est élevé.

Le bilan en trompe-l’œil des finances publiques

En 2010, les Conservateurs avaient fait campagne en reprochant au précédent gouvernement d’avoir laissé monter les déficits lors de la crise. Leur programme comprenait un plan d’austérité budgétaire de grande ampleur, correspondant à l’archétype des plans du FMI : 80 % de baisses de dépenses et 20 % de hausses de recettes, sur un horizon de 5 ans. En fait, le gouvernement a commencé à son arrivée par augmenter le taux de TVA, ce qui a en 2010-2011 interrompu la reprise ; il a réduit les dépenses, tout en préservant le système de santé public (NHS) auquel les Britanniques sont attachés, ainsi que les retraites publiques, faibles au Royaume-Uni, mais dont le gouvernement a décidé de fixer la revalorisation sur l’inflation ou les salaires (en retenant la plus forte des deux variations, avec un minimum garanti de 2,5 %).

Cinq ans plus tard, David Cameron met en avant le « succès » de son gouvernement, qui a divisé le déficit public par 2, en points de PIB, ramenant le ratio de 10 % en 2010 à 5,2 % en 2014. Mais, au regard des ambitions initiales du gouvernement, ce n’est en fait qu’un demi-succès : le premier budget présenté en juin 2010 visait un déficit public de 2,2 % du PIB seulement en 2014. La baisse des dépenses publiques rapportée au PIB initialement prévue s’est bien réalisée, mais les recettes ont progressé nettement moins que prévu (ce qui s’explique en partie par la faiblesse des revenus des ménages).

Si l’austérité a été globalement moins forte qu’annoncé, dans le budget de mars 2015, le gouvernement annonce de fortes baisses de dépenses publiques à l’horizon 2019, ce qui les  ferait passer de 40 % du PIB actuellement à 36 % du PIB seulement, soit l’un des ratios de dépenses publiques les plus faibles depuis l’après-guerre (graphique). La baisse des dépenses publiques permettrait seule de ramener le déficit public à l’équilibre, sans hausse sensible des prélèvements : ceci représenterait des coupes budgétaires de grande ampleur, dont les composantes ne sont pas détaillées, et que l’on a du mal à imaginer ne pas concerner à un moment ou un autre les dépenses de santé ou de retraite, ce que jusqu’ici le gouvernement a soigneusement évité de faire…

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[1]We are the jobs factory of Europe; we’re creating more jobs here than the rest of Europe put together’ (discours du 19 janvier 2015).

[2] Self-employment: what can we learn from recent developments? Quarterly Bulletin, 2015Q1.

[3] Mais le déficit du solde des revenus d’investissements directs (2 points de PIB) est sans doute gonflé par les bonnes performances des entreprises étrangères installées au Royaume-Uni relativement aux entreprises britanniques installées à l’étranger.




Faut-il sanctionner les excédents allemands ?

par Henri Sterdyniak

De la procédure pour déséquilibres macroéconomiques

Depuis 2012, la Commission européenne analyse chaque année les déséquilibres macroéconomiques en Europe : en novembre, un mécanisme d’alerte signale, pays par pays, les déséquilibres éventuels. Les pays qui présentent des déséquilibres sont alors soumis à une évaluation approfondie qui aboutit à des recommandations du Conseil européen, sur proposition de la Commission. Pour les pays de la zone euro, si les déséquilibres sont jugés excessifs, l’Etat membre est soumis à une Procédure de déséquilibres macroéconomiques (PDM) et doit présenter un plan de mesures correctives, qui doit être avalisé par le Conseil.

Le mécanisme d’alerte est basé sur un tableau de bord comportant cinq indicateurs de déséquilibres extérieurs[1] (solde courant, position extérieure, évolution du taux de change effectif réel, évolution des parts de marché à l’exportation et évolution des coûts salariaux unitaires nominaux) et six indicateurs de déséquilibres internes (taux de chômage, variation des prix du logement, dette publique, dette privée, variation du passif des institutions financières, flux de crédit au secteur privé). L’alerte est donnée quand l’indicateur dépasse une valeur seuil, par exemple 60 % du PIB pour la dette publique, 10 % pour le taux de chômage, -4 % (respectivement +6 %) pour un déficit (respectivement excédent) courant.

D’un côté, ce processus tire les leçons de la montée des déséquilibres enregistrée avant la crise. Au moment du Traité de Maastricht, les négociateurs étaient persuadés que les déséquilibres économiques ne pouvaient provenir que du comportement de l’Etat ; il suffisait donc de fixer des limites aux déficits et dettes publics. Cependant, de 1999 à 2007, la zone euro a connu une forte montée des déséquilibres issus principalement des comportements privés : exubérance financière, bulles mobilières et immobilières, gonflement des déficits extérieurs dans les pays du Sud, recherche effrénée de compétitivité en Allemagne. Ces déséquilibres sont devenus intolérables après la crise financière et demandent des ajustements pénibles. Aussi, la PDM cherche-t-elle à éviter que de tels errements se reproduisent.

D’un autre côté, l’analyse et les recommandations sont effectuées sur une base purement nationale. La Commission ne propose pas de stratégie européenne permettant aux pays de se rapprocher du plein-emploi tout en résorbant les déséquilibres intra-zone. Elle ne tient pas compte des interactions entre pays quand elle demande à chacun d’améliorer sa compétitivité tout en réduisant son déficit public. Ses préconisations ont un aspect de « mouche du coche » quand elle énonce que l’Espagne devrait réduire son chômage, la France améliorer sa compétitivité, etc. Ses propositions reposent sur un mythe : il est possible de pratiquer des politiques de réduction des déficits et dettes publics, d’austérité salariale, de désendettement privé, en compensant leurs effets dépressifs sur la croissance et sur l’emploi par des réformes structurelles qui sont le deus ex machina de la pièce. Cette année, s’y ajoute heureusement le Fonds européen pour les investissements stratégiques (les 315 milliards du plan Juncker), de sorte que la Commission peut prétendre donner « un coup de fouet coordonné à l’investissement », mais ce plan ne représente au mieux que 0,6 % du PIB pendant 3 ans ; son ampleur effective reste problématique.

Pour l’exercice 2015, tous les pays de l’Union européenne présentent au moins un déséquilibre au sens du tableau de bord[2] (voir ici). La France aurait trop perdu de parts de marché à l’exportation, aurait une dette publique et une dette privée excessives. L’Allemagne aurait, elle aussi, perdu trop de parts de marché à l’exportation, sa dette publique serait excessive et surtout sa balance courante serait trop excédentaire. Des 19 pays de la zone euro, 7 ont, cependant, été absous par la Commission et 12 sont soumis à une évaluation approfondie, qui doit être publiée fin février. Penchons-nous un peu plus sur le cas allemand.

A propos des excédents allemands

La monnaie unique aboutit à ce que la situation et la politique économiques de chaque pays puissent avoir des conséquences sur ses partenaires. Ainsi, un pays dont la demande est excessive (du fait de sa politique budgétaire ou d’une exubérance financière aboutissant à un excès de crédit privé) connaît de l’inflation (ce qui peut induire une hausse du taux d’intérêt de la BCE), creuse le déficit extérieur de la zone (ce qui peut contribuer à la baisse de l’euro), oblige ses partenaires à le refinancer plus ou moins automatiquement (en particulier via Target 2, le système de transfert automatique entre les banques centrales de la zone euro) ;  son endettement peut alors devenir problématique.

Ceci amène à deux réflexions :

1. Plus un pays est grand, plus il peut avoir un impact nuisible sur l’ensemble de la zone mais plus il est aussi davantage en mesure de résister aux pressions de la Commission et de ses partenaires.

2. La nuisance doit être effective. Ainsi, un pays qui a un déficit public important ne nuira pas à ses partenaires, bien au contraire, si ce déficit compense une défaillance de sa demande privée.

Imaginons qu’un pays de la zone euro (mettons, l’Allemagne) se lance dans une politique de recherche de compétitivité en bloquant ses salaires ou en les faisant progresser nettement moins vite que la productivité du travail ; il gagne des parts de marché qui lui permettent d’impulser sa croissance grâce à sa balance extérieure tout en bridant sa demande intérieure, ceci au détriment de ses partenaires de la zone euro. Ceux-ci voient leur compétitivité se dégrader, leur déficit extérieur se creuser, leur PIB se réduire. Ils ont alors le choix entre deux stratégies : imiter l’Allemagne, ce qui plonge l’Europe en dépression par un déficit de demande ; soutenir leur demande, ce qui aboutit à creuser un fort déficit extérieur. Plus un pays réussit à brider ses salaires, plus il apparaît gagnant. Ainsi, le pays trop excédentaire peut-il se vanter d’obtenir des très bonnes performances économiques sur le plan de l’emploi, des soldes public et extérieur. Comme il prête aux autres pays membres, il est en position de force pour imposer ses choix à l’Europe. Un pays qui accumule les déficits se heurte tôt ou tard à la méfiance des marchés financiers, qui lui imposent des taux d’intérêt élevés ; ses partenaires peuvent refuser de lui prêter. Mais rien ne fait obstacle à un pays qui accumule les excédents. En monnaie unique, il n’a pas à craindre une appréciation de sa monnaie ; ce mécanisme correctif est bloqué.

Ainsi, l’Allemagne peut jouer un rôle dominant en Europe sans avoir la politique   économique qui corresponde à ce rôle. Les Etats-Unis ont joué un rôle hégémonique à l’échelle mondiale en ayant un fort déficit courant qui compensait les déficits des pays exportateurs de pétrole et des pays d’Asie à croissance rapide, en particulier la Chine ; ils équilibraient la croissance mondiale en jouant le rôle de « consommateur en dernier ressort ». L’Allemagne fait l’inverse, ce qui déstabilise la zone euro. Elle devient automatiquement le « prêteur en dernier ressort ». Le fait est que l’accumulation d’excédents allemands doit se traduire ailleurs par l’accumulation de dettes ; elle est donc insoutenable.

Pire, l’Allemagne veut continuer à être excédentaire tout en demandant aux pays du Sud de rembourser leurs dettes. Cela est logiquement impossible. Les pays du Sud ne peuvent rembourser leurs dettes que s’ils deviennent excédentaires, que si l’Allemagne accepte d’être remboursée, donc devenir déficitaire, ce qu’elle refuse aujourd’hui. Voilà pourquoi il est légitime que l’Allemagne soit soumise à une PDM. Et cette PDM doit être contraignante.

La situation actuelle

En 2014, l’excédent courant de l’Allemagne représentait 7,7% de son PIB (tableau 1, soit 295 milliards de dollars, tableau 1) ; celui des Pays-Bas représentait, lui, 8,5% du PIB. Ces pays représentent une exception en continuant à avoir un fort excédent extérieur alors que la plupart des pays se sont fortement rapprochés de l’équilibre par rapport à la situation de 2007. C’est en particulier le cas de la Chine ou du Japon. Ainsi, l’Allemagne est aujourd’hui le pays du monde ayant le plus fort excédent courant. Cet excédent serait encore plus élevé de 1,5 point du PIB si les pays de la zone euro (en particulier ceux de l’Europe du Sud) étaient plus proches de leurs productions potentielles. Grâce à l’Allemagne et aux Pays-Bas, la zone euro, pourtant en dépression et en fort chômage, présente un excédent de 373 milliards de dollars contre un déficit de 438 milliards pour les Etats-Unis : en toute logique, l’Europe ne devrait pas chercher un surplus de croissance par une dépréciation de l’euro par rapport au dollar qui creuserait encore la disparité de soldes extérieurs entre la zone euro et les Etats-Unis mais par une forte relance de sa demande interne. Si l’Allemagne doit cet excédent à sa politique de compétitivité, elle bénéficie aussi de l’existence de la monnaie unique, ce qui lui permet d’éviter une envolée de sa monnaie ou une dépréciation de celle de ses partenaires européens. La contrepartie de cette situation est que l’Allemagne se trouve devoir prêter à ses partenaires européens pour qu’ils restent dans l’euro.

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Trois points de vue sont alors possibles. Pour les optimistes, l’excédent allemand ne pose aucun problème ; les Allemands, du fait d’une population vieillissante, préparent leur retraite en accumulant des actifs extérieurs. Ils financeront leur retraite avec les revenus de ces actifs. Mais les Allemands préfèrent ainsi des placements à l’étranger à des placements en Allemagne, qu’ils semblent juger moins rentables. Ces placements ont nourri la spéculation financière internationale (beaucoup d’institutions financières allemandes ont subi des pertes importantes durant la crise financière du fait de placement aventureux sur les marchés américains ou sur le marché immobilier espagnol) ; ils nourrissent maintenant l’endettement européen. Ainsi, par l’intermédiaire du système Target 2, les banques allemandes prêtent indirectement pour 515 milliards d’euros aux autres banques européennes, à un taux pratiquement nul. Sur 300 milliards d’excédent, l’Allemagne n’en consacre que 30 au solde net d’investissements directs.  Aussi, serait-il nécessaire que l’Allemagne ait une politique plus cohérente, utilisant ses excédents courants à effectuer des placements productifs en Allemagne,  en Europe ou dans le monde.

Un autre point de vue optimiste est que l’excédent allemand se réduira automatiquement. La baisse du chômage créerait des tensions sur le marché du travail, entrainerait des hausses de salaire qui seraient aussi impulsées par la création du SMIC en janvier 2015. Certes, ces dernières années, la croissance allemande est plus tirée par la demande interne et moins par le solde extérieur qu’avant la crise (tableau 2) : en 2014, le PIB a progressé de 1,2 % en Allemagne (contre 0,7 % en France et 0,8 % pour la zone euro), mais ce rythme est insuffisant pour une franche reprise. L’introduction du SMIC, malgré ses limites (voir Salaire minimum en Allemagne : un petit pas pour l’Europe, un grand pas pour l’Allemagne) induirait une hausse de 3 % de la masse salariale en Allemagne et réduirait pour certains secteurs les gains de compétitivité induits par l’emploi de travailleurs en provenance de l’Europe de l’Est. Reste qu’en 2007 (relativement à 1997) l’Allemagne avait gagné 16,3 % de compétitivité par rapport à la France (26,1% par rapport à l’Espagne, tableau 3) ; en 2014, le gain reste de 13,5% par rapport à la France (de 14,7% par rapport à l’Espagne). Le rééquilibrage est donc très lent. Et, à moyen terme, pour des raisons démographiques, les besoins de croissance de l’Allemagne sont inférieurs d’environ 0,9 point à ceux de la France.

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Aussi, un point de vue plus pessimiste soutient qu’il faut soumettre l’Allemagne à une Procédure de déséquilibre macroéconomique pour lui demander de pratiquer une politique macroéconomique plus favorable pour ses partenaires. La population allemande devrait profiter davantage de son excellente productivité. Quatre points devraient être mis en avant :

1.  L’Allemagne a enregistré en 2014 un solde public excédentaire de 0,6 point de PIB, ce qui correspond, selon les estimations de la Commission, à un excédent structurel de l’ordre de 1 point de PIB, soit 1,5 point de plus que l’objectif fixé par le Pacte budgétaire. En même temps, les dépenses d’investissement public ne représentent que 2,2 points du PIB (contre 2,8 points dans la zone euro et 3,9 points en France). Les infrastructures publiques sont en mauvais état. L’Allemagne devrait y consacrer 1,5 à 2 points de PIB supplémentaires.

2.  L’Allemagne s’est engagée dans un programme de réduction des retraites publiques, ce qui incite les ménages à augmenter leur épargne retraite. Le taux de pauvreté a nettement augmenté dans la période récente et atteint 16,1% en 2014 (contre 13,7% en France). Un programme de remise à niveau de la protection sociale et d’amélioration des perspectives de retraite[3] permettrait de relancer la consommation et de réduire le taux d’épargne.

3.  L’Allemagne devrait renouer avec un taux de croissance des salaires qui suit la croissance de la productivité du travail et même envisager un certain rattrapage. Ce n’est pas facile à mettre en place dans un pays où l’évolution des salaires dépend surtout des négociations collectives décentralisées. Cela ne peut reposer uniquement sur la hausse du salaire minimum, qui déformerait par trop la structure des salaires.

4.  Enfin, l’Allemagne devrait revoir sa politique d’investissement[4] : elle devrait investir en Allemagne (réaliser des investissements publics et privés) ; elle devrait investir en Europe dans des investissements directs productifs et réduire fortement ses placements financiers. Cela diminuerait automatiquement ses placements improductifs passant par Target 2.

L’Allemagne a actuellement un taux d’investissement relativement bas (19,7% du PIB contre 22,1% pour la France) et un taux d’épargne du secteur privé élevé (23,4% contre 19,5% pour la France). Cela devrait être corrigé par des hausses de salaires et une baisse du taux d’épargne.

L’Allemagne étant relativement proche du plein-emploi, une partie importante de sa relance profiterait à ses partenaires européens, mais ceci est nécessaire pour rééquilibrer l’Europe. La politique que devrait suggérer la PDM demande un changement de la stratégie économique de l’Allemagne, que celle-ci  considère être un succès. Mais la construction européenne nécessite que chaque pays considère ses choix de politique économique et l’orientation de son modèle de croissance en tenant compte des interdépendances européennes, avec l’objectif de contribuer à une croissance  équilibrée pour l’ensemble de la zone euro. Une telle inflexion ne serait pas uniquement bénéfique pour le reste de l’Europe, elle serait également profitable à l’Allemagne qui pourrait ainsi faire le choix de la réduction des inégalités, de l’augmentation de la consommation et de la croissance future via un programme d’investissement.


[1] Pour plus de détails, voir European Commission (2012) : « Scoreboard for the surveillance of macroeconomic imbalances », European Economy Occasional Papers 92.

[2] Cela reflète en partie le fait que certains de ces indicateurs ne sont pas pertinents : la quasi-totalité des pays européens perdent des parts de marché à l’échelle mondiale ; l’évolution du taux de change réel effectif dépend de l’évolution de l’euro que les pays ne contrôlent pas ; les seuils de dettes publique et privée ont été fixés à des niveaux très bas, etc.

[3] La coalition au pouvoir a déjà augmenté les retraites des mères de familles et permis des départs à 63 ans pour les carrières longues, mais cela est timide par rapport aux réformes précédentes.

[4] L’insuffisance d’investissement public et privé en Allemagne est dénoncée notamment par les économistes du DIW, voir par exemple : ‘Germany must invest more for its future’ DIW Economic Bulletin, 8.2013, et   Die Deutschland Illusion, Marcel Fratzscher, octobre 2014




Qui des Etats-Unis ou de l’Union européenne sera le meilleur terrain de jeu fiscal des entreprises ?

par Sarah Guillou

En matière de concurrence fiscale, deux événements récents démontrent les divergences de vues américaine et européenne. Il y a tout d’abord l’affaire Boeing, société contre laquelle l’Union européenne (UE) a entrepris une demande de consultation auprès de l’OMC. L’UE conteste les aides fiscales offertes par l’Etat de Washington au constructeur aéronautique américain. Puis, il y a l’enquête de la Commission européenne à l’égard du Luxembourg au sujet des dispositions fiscales dont bénéficient Amazon, le groupe de distribution sur Internet. Boeing et Amazon sont des acteurs intensifs de la concurrence fiscale. Alors que celle-ci est largement répandue et admise aux Etats-Unis, elle est de plus en remise en question dans l’UE, voire exclue de droit, si elle est qualifiée d’aide publique illégale.

Dans l’affaire Boeing, l’UE a demandé en décembre 2014 une consultation à l’OMC au sujet des aides fiscales versées par l’Etat de Washington pour la fabrication du nouveau Boeing 777X. Ces aides s’élèveraient à 8,7 milliards de dollars pour assurer l’assemblage dans l’Etat. Mises en place en novembre 2013 par l’Etat de Washington, son gouverneur a décidé de les prolonger jusqu’en 2040 ! Les aides conditionnent la production à l’usage de produits locaux, autrement dit, le bénéfice des aides fiscales est lié « à des prescriptions relatives à la teneur en éléments locaux ». Or ces prescriptions sont contraires à l’Accord de l’OMC sur les subventions et mesures compensatoires. Nous ne discuterons pas ici de la plainte de l’UE dont on attend la réponse américaine, et qui s’inscrit dans un conflit récurrent entre Boeing et EADS concernant les aides publiques qu’ils reçoivent. Cette affaire offre cependant l’occasion de saisir l’intensité de la concurrence fiscale qui existe aux Etats-Unis entre les Etats.

Si les Etats-Unis ont, comme l’UE, le souci de la non-discrimination qui s’exprime dans la doctrine de la Clause de commerce de la Constitution américaine, en pratique, la jurisprudence, qui est un contrôle a posteriori, a du mal à donner une définition de la discrimination qui conduit à l’interdiction des réglementations discriminantes. Il s’ensuit que les Etats sont libres d’offrir des subventions ou des avantages fiscaux aux entreprises – toutes ou certaines – pour attirer les investissements et les emplois. Rappelons qu’en Europe, le contrôle des aides publiques se fait a priori et qu’il est totalement exclu que des aides puissent être accordées spécifiquement à des entreprises (voir Guillou, 2013, le blog). Aux Etats-Unis, Boeing est un acteur de premier plan de cette concurrence fiscale.

Un bureau d’études américain « goodjobsfirst », qui traque les aides et subventions accordées aux entreprises par les institutions publiques, a mis en évidence que 965 entreprises concentraient 75% de l’aide. C’est Boeing qui reçoit en valeur le plus d’aides. Elles proviennent principalement de deux Etats, l’Etat de Washington et l’Etat de Caroline du Sud, auxquelles s’ajoutent de nombreuses aides (130 contrats) en provenance de tous les Etats-Unis. Le cumul de toutes ces aides – révélées – se monte à 13 milliards de dollars. Boeing est un récipiendaire loin devant les autres entreprises, puisque Alcoa en deuxième position reçoit moins de la moitié (5,6 milliards de dollars). Une autre étude indique que 22 Etats se sont faits concurrence pour accueillir la fabrication du nouveau 777X Airliner. Boeing a finalement décidé de rester dans la région de Seattle et a accepté l’aide de l’Etat de Washington reposant sur un accord fiscal d’une durée de 16 ans estimé à plus de 8,7 milliards de dollars, l’aide la plus importante versée aux Etats-Unis. Le « lobbying » des entreprises aux Etats-Unis est bien plus important qu’en Europe et il explique une grande part de cette concurrence que se font les Etats pour attirer les entreprises. Les Etats-Unis se plaignent de la concurrence fiscale étrangère (notamment vis-à-vis de l’Irlande) mais l’acceptent totalement sur leur territoire. Cette position ne prévaut pas pour l’UE, bien évidemment, parce que l’Union n’est pas fiscalement intégrée.

En effet, en Europe, l’harmonisation fiscale n’est pas encore à l’ordre du jour. Mais la concurrence fiscale est de plus en plus en débat. Ce dernier n’est pas vain puisqu’il a poussé l’Irlande à renoncer à son système du « double Irish » qui permettait à certaines entreprises localisées en Irlande d’être imposées dans des paradis fiscaux. Depuis janvier 2015, un processus de retrait pour les entreprises bénéficiant de ce régime a été entamé. Si le maintien d’une fiscalité différenciée est admis en Europe, ce sont les excès de la concurrence fiscale qui la rendent intolérable dans le marché commun. Quand les stratégies d’optimisation fiscale des entreprises rencontrent les stratégies d’attraction des emplois et des investissements des Etats, l’ingéniosité des administrations fiscales constitue une menace pour le marché commun. Et le plus inquiétant est que se légalise un « contournement » de la règle fiscale commune.

Le contrôle européen des aides publiques est un puissant gardien de l’usage des deniers publics et de la non-discrimination au sein du marché européen. Ce contrôle pourrait bien devenir l’instrument de la lutte contre les « loopholes », ces failles dans le système fiscal qui entraînent des pertes notables de ressources publiques. Ce qui est reproché au Luxembourg est attaché à son système de rescrit fiscal  (ou « tax rulings »). Le rescrit fiscal est une procédure de négociation d’un Etat avec une entreprise de son futur statut fiscal. Qualifié de « commercialisation de la souveraineté étatique », cette procédure est très répandue au Luxembourg et a été mise au jour par une enquête journalistique récente publiée en novembre 2014 (Le Monde) qui montre que le Luxembourg n’est pas le seul pays à procéder à ces « tax rulings ».

Le Luxembourg attire un grand nombre d’entreprises multinationales qui choisissent d’y localiser leur siège européen en conséquence d’une optimisation fiscale. C’est le pays de l’UE pour lequel le rapport entre le PNB (la production des nationaux) et le PIB (la production des résidents) est le plus faible : il est de 64% en 2013 contre un peu plus de 100% pour la France et pour l’Allemagne. Autrement dit, le Luxembourg perd plus d’un tiers du revenu national après versement des revenus aux entreprises étrangères résidentes (nets des revenus reçus). Cela révèle l’opportunisme fiscal des nombreuses entreprises multinationales qui y sont implantées et pour lesquelles le marché luxembourgeois n’est évidemment pas une cible.

Dans le cas d’espèce, le Luxembourg aurait accordé à Amazon une valorisation de ses prix de transfert, que la Commission européenne (CE) juge surestimés conduisant à sous-estimer la base imposable (voir la décision de la CE récemment rendue publique).

Les prix de transfert sont les prix des biens et services échangés entre filiales d’un même groupe. Ces échanges doivent théoriquement être valorisés au prix du marché, c’est-à-dire au prix qui serait payé par une entreprise qui ne serait pas une filiale du groupe. Les décisions sur ces prix peuvent modifier les montants des achats et des recettes et donc les profits des filiales. La logique des groupes est de minimiser les profits là où les taux d’imposition sont élevés et de les reporter là où les taux sont faibles. Ce sont moins les prix des marchandises qui sont manipulés que les prix des biens intangibles comme les brevets, les droits ou autre éléments de propriété intellectuelle (marques, logos, …). Les firmes multinationales qui sont détentrices de capital immatériel, comme le sont les géants de la Silicon Valley, sont les acteurs les plus actifs de cette manipulation.

Un moyen de prévenir ces manipulations de prix de transfert en Europe serait de rendre obligatoire le calcul d’une assiette commune consolidée pour l’impôt des sociétés. C’est ce que propose le projet de directive ACCIS de 2011 toujours en discussion. L’arbitrage entre les différents pays européens serait rendu inutile puisque l’assiette serait consolidée et ensuite répartie entre les Etats selon une formule qui tiendrait compte des immobilisations, de la main-d’œuvre et du chiffre d’affaires. Les Etats resteraient maîtres de leur taux d’impôt sur les sociétés. Il est prévu que ce régime d’assiette commune soit optionnel. Il n’est pas sûr que cette caractéristique suffise à faire adopter la directive qui demande, en matière fiscale, l’unanimité des voix qui sont, pour le moment, très discordantes.

De l’autre côté de l’Atlantique, les Etats-Unis ont un système d’assiette consolidée au niveau de la Nation et un taux fédéral commun d’imposition sur les sociétés. Mais les taxes locales, qui peuvent varier entre 1 et 12%, sont en général déductibles du calcul de l’impôt fédéral. La question des prix de transfert entre des filiales de différents Etats peut donc se poser également. Et ce, d’autant plus qu’au taux local d’imposition sur les bénéfices se soustraient des crédits d’impôts divers attribués à certaines entreprises.

L’issue de l’enquête portant sur le Luxembourg et Amazon sera importante pour l’avenir de la directive ACCIS, notamment dans sa version restreinte aux entreprises du numérique. Si le jour n’est pas encore là où l’UE statuera que « le secret bancaire est une forme déguisée de subvention » (G. Zucman, La richesse cachée des nations), l’investigation concernant Amazon signale que l’UE commence à poser certaines limites à la concurrence fiscale que pourraient bientôt nous envier les contribuables américains.

 




Le déficit commercial français est-il entièrement structurel ?

par Eric Heyer

Au cœur du débat qui oppose les tenants d’une insuffisance de l’offre à ceux d’une insuffisance de la demande pour expliquer le faible niveau d’activité en France depuis 4 ans, la question de la nature du déficit commercial français est centrale.

D’un côté, l’économie française connaît un grand nombre de symptômes caractéristiques d’une économie en situation d’insuffisance de demande : une forte désinflation, un chômage élevé, des entreprises déclarant de fortes capacités de production inutilisées principalement du fait d’une demande insuffisante, … Mais, d’un autre côté, l’existence d’un déficit persistant de la balance commerciale (graphique 1) jette un doute sur la compétitivité des entreprises françaises et sur leur capacité à satisfaire un supplément de demande, ce qui traduirait alors un problème d’offre.  

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Ainsi, après plus de dix années d’excédents commerciaux qui ont représenté jusqu’à plus de 2 points du PIB en 1997, la balance commerciale française est devenue déficitaire en 2005. Le déficit, qui s’est creusé graduellement jusqu’en 2010 pour atteindre près de 2 points de PIB, se résorbe depuis. En 2013 (dernier chiffre disponible), le déficit commercial s’établissait encore à 1 point de PIB.

Ce constat ne suffit toutefois pas à balayer d’un revers de manche l’ensemble des arguments des tenants d’une insuffisance de la demande pour considérer que la France ne souffre que d’un problème d’offre. Il convient, au minimum, d’analyser la nature de ce déficit et d’essayer de séparer sa composante structurelle de sa composante conjoncturelle. Cette dernière est le résultat d’un écart de conjoncture économique entre la France et ses principaux partenaires commerciaux. Lorsque la conjoncture d’un pays est plus favorable que celle de ses partenaires, ce pays aura tendance à présenter un déficit de sa balance commerciale lié à sa demande intérieure et donc à des importations plus dynamiques.  Un déficit commercial peut donc apparaître indépendamment de la compétitivité des entreprises du pays.

Une manière de prendre en considération cet écart de conjoncture consiste à comparer les écarts de production d’une économie à sa production potentielle (output gap). Au niveau national, un output gap positif (respectivement négatif) signifie que l’économie du pays est en phase d’expansion (respectivement de contraction) cyclique, ce qui, toutes choses égales par ailleurs, doit se traduire par une dégradation (respectivement une amélioration) conjoncturelle de sa balance commerciale. Au niveau des partenaires commerciaux, lorsque ceux-ci sont dans une phase d’expansion cyclique (output gap positif), cela devrait conduire à une amélioration conjoncturelle de la balance commerciale du pays étudié.

A partir des données de la dernière version de l’Economic Outlook de l’OCDE (eo96), nous avons calculé un output gap « agrégé » des pays partenaires de la France en pondérant les output gap de chacun des partenaires par le poids des exportations françaises vers ces pays dans le total des exportations de la France.

Deux éléments ressortent de ce calcul, illustré par le graphique 2 :

  1. Le premier est que, d’après l’OCDE, l’output gap français est négatif depuis 2008, ce qui signale l’existence de marges de rebond pour l’économie française.
  2. Le second réside dans une situation économique encore plus dégradée chez nos partenaires commerciaux. L’écart de conjoncture, mesuré par la différence de l’output gap français avec celui de ses partenaires, indique une différence significative en faveur de la France.

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Dès lors, il est possible d’évaluer l’impact de la situation conjoncturelle du pays et de celle des principaux partenaires sur la balance commerciale.

Une estimation simple par Moindres Carrés Ordinaires, sur la période 1985-2013, permet d’obtenir une relation de cointégration entre ces trois variables (solde commercial, output gap de la France et output gap des partenaires) pour la France. Les signes obtenus sont conformes à l’intuition : lorsque la France est dans une phase d’expansion, cela entraîne une détérioration de sa balance commerciale (coefficient de -0,943). A l’opposé, lorsque les pays concurrents connaissent une phase d’expansion, cela permet une amélioration du solde commercial français (coefficient de +0,876).

On peut alors calculer le solde commercial structurel de la France depuis 1985 en retranchant l’effet des conjonctures (nationale et des concurrents) de la balance commerciale observée.

Le graphique 3 illustre ce calcul. Ainsi, la baisse de l’euro de la fin des années 1990 aura permis une amélioration structurelle du solde structurel français. Puis, la forte dégradation de la balance commerciale française entre 2001 et 2007 serait entièrement structurelle : on peut l’expliquer, notamment, par l’entrée de la Chine dans l’OMC, par la politique de désinflation compétitive menée en Allemagne et par l’appréciation de l’euro. Depuis la crise de 2008, en revanche, une partie de plus en plus importante du déficit commercial français serait de nature conjoncturelle. Ainsi, même si la croissance française est atone, la France affiche malgré tout des performances économiques moins dramatiques que certains de ses partenaires commerciaux[1]. Cette performance relative plus favorable de la France par rapport à ses principaux partenaires commerciaux induit l’apparition d’un déficit commercial dont une partie est de nature conjoncturelle. En 2013, cette origine conjoncturelle des déséquilibres de la balance courante serait intégrale.

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Ce résultat fait écho à l’analyse fournie par la Comptabilité nationale sur les composantes de la croissance depuis 4 ans : le niveau du PIB en volume au troisième trimestre 2014 n’est que de 1,4 % au-dessus de celui du premier trimestre 2011. L’analyse des facteurs contribuant à cette performance est claire : la demande privée (des ménages et entreprises) est en forte baisse (-1,6 %), notamment la consommation des ménages, traditionnel moteur de croissance de l’économie. Alors que les ménages sont plus nombreux aujourd’hui qu’il y a quatre ans, leur consommation totale est de 0,6 % inférieure à son niveau de 2011. En revanche, alors que la capacité de l’économie française à s’insérer dans la compétition mondiale est mise en doute par le discours dominant, le commerce extérieur a un impact fortement positif depuis quatre ans : il est porté par le dynamisme des exportations qui affichent une contribution positive de 2 points à l’évolution du PIB. En somme, depuis quatre ans, l’économie française est tirée principalement par ses exportations tandis qu’elle est freinée par sa demande privée.

Bien évidemment, cette analyse repose sur l’évaluation des output gap dont la mesure est fragile et sujette à de fortes révisions. A cet égard, si l’estimation d’un écart de production négatif pour la France fait consensus entre les institutions, l’amplitude des marges de rebond est importante, variant entre 2,5 et 4 points en 2014 selon les instituts (FMI, OCDE, Commission européenne, OFCE).

La prise en compte d’un output gap pour la France plus négatif que celui calculé par l’OCDE, atténuerait quelque peu ce diagnostic : en retenant celui de l’OFCE (output gap de -2,9 points de PIB en 2013 au lieu de -1,4 point pour l’OCDE) pour la France et en gardant la mesure de l’OCDE pour les partenaires, la performance relative plus favorable de la France par rapport à ses principaux partenaires commerciaux n’expliquerait plus que la moitié de son déficit commercial[2]. Une partie du déficit observé s’expliquerait donc par des problèmes de compétitivité des entreprises françaises (graphique 4).

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En conclusion, comme pour toute mesure de variable structurelle, l’évaluation du solde commerciale structurel est sensible à la mesure de l’output gap.  Néanmoins, il ressort de cette analyse rapide que :

  • si l’on considère que l’économie française souffre principalement d’un problème d’offre (output gap proche de zéro) alors que nos partenaires, principalement européens, font face à une insuffisance de la demande (output gap négatif) alors le déficit de notre balance commerciale serait essentiellement conjoncturel.
  • En revanche, si la France, à l’instar de ses partenaires, connaissait également une insuffisance de la demande, alors une partie seulement de notre déficit serait conjoncturelle, l’autre relèverait d’un problème de compétitivité de nos entreprises.

Ce dernier point nous semble plus proche de la réalité de l’économie française. Si les pertes de compétitivité des entreprises françaises ne peuvent être niées, il convient aussi de ne pas les surestimer : l’atonie qui caractérise notre économie depuis près de 4 ans n’est pas seulement due à une insuffisance de l’offre et à la disparition du potentiel de croissance — même si son tassement est malheureusement probable –; elle est due également à un tassement significatif de la demande.

 


[1] Par exemple, l’Italie et l’Espagne sont entrées dans une deuxième récession qui, au troisième trimestre 2014, laisse leur PIB inférieur de, respectivement, 9 et 6 % au niveau d’avant-crise.

[2] On retrouve un résultat similaire lorsque l’on retient pour la France et l’ensemble de ses partenaires la version précédente de l’OCDE (eo95).




Du débat en économie

par Guillaume Allègre, @g_allegre

A Bernard Maris, qui a alimenté avec son talent et sa tolérance le débat économique.

Vous avez des raisons de ne pas aimer les économistes. C’est ce que nous expliquent Marion Fourcade, Etienne Ollion et Yann Algan dans une excellente étude, The Superiority of Economists, dont les conclusions principales sont reprises dans un billet : « Vous n’aimez pas les économistes ? Vous n’êtes pas les seuls ! ». L’étude concerne surtout les Etats-Unis mais peut aussi s’appliquer à l’Europe. Elle fait un portrait peu flatteur des économistes, notamment de son élite : ils sont dotés d’un fort sentiment de supériorité, isolés des autres sciences sociales, confortés par leur position dominante dans leur impérialisme économique. L’étude montre aussi que la discipline est très hiérarchisée (il existe des départements d’économie « prestigieux » et d’autres moins) et que le contrôle interne est très fort (notamment parce que la vision de ce qui constitue une recherche de qualité est beaucoup plus homogène que dans d’autres disciplines). Cela se répercute sur les publications et le recrutement des économistes : seuls ceux ayant souhaité et/ou ayant été capables de se conforter à ce modèle « élitiste » publieront dans les revues les mieux classées (les fameuses Top field), ce qui les conduira à être recrutés par les départements « prestigieux ».

Ceci ne serait pas très grave si les économistes n’avaient pas vocation à faire des recommandations de politique publique. D’ailleurs la « supériorité » de l’économie s’appuie en grande partie sur le fait que la discipline a développé des outils permettant l’évaluation quantitative des politiques publiques. L’économie est ainsi, en partie, une science de gouvernement, tandis que les autres sciences sociales ont adopté des postures plus critiques des catégories, structures et pouvoirs établis. La conséquence de la hiérarchisation du champ, du contrôle interne et du peu d’appétence pour les postures critiques, est que le débat est désormais pratiquement interdit dans le monde académique en économie (une autre raison pour ne pas aimer les économistes ?). Le graphique ci-dessous montre ainsi que le nombre d’articles en réponse à un autre article publié a très fortement chuté depuis les années 1970 : alors qu’ils représentaient 20% des articles publiés dans les cinq grandes revues académiques, ils n’en représentent plus que 2% aujourd’hui. Le débat et la critique, sans parler des paradigmes hétérodoxes, sont donc quasiment absents des plus grandes revues. Ils sont relégués dans des revues supposées de moindre importance qui ne permettent pas d’être recruté dans les départements les plus prestigieux. Or, il existe également à l’intérieur de la discipline une injonction forte de porter le débat et la critique à ce niveau académique, niveau auquel les critiques font l’objet de référés par les pairs (avec des effets de sélection, de réputation, …). Il faut être fou et demander une autorisation pour publier une critique, or aucun fou ne demande d’autorisation, donc aucune critique n’est publiée. Les anglo-saxons utilisent l’expression Catch-22[1] pour décrire ce type de situation.

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Si le débat n’a plus lieu dans les revues universitaires, a-t-il lieu autre part ? En France, Le Capital au XXIe siècle de Thomas Piketty semble être l’arbre qui cache la forêt. Le succès planétaire du livre a obligé un certain nombre de personnes à se positionner, mais peut-on parler de véritable débat en France et en Europe ?[2] Avant ce succès, Michel Husson (« Le capital au XXIe siècle. Richesse des données, pauvreté de la théorie ») et Robert Boyer (« Le capital au XXIe siècle. Note de lecture ») ont proposé des critiques intéressantes d’inspiration respectivement marxiste et régulationniste. Toutefois, malgré la qualité de ces critiques, on voit que le débat aujourd’hui ne se situe pas là : si l’impôt mondial ou européen sur le capital proposé par Piketty n’est pas mis en place, ce n’est pas parce que les arguments marxistes et/ou régulationnistes l’auront emporté. C’est plutôt l’argument d’incitation fiscale à la croissance et l’innovation qui est aujourd’hui susceptible de convaincre les pouvoirs publics. Cet argument est entre autre porté par Philippe Aghion. En ce qui concerne la fiscalité de l’épargne et du patrimoine, et malgré la proximité partisane de ces deux économistes français (ils ont tous les deux signés des appels en faveur de Ségolène Royal en 2007 puis de François Hollande en 2012), Aghion et Piketty ainsi que leurs co-auteurs ne sont d’accord sur rien (ce que montre André Masson dans un article de la Revue de l’OFCE à paraître). Piketty propose un impôt fortement progressif sur le patrimoine et un nouvel impôt fusionnant CSG et impôt sur le revenu (IR) qui taxerait les revenus financiers, y compris les plus-values, au même titre que les revenus du travail. Aghion propose exactement l’inverse : il faudrait se reposer davantage sur la TVA, éviter la fusion IR-CSG, « fausse bonne idée », et mettre en place un « système dual capital/travail » avec un « impôt progressif sur les revenus du travail et un impôt forfaitaire sur les revenus du capital productif ». Beau sujet de débat, il n’a pourtant lieu ni dans les revues scientifiques, ni autre part.

En fait, Piketty et Aghion abordent la question de la fiscalité du patrimoine sous des angles opposés : Aghion l’aborde sous l’angle de la croissance tandis que Piketty l’aborde sous l’angle des inégalités. On comprend pourquoi leurs modèles diffèrent : ils n’essayent pas d’expliquer le même phénomène. Piketty essaye d’expliquer l’évolution des inégalités tandis qu’Aghion essaye d’expliquer l’évolution de la croissance. Bien qu’ils travaillent essentiellement sur les mêmes phénomènes, il n’y a pas de confrontation entre des approches qui sont moins opposées qu’orthogonales. Pourtant, du point de vue des décideurs publics, cette confrontation est essentielle : comment choisir autrement entre les préconisations de Piketty et celles d’Aghion ?

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Une partie de ce billet a été publiée sur le blog de Libération, L’économe : http://leconome.blogs.liberation.fr/leconome/2014/12/de-la-sup%C3%A9riorit%C3%A9-des-%C3%A9conomistes-dans-le-d%C3%A9bat-public.html

 


[1] L’expression est tirée du roman du même nom de Joseph Heller. Le roman se passe en temps de guerre et pour être exempté de missions, il faut être déclaré fou. Mais pour être déclaré fou, il faut en faire la demande. Or, selon l’article 22 du règlement, ceux qui en font la demande prouvent par là-même qu’ils ne sont pas fous.

[2] Aux Etats-Unis, en revanche, le débat autour du livre a eu lieu. Par exemple, Greg Mankiw (pdf), Auerbach et Hassett (pdf) et David Weil (pdf) ont récemment proposé leur critique.




L’introduction officielle de l’euro en Lituanie : cela ne change vraiment rien ?

Sandrine Levasseur

Le 1er janvier 2015, la Lituanie adoptera officiellement l’euro et deviendra ainsi le 19ème membre de la zone euro. Il s’agit bien d’une adoption officielle car, dans les faits, l’euro est déjà (très) présent en Lituanie. Par exemple, plus de 75 % des prêts aux entreprises et ménages lituaniens sont libellés en euros tandis que 25 % de leurs dépôts bancaires sont constitués d’euros.

L’utilisation de l’euro en Lituanie, conjointement à la monnaie nationale, comme monnaie de libellé des prêts, comme support d’épargne ou encore comme monnaie de facturation, n’est ni une anomalie ni une anecdote : elle concerne ou a concerné un certain nombre de pays de l’ancien bloc communiste. Cette « euroïsation »[1] est le résultat d’évènements économiques et politiques qui, à un moment ou l’autre de leur histoire, ont amené les pays à utiliser l’euro en sus de leur propre monnaie. Dans un tel contexte, l’introduction officielle de l’euro en Lituanie ne changerait donc rien ? Pas exactement. Des changements, certes mineurs, sont à attendre en Lituanie mais aussi au sein des instances décisionnelles de la BCE.

L’euroïsation des prêts et dépôts : le cas lituanien, ni une anomalie, ni une anecdote…

Si on exclut les principautés, îles et Etats qui ont négocié l’adoption de l’euro avec les instances européennes mais sans pour autant adhérer à l’Union européenne (Andorre, Saint Marin, Vatican etc.) ou les pays qui ont adopté l’euro de manière unilatérale (Kosovo et Monténégro), il reste tout un ensemble de pays qui utilise l’euro conjointement à leur propre monnaie. Ces pays sont très majoritairement des pays d’Europe centrale ou orientale, des Balkans ou encore de la Communauté des Etats indépendants (CEI). Ainsi, en 2009, soit avant que l’Estonie et la Lettonie n’intègrent officiellement la zone euro (respectivement en 2011 et 2013), les emprunts des agents privés dans les trois Etats baltes étaient surtout libellés en euro, atteignant près de 90 % en Lettonie (Graphique 1). Des pays tels que la Croatie, la Roumanie, la Bulgarie, la Serbie ou la Macédoine n’étaient pas non plus en reste, avec une part des prêts libellés en euros supérieure à 50 %. Du côté des dépôts en euros, les chiffres sont un peu moins saisissants (Graphique 2), mais interpellent quant à l’attrait que l’euro exerce dans certains pays en tant que monnaie de paiement, de réserve ou de précaution.

Source : Haiss et Rainer (2011).
Source : Haiss et Rainer (2011).

Source : Arregui et Bi (2012, p.15).
Source : Arregui et Bi (2012, p.15).

 

La conjonction de plusieurs facteurs explique l’utilisation de l’euro dans ces pays en sus de leur monnaie nationale :

– l’existence de changes fixes (ou relativement fixes) par rapport à l’euro, ce qui protège les emprunteurs contre le risque de renchérissement de leur dette libellée en euros (puisque la probabilité de dévaluation/dépréciation de la monnaie nationale est estimée comme étant faible) ;

– un taux d’intérêt sur les prêts libellés en euros plus faible que lorsqu’ils sont libellés en monnaie nationale ;

– une forte présence de multinationales (notamment dans le secteur bancaire) qui disposent non seulement de fonds en euros mais aussi de la « technologie » pour prêter/emprunter en euros ;

– pour les prêts en euros, l’existence ex ante de dépôts bancaires en euros, elle-même liée à de multiples facteurs (e.g. crédibilité des autorités monétaires, forte présence des multinationales, revenus de migration en provenance des pays de la zone euro).

Ces facteurs ont joué à des degrés plus ou moins importants selon les pays. En Lituanie, l’existence d’un régime de Currency Board [2] vis-à-vis de l’euro depuis 2002 a largement contribué à « l’euroïsation » de l’économie. Doté d’une grande crédibilité, ce régime de changes fixes a incité les entreprises et ménages lituaniens à s’endetter en euros et ce, d’autant plus qu’ils bénéficiaient de taux d’intérêt très avantageux (Graphique 3). La présence d’entreprises multinationales dans un certain nombre de secteurs a renforcé l’usage de l’euro comme monnaie de référence dans différentes fonctions (facturation, dépôt et épargne). Pour autant, l’importance en Lituanie de banques originaires de la zone euro ne doit pas être surestimée : les trois plus grandes banques opérant en Lituanie sont d’origine suédoise ou norvégienne. Le risque associé aux opérations de prêts en euros impliquait donc, au-delà du risque associé à la valeur du litas, un risque associé à la valeur d’une tierce monnaie… Ce dernier risque, bien évidemment, ne disparaît pas avec l’adoption officielle de l’euro par la Lituanie.

 

Source: Banque centrale de Lituanie.
Source: Banque centrale de Lituanie.

Au 1er janvier 2015, qu’est-ce qui changera ?

Quatre changements peuvent être mis en avant :

(1) L’euro circulera en Lituanie sous forme de billets et de pièces alors qu’auparavant, l’euro y existait essentiellement sous forme de monnaie scripturale (dépôts bancaires et prêts libellés en euros) ; l’euro deviendra la monnaie légale et sera utilisé pour toutes les transactions ; le litas lituanien disparaîtra à l’issue de quinze jours de circulation duale.

(2) Le changement d’étiquetage du prix des biens se traduira par un supplément d’inflation du fait d’arrondis réalisés plus souvent … à la hausse qu’à la baisse. Cependant, ce phénomène, observé dans tous les pays au moment du passage (officiel) à l’euro, ne devrait avoir qu’un impact mineur. L’expérience montre qu’en général l’inflation perçue est supérieure à l’inflation effective.

(3) La Lituanie adhère de facto à l’Union bancaire, ce qui peut procurer des bénéfices à son secteur financier (e.g. opportunités de collaboration supplémentaires dans un espace monétaire et bancaire commun, existence d’un mécanisme de résolution ordonnée en cas de difficultés d’un établissement bancaire).

(4) Le gouverneur de la banque centrale de Lituanie deviendra membre du Conseil des gouverneurs de la BCE et, de ce fait, participera aux décisions de politique monétaire de la zone euro alors qu’auparavant, du fait de son régime de Currency Board [3], la banque centrale de Lituanie n’avait d’autres choix que de « suivre » les décisions prises par la BCE de façon à maintenir la parité par rapport à l’euro. D’aucuns pourront arguer que, de toute façon, la Lituanie ne pèsera pas dans les choix de politique monétaire de la BCE du fait de la taille de son économie. Il faut toutefois remarquer que l’entrée de la Lituanie dans la zone euro fait évoluer le mode décisionnel au sein du Conseil des gouverneurs de la BCE. Le principe « un pays, un vote » qui prévalait jusqu’à maintenant est en effet abandonné, conformément aux Traités, du fait de l’entrée d’un 19ème membre dans la zone euro. Dorénavant, les cinq « grands » pays de la zone euro (définis par le poids de leur PIB et de leur système financier) disposeront de quatre droits de vote tandis que les quatorze autres pays disposeront de onze voix. Le vote dans chacun des groupes s’établira selon un principe de rotation, ce qui mécontentent les allemands mais pas seulement. Dans les faits, cependant, il n’est pas certain que ce changement dans le système des votes modifie beaucoup les décisions. Par exemple, si le gouverneur de la banque centrale allemande ne dispose plus que de 80 % de son droit de vote, il dispose toujours de 100 % de son droit de paroles… En ne votant pas un mois sur cinq, peut-on supposer qu’il perde son pouvoir de persuasion ?

Le 1er janvier 2015, l’adoption officielle de l’euro par la Lituanie n’aura donc rien d’un Big Bang. En revanche, elle sera lourde de symboles pour la Lituanie qui affichera encore un peu plus son ancrage à l’Europe mais aussi pour la zone euro qui (dé-)montrera une fois de plus que, malgré ses turbulences, elle a encore des sympathisants. Le fait le plus marquant de l’adhésion de la Lituanie à la zone euro restera sans doute le changement dans l’organisation des droits de vote au sein de la BCE : là encore, la portée symbolique est forte puisque cela sonne le glas du principe « un pays, un vote ».

 

 

Le lecteur intéressé par la problématique d’euroïsation pourra lire :

Mathilde Desecures et Cyril Pouvelle (2007), Les enjeux de l’euroïsation dans les régions voisines de la zone euro, Bulletin de la Banque de France, N° 160, Avril 2007.

Sandrine Levasseur (2004), Why not euroization ? Revue de l’OFCE, Special Issue « The New European Union Enlargement », April 2004.

Le lecteur intéressé par le système de rotation des droits de vote à la BCE pourra consulter :

Alan Lemangnen (2014), La BCE vers un système de rotation des droits de vote : ne varietur, Special Report Natixis, 18 février 2014.

Silvia Merler (2014), Lithuania changes the ECB’s voting system, Blog of Bruegel, 25th July 2014.

 


[1] Stricto sensu, l’euroïsation fait référence à l’adoption de l’euro comme monnaie légale par un pays sans qu’il en ait reçu l’autorisation par l’institution émettrice (i.e. la Banque centrale européenne) et les autorités décisionnaires (i.e. les chefs d’Etat des pays membres de l’Union européenne). L’euroïsation est alors dite unilatérale. Elle se distingue du phénomène dont il est question ici : l’euro est utilisé conjointement à la monnaie nationale mais seule la monnaie nationale a cours légal.

[2] Un Currency board (ou « caisse d’émission monétaire ») est un régime de changes fixes dans lequel la banque centrale se contente de convertir les entrées et sorties de devises en monnaie locale à la parité pré-définie. La banque centrale qui adopte ce régime renonce à conduire une politique monétaire autonome : son rôle est réduit à celui de « caisse ».

[3] Voir note 2.




Some reflections on the ECB’s Comprehensive Assessment

Mauro Napoletano[1] and Stefano Battiston[2]

(Ce texte n’est pas publié en français)

The European Central Bank (ECB) officially released the results of its Comprehensive Assessments of euro area banks on October 26th, thus making a very important step towards the creation of the European Banking Union. The ECB exercise unveiled the global robustness of the euro area banking sector despite the bumpy week financial markets had after its release. On the one hand, most banks hit by important financial shocks and affected by privately and publicly funded re-capitalization efforts (as in Spain) passed the stress test hurdle. On the other hand, fragilities were identified only in few countries (notably Italy, Greece and Portugal) and were basically the result of balance-sheet problems in some big institutes therein (e.g. Monte dei Paschi di Siena in Italy). One may nonetheless wonder whether the above picture of global stability, emerging from the results of the ECB assessment, is well-founded, and whether the methods used by the ECB, and the consequent re-capitalization efforts required, will be sufficient to insulate the Euro Area financial systems from financial meltdowns like the one of 2008/2009.

To shed more light on such issues it is important to remark that the Comprehensive Assessment is articulated into two blocks[3]. The first one, the stress test on banks, amounts to a check of the robustness of bank’s balance sheets in adverse scenarios provoked by financial and real shocks of different nature. The second one is the so-called “Asset Quality Review” (AQR) and corresponds to a point-in-time evaluation of the assets portfolio of Euro Area banks with the goal of identifying problematic assets. The AQR constitutes a great innovation of 2014 assessment with respect to similar ones carried out in 2010 and 2011, which did not feature a detailed evaluation of banks’ asset book. Performing such a comprehensive evaluation has two clear advantages. First, it is a big step towards improving the overall transparency of the financial system. Second, and relatedly, it helps regulating authorities to get important details about the degree of complexity of the asset side of banks, which has played a key role in the unfolding of the financial crisis of 2008/2009. The Euro-Area comprehensive AQR is not the only positive aspect of the current assessment. Other welcomed novelties are represented by the higher coverage of the current assessment (130 banks) with respect to the sample of banks considered in the 2010 and 2011 stress tests[4] (respectively 91 and 90 banks). Moreover, the scope of macro-shocks and country-specific shocks considered in the stress tests was broader. More in detail, the ECB considered four different types of adverse financial and real shocks that could threaten banks stability: a) an increase in global bond yields; b) a deterioration of credit quality; c) a stalling of policy reforms; d) a lack of necessary balance-sheet repair to maintain affordable market funding. Finally, the 2014 assessment has been based on a unified methodology, which has limited the discretional interpretation of rules by national authorities and by banks.

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The ECB assessment constitutes an important step towards a better monitoring of euro area financial stability. At the same time, the structure and the methods used by the ECB lead one to raise more than one concern the overall stability picture that emerges out of it. Recent accounts of the ECB’s exercise stress that the ECB assessment has partially accounted for some important banking risks, like for instance liquidity risk (the risk of not being able to honor payments). In addition, results of the AQR and the stress tests were conducted in parallel. Accordingly, results from the evaluation of the quality of banks asset books were not used to test the stability of the bank themselves. Last but not least the ECB performed the assessment using a bottom-up approach, i.e. relying on the information provided by banks and national regulators. The latter were in close contact with banks in their country to check the validity of the information. This governance structure of the assessment poses some problems, as national regulators may have the incentive not to disclose relevant information that would reveal the extent of the capital shortfall in their countries.

However, the main weakness of the ECB assessment as a banks’ financial robustness exercise probably lies in the failure to consider one fundamental property of current financial systems (Euro-Area one included), namely its interconnectedness. Indeed, the financial system is structured as a complex web of financial relationships of very different nature (e.g. unsecured lending, repurchasing agreements, derivatives) and among different types of actors (e.g. banks, hedge funds, money market, pension funds).

There is a growing consensus around the idea that financial interlinkages play an important role in the emergence of financial instabilities. Their role is also acknowledged by the Basel Committee on banking supervision that uses interconnectedness as one of the dimensions to determine the list of Globally Systemic Financial Institutions (G-SIBs). Figure 1 provides a visual idea of an empirically-observed network of financial inter-linkages across some major banks. Links appearing in the figure show the estimated impact of a bank on the balance sheet of another one and were estimated at the peak of the 2008/2009 financial crisis (March 2009, i.e. the period of minimum market capitalization of banks) by using the “Debt-Rank” method developed in Battiston et al. (2012). In the figure higher systemic importance is identified by the color of the node by a more central location of the node. In other words, banks colored in red (rather than in yellow or in green) and closer to the center are also the banks that are systemically more important, in the sense that the default of one of them would have larger impact on other institutions in the financial system.

One main reason why financial linkages matter for financial instability is that they can have ambiguous effects on the risk exposure of banks: on the one hand, they increase individual profitability and reduce individual risk, but on the other hand, they may generate important external effects (e.g. my insolvency can become yours if it causes a significant drop in the value of your assets), thus increasing systemic risk. On this topic several issues remain open but much work has already been done in recent years and two main “transmission channels” have been emphasized. First, shocks move from a bank to another via the direct interlocks between balance sheets. That is, since the liabilities of one bank are the assets of some other banks, the default of the debtor may imply a loss for the creditors. Likewise, in case creditors decide to hoard liquidity rather than providing it to other market players, this has negative external effects to other institutions as it can reduce the liquidity accruals of the latters and the overall liquidity in financial markets. Second, there are indirect connections among banks due to the fact that they invest in common assets. This implies that, for instance, if as a result of a shock on the price of an asset, a bank sells a quantity of that asset sufficient to move down the price, the other banks holding the same asset will experience both the initial shock and the secondary shock and may start in turn to sell the asset themselves, triggering a devaluation spiral.

Embedding the above described channels of financial contagion and distress is thus fundamental for a proper evaluation of the stability of banks in the euro area financial system, and for the stability of the system as a whole. Indeed, interconnectedness implies that the stability of one bank cannot be assessed independently from the stability of other banks in the system. It also implies that the stability of the financial system as a whole cannot be reduced to the sheer sum of the stability of the single banks composing it. The AQR uses the Basel Committee’s G-SIBs list (which does account for interconnectedness) to classify banks in the euro-area. However, the notion interconnectedness is not used, neither in the evaluation stage of the AQR nor in the stress test.

To sum up, the ECB assessment is a key step towards the creation of a banking union in the Euro Area. At the same time, it is important that financial network aspects are taken into serious consideration, to get better measures of the possible financial fragilities of banks and of the necessary actions to tame them. Some stress tests methodologies accounting for the complex features and consequences of financial inter-linkages are already available (see e.g. the discussion in Staffen, 2014, and the works of Markose et al., 2012 and Battiston et al., 2012). It is also likely that the new data resulting from the ECB’s AQR will foster future research on these new stress test methodologies and bring some of their hints in the future assessments of the euro area banking sector.

 


[1] OFCE, Skema Business School, Sophia-Antipolis (France), and Scuola Superiore Sant’Anna, Pisa (Italy).      E-mail address: mauro.napoletano@sciencespo.fr

[2] Department of Banking and Finance, University of Zürich. E-mail address: stefano.battiston@uzh.ch

[3] The ECB has conducted a comprehensive assessment of 130 banks in the euro area. The AQR was undertaken by the ECB and national competent authorities (NCAs), and was based on a uniform methodology and harmonized definitions. The stress test was undertaken by the participating banks, the ECB, and NCAs, in cooperation with the European Banking Authority (EBA), which also designed the methodology along with the ECB and the European Systemic Risk Board (ESRB). See the ECB comprehensive assessment aggregate report for more details.

[4] The 2010 and 2011 stress tests exercises were EU-wide and conducted by the EBA in collaboration with national supervisory authorities.




Europe bancaire : l’Union fait-elle la force ?

par Céline Antonin et Vincent Touzé

Depuis le 4 novembre 2014, la Banque centrale européenne est devenue le superviseur unique des banques de la zone euro. Il s’agit de la première étape de l’Union bancaire.

La crise économique et financière, qui a débuté en 2007, a révélé des fragilités européennes :

–           Les marchés bancaires nationaux, en apparence compartimentés, se sont révélés fortement interdépendants, en témoigne un niveau élevé de propagation-contamination ;

–           Les réponses nationales de soutien aux banques ont souvent manqué de coordination ;

–           Le soutien des Etats au système bancaire, dans un contexte d’endettement public élevé, a conduit à une forte corrélation entre risque bancaire et risque souverain ;

–           L’absence de mécanismes de transfert budgétaire a fortement limité la solidarité européenne.

En 2012, l’idée de l’Union bancaire est née d’une triple nécessité : briser le lien entre crise bancaire et dette souveraine en permettant une recapitalisation directe des banques en difficulté par le Mécanisme européen de stabilité ; prévenir les paniques bancaires ; éviter la fragmentation des marchés bancaires en zone euro.

L’Union bancaire s’organise autour de trois piliers : un mécanisme de supervision unique (MSU), un mécanisme de résolution unique (MRU) avec un fonds de résolution et une logique de renflouement interne des banques (bail-in), ainsi qu’un système unique de garantie des dépôts avec un fonds de garantie.

L’Union bancaire offre des solutions nouvelles. Toutefois, elle laisse des zones d’ombre et la solidarité européenne née de l’Union bancaire pourrait être insuffisante pour répondre à des chocs majeurs.

La dernière Note de l’OFCE (n° 46 du 18 novembre 2014) retrace le contexte qui a présidé à la mise en place de cette Union bancaire et dresse un bilan des avantages et limites d’une telle avancée de l’Europe bancaire.  Cette note a été réalisée dans le cadre de l’étude spéciale intitulée « Comment lutter contre la fragmentation du système bancaire de la zone euro ? », Revue de l’OFCE, n° 136 (2014).

 




Reprise avortée

Christophe Blot

Ce texte renvoie à l’article « Le piège de la déflation : perspectives 2014-2015 pour l’économie mondiale » rédigé par Céline Antonin, Christophe Blot, Amel Falah, Sabine Le Bayon, Hervé Péléraux, Christine Rifflart et Xavier Timbeau.

Selon le communiqué d’Eurostat publié le 14 novembre 2014, la croissance du PIB de la zone euro s’élève à 0,2 % au troisième trimestre 2014. Dans le même temps, l’inflation s’est stabilisée en octobre au niveau très faible de 0,4 %. Bien que les perspectives d’une nouvelle récession soient écartées pour l’instant, le FMI évalue en effet la probabilité de récession dans la zone euro entre 35 et 40 %. Ces mauvais chiffres reflètent l’absence de reprise dans la zone euro et ne permettent donc pas une décrue rapide du chômage. Quels enseignements pouvons-nous en tirer ? A court terme, l’atonie de l’activité s’explique par trois facteurs qui ont pesé négativement sur la croissance. Tout d’abord, bien que moindre qu’en 2013, la consolidation budgétaire s’est poursuivie en 2014 dans un contexte où les multiplicateurs restent élevés. Ensuite, malgré la baisse des taux d’intérêt publics à long terme du fait de la fin des tensions sur les dettes souveraines, les conditions de financement appliquées aux ménages et aux entreprises de la zone euro se sont dégradées parce que les banques n’ont pas répercuté systématiquement la baisse des taux longs et parce que la moindre inflation induit un durcissement des conditions monétaires réelles. Enfin, l’euro s’est apprécié de plus de 10 % entre juillet 2012 et le début de l’année 2014. Bien que cette appréciation reflète la fin des tensions sur les marchés obligataires de la zone euro, elle a pénalisé les exportations. Au-delà de ces facteurs de court terme, les chiffres récents pourraient être les prémisses d’une longue phase de croissance modérée et d’inflation basse, voire de déflation dans la zone euro.

En effet, après une période de fort accroissement de la dette (graphiques), la situation financière des ménages et des entreprises en zone euro s’est dégradée depuis 2008 du fait des crises successives – crise financière, crise budgétaire, crise bancaire et crise économique. La dégradation de la santé financière des agents non-financiers a réduit leur capacité à demander des crédits. Par ailleurs, les ménages peuvent être contraints de réduire leurs dépenses de consommation, et les entreprises leurs décisions d’investissement et d’emplois afin de réduire leur endettement. S’ajoute à cela la fragilité de certaines banques qui doivent absorber un montant élevé de créances douteuses, ce qui les conduit à restreindre l’offre de crédit, comme en témoigne la dernière enquête SAFE réalisée par la BCE auprès des PME. Dans ce contexte où les agents privés privilégient le désendettement, le rôle de la politique budgétaire devrait être crucial. Il n’en est rien dans la zone euro en raison du souhait de consolider la trajectoire de finances publiques, au détriment de l’objectif de croissance[1]. En outre, alors que de nombreux pays pourraient sortir de la procédure de déficit excessif en 2015[2], la consolidation devrait se poursuivre en raison des règles du TSCG (Traité sur la stabilité, la coordination et la gouvernance) qui imposent aux pays membres un ajustement budgétaire afin de ramener la dette publique jusqu’au seuil de 60 % en 20 ans[3]. Dans ces conditions, la reprise serait de nouveau retardée et la zone euro pourrait se retrouver enfermée dans le piège de la déflation. L’absence de croissance et le niveau élevé du chômage créent des pressions à la baisse sur les prix et salaires, pressions exacerbées par des dévaluations internes qui sont les seules solutions adoptées pour améliorer la compétitivité et regagner quelques parts de marché. Cette réduction de l’inflation rend encore plus long et plus difficile le processus de désendettement ; elle réduit la demande et renforce le processus déflationniste. L’expérience japonaise des années 1990 montre malheureusement que l’on sort difficilement d’une telle situation.

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[1] Les coûts de cette stratégie ont été évalués dans les deux précédents rapports iAGS (voir ici).

[2] La France et l’Espagne seraient cependant deux exceptions importantes avec un déficit budgétaire qui s’élèverait respectivement à 4 et 4,2 % en 2015.

[3] Voir le post de Raul Sampognaro pour un éclairage concernant le cas précis de l’Italie.




A propos du marché du travail américain

Une lecture de : The causes of structural unemployment, Thomas Janoski, David Luke et Christopher Oliver, Polity Press, Cambridge, RU et Malen, EU, 2014.

Henri Sterdyniak

L’ouvrage, écrit par trois sociologues américains, analyse la montée du chômage structurel aux Etats-Unis, en cherche les causes et propose des mesures de politiques économiques pour le réduire. Pour le lecteur français, cet ouvrage présente deux intérêts majeurs : il montre que les problèmes du marché du travail américain sont très proches de ceux du marché du travail français ; et, bizarrement, il traite du cas américain sans s’intéresser, sauf de façon marginale, à la situation des pays européens et aux analyses qu’ont pu produire les chercheurs de notre continent.

La définition et la mesure du chômage structurel sont problématiques. Théoriquement, le chômage structurel est la part du chômage qui ne s’explique ni par les fluctuations conjoncturelles (le chômage conjoncturel), ni par les inévitables délais d’embauche et de changement d’emploi (le chômage frictionnel), mais par des causes structurelles ; celui donc observé en moyenne sur le cycle économique, moins un certain niveau incompressible. Le point délicat est qu’il est difficile aujourd’hui, après la crise de 2007-09, aux Etats-Unis comme en Europe, de repérer le cycle économique et le niveau normal d’activité, de sorte que le niveau du chômage conjoncturel est difficile à évaluer. Cependant, les auteurs présentent des preuves empiriques de la dégradation du marché du travail américain. Ainsi, le taux d’emploi des 25-65 ans n’est que de 72,3% en 2013 contre 77,5% en 2000. Il est nettement plus faible qu’en Allemagne (78,5%). Le taux de chômage de longue durée comme le taux de temps partiel subi ont fortement augmenté. Surtout, les inégalités salariales se sont accrues. Les emplois stables et correctement rémunérés d’ouvriers ou d’employés qualifiés disparaissent au profit d’emplois précaires.

Les auteurs fournissent cinq explications à cette dégradation :

  1. La fonte de l’industrie au profit des services qui entraîne l’inadaptation des anciens ouvriers qualifiés, le déclin des syndicats et le besoin de nouvelles compétences.
  2. Le développement de la sous-traitance (qui permet aux entreprises de se débarrasser de travailleurs permanents correctement rémunérés pour recourir à une main d’œuvre précaire bon marché) et celui de la délocalisation dans les pays à bas salaires.
  3. L’automatisation qui rend inutiles de nombreux emplois, non qualifiés jadis, mais de plus en plus qualifiés maintenant.
  4. La financiarisation de l’économie et la recherche de valeur pour l’actionnaire qui imposent des normes de rentabilité élevées, qui sacrifient l’investissement de long terme, qui font que la croissance est portée par des bulles financières et l’endettement, ce qui augmente l’incertitude et rend l’économie instable.
  5. Le poids grandissant des grandes entreprises multinationales qui brisent les compromis nationaux (en produisant à l’étranger, en détruisant des emplois qualifiés, en développant la sous-traitance et les emplois précaires, en ne payant pas d’impôts).

Avec raison, les auteurs, sociologues, reprochent aux économistes de ne pas étudier les conséquences de ces transformations sur les salariés américains et leurs possibilités d’emploi satisfaisant.

Si la description est convaincante, le lecteur attend les auteurs sur les solutions. En fait, les auteurs proposent essentiellement des réformes du marché du travail. Ils suggèrent de s’inspirer du modèle allemand en orientant beaucoup plus tôt (dès 12 ans) une partie des jeunes vers l’enseignement professionnel, au lieu de les maintenir dans l’enseignement classique. Selon eux, on pourrait professionnaliser et faire monter en gamme certains emplois précaires en formant les jeunes à ceux-ci. Mais, quels enfants seraient les victimes de cette orientation précoce ? Le risque est grand que ce soit ceux des milieux populaires.

Ils proposent d’améliorer le fonctionnement du marché de l’emploi (subvention aux temps partiels temporaires, toujours inspiré du modèle allemand ; remise à niveau des chômeurs, certification de leurs compétences). Durant les périodes de récession, ils proposent de créer des emplois publics temporaires et de subventionner des emplois privés dans des secteurs spécifiques (comme les travaux publics). Ils suggèrent de faciliter l’innovation en fournissant du capital-risque aux jeunes entrepreneurs et en favorisant l’immigration de jeunes entrepreneurs talentueux. Mais l’innovation à tout prix est-elle la solution, quand elle se traduit par le développement de besoins artificiels et par la multiplication de « destructions créatives », sources d’instabilité économique ?

Heureusement, quelques paragraphes vont au-delà. Les auteurs proposent de renforcer les normes sociales, environnementales et de respect du droit de propriété intellectuelle pour les produits importés (mais la croissance américaine nécessite-elle de freiner le développement des pays émergents ?) ; de réformer la fiscalité des entreprises pour augmenter la taxation de celles qui produisent à l’étranger ; de lutter contre l’optimisation fiscale des firmes multinationales ; de taxer les opérations spéculatives et les transactions financières internationales ; de séparer les banques de dépôts et les banques d’affaires. On le voit, des propositions très proches de celles des économistes européens hétérodoxes. Mais est-ce suffisant ? Ne faudrait-il pas une action résolue des pouvoirs publics pour réduire la domination de la finance, pour abaisser les taux de rentabilité exigés par les marchés financiers ? Ne faudrait-il pas d’importants transferts budgétaires pour taxer les gagnants de la mondialisation et compenser les perdants ? Ne faudrait-il pas mieux gérer l’évolution de la division internationale du travail, en pénalisant les pays ayant des excédents commerciaux trop importants et en subventionnant les emplois non-qualifiés dans les pays riches ?