L’austérité maniaco-dépressive, parlons-en !

Par Christophe Blot, Jérôme Creel, Xavier Timbeau

A la suite d’échanges avec nos collègues de la Commission européenne[1], nous revenons sur les causes de la longue période de récession que traverse la zone euro depuis 2009. Nous persistons à penser que l’austérité budgétaire précoce a été une erreur majeure de politique économique et qu’une politique alternative aurait été possible. Les économistes de la Commission européenne continuent pour leur part de soutenir qu’il n’existait pas d’alternative à cette stratégie qu’ils ont préconisée. Ces avis divergents méritent qu’on s’y arrête.

Dans le rapport iAGS 2014 (mais aussi dans le rapport iAGS 2013 ou dans différentes publications de l’OFCE), nous avons développé l’analyse selon laquelle la forte austérité budgétaire entreprise depuis 2010 a prolongé la récession, contribué à la hausse du chômage dans les pays de la zone euro et  nous expose désormais au risque de déflation et à une augmentation de la pauvreté.

Amorcée en 2010 (principalement en Espagne, en Grèce, en Irlande ou au Portugal, l’impulsion budgétaire[2] a été pour la zone euro de -0,3 point de PIB cette année-là), puis accentuée et généralisée en 2011 (impulsion budgétaire de -1,2 point de PIB à l’échelle de la zone euro, voir tableau), renforcée en 2012 (-1,8 point de PIB) et poursuivie en 2013 (-0,9 point de PIB), l’austérité budgétaire devrait persister en 2014 (-0,4 point de PIB). A l’échelle de la zone euro, depuis le début de la crise financière internationale de 2008, et en comptabilisant les plans de relance de l’activité de 2008 et 2009, le cumul des impulsions budgétaires se résume à une politique restrictive de 2,6 points de PIB. Parce que les multiplicateurs budgétaires sont élevés, une telle politique explique en (grande) partie la prolongation de la récession en zone euro.

Les multiplicateurs budgétaires synthétisent l’impact d’une politique budgétaire sur l’activité[3]. Ils dépendent de la nature de la politique budgétaire (selon qu’elle porte sur des hausses d’impôts, des baisses de dépenses, en distinguant les dépenses de transfert, de fonctionnement ou d’investissement), des politiques d’accompagnement (principalement de la capacité de la politique monétaire à baisser ses taux directeurs pendant les cures d’austérité), et de l’environnement macroéconomique et financier (notamment du taux de chômage, des politiques budgétaires menées par les partenaires commerciaux, de l’évolution du taux de change et de l’état du système financier).  En temps de crise, les multiplicateurs budgétaires sont beaucoup plus élevés, au moins 1,5 pour le multiplicateur de dépenses de transfert, contre presque 0 à long terme en temps normal. La raison en est assez simple : en temps de crise, la paralysie du secteur bancaire et son incapacité à fournir le crédit nécessaire aux agents économiques pour faire face à la chute de leurs revenus ou à la dégradation de leurs bilans oblige ces derniers à respecter leur contrainte budgétaire, non plus intertemporelle, mais instantanée. L’impossibilité de généraliser des taux d’intérêt nominaux négatifs (la fameuse « Zero Lower Bound ») empêche les banques centrales de stimuler les économies par des baisses supplémentaires de taux d’intérêt, ce qui renforce l’effet multiplicateur pendant une cure d’austérité.
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Si les multiplicateurs budgétaires sont plus élevés en temps de crise, la réduction raisonnée de la dette publique implique le report des politiques budgétaires restrictives. Il faut d’abord sortir de la situation qui provoque la hausse du multiplicateur, et dès que l’on est à nouveau dans une situation « normale », réduire la dette publique par une politique budgétaire restrictive. Ceci est d’autant plus important que la réduction d’activité induite par la politique budgétaire restrictive peut l’emporter sur l’effort budgétaire. Pour une valeur du multiplicateur supérieure à 2, le déficit budgétaire et la dette publique, au lieu de baisser, peuvent continuer de croître malgré l’austérité. Le cas de la Grèce est à ce titre édifiant : malgré des hausses effectives d’impôts et des baisses effectives de dépenses, et malgré une restructuration partielle de sa dette publique, l’Etat grec est confronté à un endettement public qui ne décroît pas, loin de là, au rythme des restrictions budgétaires imposées. La « faute » en revient à la chute abyssale du PIB.

Le débat sur la valeur des multiplicateurs est ancien et a été réactivé dès le début de la crise[4].  Il a connu à la fin de l’année 2012 et au début de l’année 2013 une grande publicité puisque le FMI (par la voix d’O. Blanchard et D. Leigh) a interpellé la Commission européenne en montrant que ces deux institutions avaient, depuis 2008, systématiquement sous-estimé l’impact des politiques d’austérité sur les pays de la zone euro. La Commission européenne a recommandé des remèdes qui n’ont pas fonctionné et a appelé à les renforcer à chaque échec. C’est la raison pour laquelle les politiques budgétaires poursuivies en zone euro ont été une erreur d’appréciation considérable et sont la cause principale de la récession prolongée que nous traversons. L’ampleur de cette erreur peut être estimée à presque 3 points de PIB d’activité pour l’année 2013 (ou presque 3 points de chômage) : si l’austérité avait été reportée à des temps plus favorables, on aurait atteint le même ratio de dette par rapport au PIB à l’horizon imposé par les traités (en 2032), mais en bénéficiant d’un surcroît d’activité. Le coût de l’austérité depuis 2011 est ainsi de presque 500 milliards d’euros (le cumul de ce qui a été perdu en 2011, 2012 et 2013). Les presque 3 points de chômage supplémentaires en zone euro sont aujourd’hui ce qui nous expose au risque d’une déflation dont il sera très difficile de sortir.

Bien qu’elle suive ces débats sur la valeur du multiplicateur, la Commission européenne (et dans une certaine mesure le FMI) a développé une autre analyse pour justifier le choix de politique économique de la zone euro. Cette analyse conclut que les multiplicateurs budgétaires sont pour la zone euro et pour la zone euro seulement, négatifs en temps de crise. Suivant cette analyse, l’austérité aurait réduit le chômage. Pour aboutir à ce qui nous semble être un paradoxe, il faut accepter un contrefactuel particulier (ce qui se serait passé si l’on n’avait pas mené des politiques d’austérité). Par exemple, dans le cas de l’Espagne, sans efforts budgétaires précoces, les marchés financiers auraient menacé de ne plus prêter pour financer la dette publique espagnole. La hausse des taux d’intérêt exigés par les marchés financiers à l’Espagne aurait alors obligé son gouvernement à une restriction budgétaire brutale ; le secteur bancaire n’aurait pas résisté à l’effondrement de la valeur des actifs obligataires de l’Etat espagnol et le renchérissement du coût du crédit, dû à une fragmentation des marchés financiers en Europe, aurait provoqué en Espagne une crise sans commune mesure avec celle qu’elle a connue. Dans ce schéma d’analyse, l’austérité préconisée n’est pas le fruit d’un aveuglement dogmatique mais l’aveu d’une absence de choix. Il n’y aurait pas d’autre solution, et dans tous les cas, le report de l’austérité n’était pas une option crédible.

Accepter ce contrefactuel de la Commission européenne revient à accepter l’idée selon laquelle les multiplicateurs budgétaires sont négatifs. Cela revient aussi à accepter l’idée d’une domination de la finance sur l’économie ou, du moins, que le jugement sur la soutenabilité de la dette publique doit être confié aux marchés financiers. Toujours selon ce contrefactuel, une austérité précoce et franche permettrait de regagner la confiance des marchés et, en conséquence, éviterait la dépression profonde. En comparaison d’une situation de report de l’austérité, la récession induite par la restriction budgétaire précoce et franche donnerait lieu à moins de chômage et à plus d’activité. Cette thèse du contrefactuel nous a été ainsi opposée dans un séminaire de discussion du rapport iAGS 2014 organisé par la Commission européenne (DGECFIN), le 23 janvier 2014. Des simulations présentées à cette occasion illustraient le propos et concluaient que la politique d’austérité menée avait été profitable pour la zone euro, justifiant a posteriori la politique suivie. L’effort accompli a permis de mettre un terme à la crise des dettes souveraines en zone euro, condition préalable pour espérer sortir un jour de la dépression amorcée en 2008.

Dans le rapport iAGS 2014, rendu public en novembre 2013, nous répondions (par anticipation) à cette objection à partir d’une analyse très différente : l’austérité massive n’a pas permis de sortir de la récession, contrairement à ce qui avait été anticipé par la Commission européenne à l’issue de ses différents exercices de prévision. L’annonce des plans d’austérité en 2009, leur mise en place en 2010 ou leur renforcement en 2011 n’ont jamais convaincu les marchés financiers et n’ont pas empêché l’Espagne ou l’Italie d’avoir à faire face à des taux souverains de plus en plus élevés. La Grèce, qui a effectué une restriction budgétaire sans précédent, a projeté son économie dans une dépression bien plus profonde que la Grande Dépression, sans rassurer qui que ce soit. Les acteurs des marchés financiers comme tous les autres observateurs avisés ont bien compris que le remède de cheval ne pouvait que tuer le malade avant de le guérir. La poursuite de déficits publics élevés est en grande partie due à un effondrement de l’activité. La panique des marchés financiers face à une dette incontrôlée accentue la spirale de l’effondrement en augmentant la charge d’intérêt.

La solution ne consiste pas à préconiser plus d’austérité, mais à briser le lien entre la dégradation de la situation budgétaire et la hausse des taux d’intérêt souverains. Il faut rassurer les épargnants sur le fait que le défaut de paiement n’aura pas lieu et que l’Etat est crédible quant au remboursement de sa dette. S’il faut pour cela reporter le remboursement de la dette à plus tard, et si l’Etat est crédible dans ce report, alors, le report est la meilleure solution.

Pour assurer cette crédibilité, l’intervention de la Banque centrale européenne durant l’été 2012, la mise en marche du projet d’union bancaire, l’annonce du dispositif d’intervention illimitée de la BCE sous l’appellation d’OMT (Creel et Timbeau (2012)), conditionnelle à un programme de stabilisation budgétaire, ont été cruciales. Ces éléments ont convaincu les marchés, presque immédiatement, malgré leur flou institutionnel (notamment sur l’union bancaire et la situation des banques espagnoles, ou sur le jugement de la Cour constitutionnelle allemande à propos du montage européen), et bien que l’OMT ne soit qu’une option n’ayant jamais été mise en œuvre (en particulier, on ne sait pas ce que serait un programme de stabilisation des finances publiques conditionnant l’intervention de la BCE). En outre, au cours de l’année 2013, la Commission européenne a négocié avec certains Etats membres (Cochard et Schweisguth (2013)) des reports de l’ajustement budgétaire. Ce premier pas timide vers les solutions proposées dans les deux rapports iAGS a rencontré l’assentiment des marchés financiers sous la forme d’une détente des écarts de taux souverains en zone euro.

Contrairement à notre analyse, le contrefactuel envisagé par la Commission européenne, qui nie la possibilité d’une alternative, s’inscrit dans un cadre institutionnel[5] inchangé. Pourquoi prétendre que la stratégie macroéconomique doit être strictement conditionnée aux contraintes institutionnelles ? S’il faut faire des compromis institutionnels pour permettre une meilleure orientation des politiques économiques et parvenir in fine à une meilleure solution en termes d’emploi et de croissance, alors il faut suivre cette stratégie. Parce qu’elle n’interroge pas les règles du jeu en termes politiques, la Commission ne peut que se soumettre aux impératifs de rigueur. Cette forme d’entêtement apolitique aura été une erreur et, sans le moment « politique » de la BCE, la Commission nous conduisait dans une impasse. La mutualisation implicite des dettes publiques, concrétisée par l’engagement de la BCE à prendre toutes les mesures nécessaires pour soutenir l’euro (le « Draghi put »), ont modifié le lien entre dette publique et taux d’intérêt souverains pour chaque pays de la zone euro. Il est toujours possible d’affirmer que la BCE n’aurait jamais pris cet engagement si les pays n’avaient pas engagé la consolidation à marche forcée. Mais un tel argument n’empêche pas de discuter du prix à payer pour que le compromis institutionnel soit mis en place. Les multiplicateurs budgétaires sont bien positifs (et largement) et la bonne politique était bien le report de l’austérité. Il y avait une alternative et la politique poursuivie a été une erreur. C’est peut-être l’ampleur de cette erreur qui la rend difficile à reconnaître.

 


[1] Nous tenons à remercier Marco Buti pour son invitation à présenter le rapport iAGS 2014, ainsi que pour ses suggestions, et Emmanuelle Maincent, Alessandro Turrini et Jan in’t Veld pour leurs commentaires.

[2] L’impulsion budgétaire mesure l’orientation restrictive ou expansionniste de la politique budgétaire. Elle est calculée comme la variation du solde structurel primaire.

[3] Ainsi, pour un multiplicateur de 1,5, une restriction budgétaire de 1 milliard d’euros réduit l’activité de 1,5 milliard d’euros.

[4] Voir Heyer (2012) pour une revue récente de la littérature.

[5] Le cadre institutionnel est ici entendu au sens-large. Il ne s’agit pas seulement des institutions en charge des décisions de politique économique mais également des règles adoptées par ces institutions. L’OMT est un exemple de changement de règle adopté par une institution. Le renforcement des règles budgétaires est un autre facteur de changement de cadre institutionnel.




Programme de stabilité : la ligne manquante

par Eric Heyer

Le 17 avril dernier, le gouvernement a présenté son Programme de stabilité à l’horizon 2017 pour l’économie française. Pour les deux prochaines années (2013-2014), le gouvernement s’est calé sur les prévisions de la Commission européenne en prévoyant une croissance de 0,1 % en 2013 et 1,2 % en 2014.  Notre propos ici n’est pas de revenir sur ces prévisions, qui nous semblent par ailleurs trop optimistes, mais de discuter de l’analyse et des perspectives explicites, mais aussi implicites, pour la France que recèle ce document pour la période 2015-2017.

D’après le document fourni à Bruxelles, le gouvernement s’engage à maintenir sa stratégie de consolidation budgétaire tout au long du quinquennat. L’effort structurel s’atténuerait au fil des années pour ne représenter plus que 0,2 point de PIB en 2017, soit neuf fois moins que l’effort imposé aux citoyens et aux entreprises en 2013. Selon cette hypothèse, le gouvernement table sur un retour de la croissance de 2 % chaque année au cours de la période 2015-2017. Le déficit public continuerait à se résorber et atteindrait 0,7 point de PIB en 2017. Cet effort permettrait même d’arriver, pour la première fois depuis plus de 30 ans, à un excédent public structurel dès 2016 et qui atteindrait 0,5 point de PIB en 2017. De son côté, la dette publique franchirait un pic en 2014 (94,3 points de PIB) mais commencerait sa décrue à partir de 2015 pour s’établir en fin de quinquennat à 88,2 points de PIB, soit un niveau inférieur à celui qui prévalait à l’arrivée des socialistes au pouvoir (tableau 1). Il est à noter cependant que dans ce document officiel, rien n’est dit sur l’évolution prévue par le gouvernement du chômage induit par cette politique d’ici à la fin du quinquennat. Telle est la raison de notre introduction d’une ligne manquante dans le tableau 1.

En retenant des hypothèses similaires à celles du gouvernement sur la politique budgétaire ainsi que sur le potentiel de croissance et en partant d’un court terme identique, nous avons tenté de vérifier l’analyse fournie par le gouvernement et de la compléter en y intégrant l’évolution du chômage sous-jacente à ce programme.

Le tableau 2 résume ce travail : il indique que la croissance accélèrerait progressivement au cours de la période 2015-2017 pour dépasser les 2 % en 2017. Sur la période, la croissance serait en moyenne de 1,8 %, taux proche mais légèrement inférieur au 2 % prévu dans le programme de stabilité[1].

Fin 2017, le déficit public serait proche de la cible du gouvernement sans l’atteindre toutefois (1 point de PIB au lieu de 0,7 point de PIB). La dette publique baisserait également et reviendrait à un niveau comparable à celui de 2012.

Dans ce scénario, proche de celui du gouvernement, l’inversion de la courbe du chômage n’interviendrait pas avant 2016 et le taux de chômage s’établirait à la fin du quinquennat à 10,4 % de la population active, soit un niveau supérieur à celui qui prévalait au moment de l’arrivée de François Hollande au pouvoir.

Le scénario proposé par le gouvernement dans le Programme de stabilité apparaît optimiste à court terme et se trompe d’objectif à moyen terme. Sur ce dernier point, il paraît surprenant de vouloir maintenir une politique d’austérité après que l’économie soit revenue à l’équilibre structurel de ses finances publiques et alors que le taux de chômage grimpe au-dessus de son maximum historique.

Une stratégie plus équilibrée peut être envisagée : elle suppose que la zone euro adopte dès 2014 un plan d’austérité « raisonnable » visant à la fois un retour à l’équilibre structurel des finances publiques mais aussi la réduction du taux de chômage. Cette stratégie alternative consiste à revenir sur les impulsions budgétaires programmées et de les limiter, dans tous les pays de la zone euro, à 0,5 point de PIB[2]. Il s’agit-là d’un effort budgétaire qui pourrait s’inscrire dans la durée et permettre à la France, par exemple, d’annuler son déficit structurel en 2017. Par rapport aux plans actuels, il s’agit d’une marge de manœuvre plus importante qui permettrait de répartir le fardeau de l’ajustement de façon plus juste.

Le tableau 3 résume le résultat de la simulation de cette nouvelle stratégie. Moins d’austérité conduit à plus de croissance dans tous les pays. Mais, notre simulation tient compte aussi des effets de l’activité d’un pays sur les autres pays via le commerce extérieur. En 2017, dans le scénario « moins d’austérité », les finances publiques seraient dans la même situation que dans le scénario central, le supplément de croissance compensant la réduction de l’effort. En revanche, dans ce scénario, le chômage baisserait dès 2014 et se situerait en 2017 à un niveau comparable à celui de 2012.


[1] La différence de croissance peut provenir soit de la non prise en compte de l’impact via le commerce extérieur des plans d’austérité menés dans les autres pays partenaires, soit d’un multiplicateur budgétaire plus faible dans le Programme de Stabilité que dans notre simulation où il se situe aux alentours de 1. En effet, nous considérons que la mise en place dans une période de basse conjoncture, de politiques de restriction budgétaire appliquées simultanément dans l’ensemble des pays européens et alors que les marges de manœuvre de la politique monétaire sont très faibles (taux d’intérêt réel proche de zéro), concourt à élever la valeur du multiplicateur. Il existe d’ailleurs aujourd’hui un consensus large sur le fait que les multiplicateurs budgétaires à court terme sont élevés d’autant plus que le plein emploi est encore hors d’atteinte (voir Heyer (2012) pour une revue de la littérature sur les multiplicateurs).

[2] Cette stratégie a déjà été simulée dans des travaux antérieurs de l’OFCE comme celui de Heyer et Timbeau en mai 2012, de Heyer, Plane et Timbeau en juillet 2012 ou le rapport iAGS en novembre 2012.




Espagne : une stratégie perdant-perdant

par Danielle Schweisguth

A l’heure où le FMI reconnaît publiquement avoir sous-estimé l’impact négatif des ajustements budgétaires sur la croissance économique européenne, l’Espagne s’apprête à publier le chiffre de son déficit public pour 2012. Il devrait se situer autour de 8% du PIB en première estimation – mais pourrait être revu à la hausse comme ce fut le cas en 2011 – alors que l’objectif négocié avec la Commission européenne est de 6,3%. Tandis que la détresse sociale est à son comble, seul un retour durable de la croissance permettrait à l’Espagne de résoudre ses difficultés budgétaires par la hausse des rentrées fiscales. Or la politique de rigueur imposée par l’Europe retarde le retour de la croissance économique. Et le niveau du multiplicateur budgétaire espagnol, compris entre 1,3 et 1,8 selon nos estimations, rend inefficace la politique de restriction budgétaire puisqu’elle ne permet pas de réduire sensiblement le déficit et maintient le pays en récession.

A l’heure où le FMI reconnaît publiquement avoir sous-estimé l’impact négatif des ajustements budgétaires sur la croissance économique européenne – le fameux multiplicateur budgétaire – l’Espagne s’apprête à publier son déficit public pour l’année 2012. Ce dernier devrait se situer autour de 8% du PIB en première estimation, mais pourrait être revu à la hausse comme ce fut le cas en 2011. Si l’on exclut les aides financières versées au secteur bancaire qui ne sont pas prises en compte dans la procédure de déficit excessif, le déficit est réduit à 7% du PIB. Ce chiffre reste au dessus de l’objectif officiel de 6,3%, âprement négocié avec la Commission européenne. Rappelons que jusqu’en septembre 2011, l’objectif initial de déficit pour l’année 2012 était de 4,4% du PIB. Ce n’est qu’après la mauvaise surprise liée à la publication d’un déficit pour l’année 2011 de 8,5% (qui sera plus tard révisé à 9,4%) – largement au-dessus de l’objectif officiel pour 2011 de 6% du PIB – que le gouvernement nouvellement élu de Mariano Rajoy a demandé à la Commission européenne un premier assouplissement. L’objectif bruxellois de déficit a alors été fixé à 5,3% du PIB pour 2012. Puis en juillet 2012, les fortes tensions sur les taux souverains espagnols – ils s’approchaient des 7% – ont conduit le gouvernement à négocier avec la Commission un report de l’objectif de 3% en 2014 et un objectif de déficit de 6,3% du PIB en 2012.

Mais chercher à réduire le déficit public de 2,6 points de PIB alors que le cycle économique est très dégradé s’est avéré une stratégie inefficace et contre-productive. Aussi le résultat n’est pas à la hauteur des efforts engagés, pourtant loués par les autorités européennes à maintes reprises. L’accumulation de plans d’austérité d’ampleur historique pendant trois années consécutives (2010, 2011 et 2012) n’a conduit qu’à une très faible amélioration du solde budgétaire (tableau). Le déficit a été réduit de 3,2 points en trois ans, quand deux années de crise ont suffi pour qu’il se creuse de 13,3 points (de 2007 à 2009). L’impulsion budgétaire a été de -2,2 points de PIB en 2010, de -0,9 point en 2011 et de -3,3 points en 2012, soit 6,4 points de PIB d’efforts budgétaires cumulés (68 milliards d’euros). Mais la crise a précipité l’effondrement du marché immobilier et considérablement fragilisé le système bancaire. Depuis, le pays est plongé dans une profonde récession : le PIB recule de 5,7% depuis le premier trimestre 2008, ce qui le place à un niveau inférieur de 12% par rapport à son niveau potentiel (sous l’hypothèse d’une croissance potentielle de 1,5% par an) et le chômage frappe 26% de la population active et 56% des jeunes.

La dégradation de la situation économique de l’Espagne a fortement pesé sur les rentrées fiscales. Entre 2007 et 2011, les recettes fiscales espagnoles ont connu la chute la plus importante de tous les pays de la zone euro. De 38% du PIB en 2007, elles sont tombées à 32,4% en 2011, malgré les hausses de TVA (2 points en 2010 et 3 points en 2012), l’augmentation des taux d’imposition sur le revenu et la hausse des taxes foncières en 2011. Les hausses d’impôts successives n’ont que faiblement atténué l’effet dépressif de l’effondrement des assiettes fiscales. Les recettes de TVA enregistrent une chute vertigineuse de 41% en termes nominaux entre 2007 et 2012, tout comme l’impôt sur le revenu et la fortune (-45%). En comparaison, la baisse de la pression fiscale en zone euro a été beaucoup plus modeste : de 41,2% du PIB en 2007 à 40,8% en 2011. Enfin, l’envolée du chômage a mis à mal les comptes de la sécurité sociale qui sera déficitaire à hauteur de 1 point de PIB en 2012 pour la première fois de son histoire.

Pour compenser la chute des recettes fiscales, le gouvernement espagnol a dû prendre des mesures drastiques de restriction des dépenses pour tenter de respecter ses engagements : baisse de 5% du salaire des fonctionnaires puis  suppression de leur prime de Noël, gel des embauches dans la fonction publique et passage de la semaine de travail de 35 à 37 heures et demi (sans compensation salariale), passage de 65 à 67 ans de l’âge légal de la retraite et gel des pensions (2010), réduction des indemnités chômage pour les chômeurs de plus de sept mois et baisse des indemnités de licenciement de 45 jours par année d’ancienneté à 33 jours (20 si l’entreprise est déficitaire). Tandis que leur revenu stagnait ou baissait, les ménages espagnols ont été confrontés à une hausse considérable du coût de la vie : hausse de 5 points de la TVA, augmentation des tarifs de l’électricité (28% en deux ans et demi), hausse des taxes sur le tabac et baisse du taux de remboursement des médicaments (les retraités paieront 10% du prix et les actifs entre 40% et 60% selon leur revenu).

La situation sociale en Espagne est très préoccupante. La pauvreté a augmenté (de 23% de la population en 2007 à 27% en 2011 selon Eurostat) ; les ménages ne parvenant pas à payer leurs traites se font expulser de leur logement ; le chômage de longue durée a explosé (9% de la population active) ; les jeunes chômeurs forment une génération sacrifiée et les plus diplômés s’expatrient. La hausse de la TVA en septembre resserre la contrainte budgétaire des ménages : les dépenses alimentaires ont baissé en septembre et en octobre 2012 de respectivement 2,3% et 1,8% en glissement annuel. Par ailleurs le système sanitaire espagnol souffre des coupes budgétaires (-10% en 2012), qui conduisent à la fermeture des services d’urgence la nuit dans des dizaines de municipalités et à l’allongement des listes d’attente pour une intervention chirurgicale (de 50 000 personnes en 2009 à 80 000 en 2012), avec un délai d’attente moyen de près de 5 mois.

La détresse sociale est ainsi à son comble. Le mouvement des indignés a conduit des millions d’Espagnols dans la rue au cours de l’année 2012, dans des manifestations souvent violemment réprimées par les forces anti-émeutes. La région de Catalogne, la plus riche mais aussi la plus endettée d’Espagne, menace de faire sécession, au grand dam du gouvernement espagnol. Le gouvernement catalan a voté le 24 janvier une motion sur la souveraineté de cette région, premier pas d’un processus d’autodétermination qui pourrait déboucher sur un référendum en 2014.

Seul un retour durable de la croissance permettra à l’Espagne de résoudre ses difficultés budgétaires par la hausse des rentrées fiscales. Mais le durcissement des conditions de financement de la dette souveraine espagnole depuis l’été 2012 contraint le gouvernement à renforcer la politique de rigueur, ce qui retarde le retour de la croissance économique. Et la Commission européenne n’accepte de fournir une aide financière à l’Espagne qu’à la condition que celle-ci renonce, au moins partiellement, à sa souveraineté en matière budgétaire, ce à quoi le gouvernement de Mariano Rajoy ne se résigne toujours pas. L’initiative de la Commission européenne, dont les détails seront publiés au printemps, concernant l’exclusion des dépenses d’investissement du calcul du solde public pour les pays proches de l’équilibre budgétaire va dans le bon sens (El Pais). Mais cette règle ne s’appliquerait qu’aux sept pays où le déficit budgétaire est inférieur à 3% du PIB (l’Allemagne, le Luxembourg, la Suède, la Finlande, l’Estonie, la Bulgarie et Malte), laissant de côté les pays où la situation économique est la plus dégradée. La prise de conscience des drames sociaux qui se jouent derrière les médiocres performances économiques devrait conduire à une réflexion plus respectueuse des droits fondamentaux des citoyens européens. Par ailleurs, l’OFCE a montré dans le rapport iAGS 2013 qu’une stratégie de rigueur mesurée (restrictions budgétaires limitées à 0,5 point de PIB chaque année) est plus efficace du double point de vue de la croissance et de la réduction des déficits, pour les pays comme l’Espagne où les multiplicateurs budgétaires sont très élevés (entre 1,3 et 1,8 selon nos estimations).




Une revue récente de la littérature sur les multiplicateurs budgétaires : la taille compte !

Par Eric Heyer

Les multiplicateurs budgétaires à court terme sont-ils sous-estimés? La croyance que l’on peut réduire brutalement les déficits par une restriction budgétaire sans peser sur les perspectives d’activités, voire en les améliorant à moyen terme est-elle fondée ? C’est à cette interrogation que le FMI tente de répondre dans son dernier rapport sur les Perspectives mondiales. Le Fonds consacre un encadré à la sous-estimation des multiplicateurs budgétaires au cours de la crise de 2008. Alors qu’il les évaluait à un niveau proche de 0,5 en moyenne dans les pays développés jusqu’en 2009, le FMI les échelonnent aujourd’hui de 0,9 à 1,7 depuis la Grande récession.

Cette réévaluation de la valeur du multiplicateur, dont X. Timbeau propose une lecture intéressante sur la base d’un multiplicateur « apparent corrigé », s’appuie sur de nombreux travaux réalisés par des chercheurs du FMI sur la question et notamment celui de Batini, Callegari et Melina (2012). Dans cet article, les auteurs tirent trois enseignements sur la taille des multiplicateurs budgétaires en zone euro, aux Etats-Unis et au Japon :

  1. le premier est qu’une consolidation budgétaire graduelle et lissée est préférable à une stratégie de réduction des déséquilibres publics trop rapide et agressive.
  2. Le deuxième enseignement est que l’impact sur l’économie d’une consolidation budgétaire sera d’autant plus violent que l’économie se situe en récession : selon les pays étudiés, la différence est au minimum de 0,5 et peut aller au-delà de 2.  Ce constat se retrouve également dans une autre étude du FMI (Corsetti, Meier et Müller (2012)) et s’explique par le fait, qu’en « temps de crise » de plus en plus d’agents économiques (ménages, entreprises) sont soumis à une contrainte de liquidité à très court terme, entretenant la spirale récessive et empêchant la politique monétaire de fonctionner.
  3. Enfin, les multiplicateurs associés aux dépenses publiques sont très largement supérieurs à ceux observés sur les impôts : dans une situation récessive, à 1 an, ils s’échelonnent de 1,6 à 2,6 dans le cas d’un choc sur les dépenses publiques alors qu’ils sont compris entre 0,2 et 0,4 dans les cas d’un choc sur les impôts. Pour la zone euro par exemple, le multiplicateur à 1 an s’élève à 2,6 dans le cas de l’utilisation des dépenses publiques comme instrument de consolidation budgétaire et à 0,4 si l’instrument est l’impôt.

Les chercheurs du FMI ne sont pas les seuls à s’interroger sur le bien-fondé de cette stratégie de consolidation budgétaire alors que la crise économique persiste. Deux chercheurs de Berkeley, Alan J. Auerbach  et Yuriy Gorodnichenko corroborent, dans un working paper du NBER de 2012, l’idée selon laquelle les multiplicateurs sont supérieurs en récession qu’en phase d’expansion. Dans une deuxième étude publiée dans l’American Economic Journal, ces deux mêmes auteurs affirment qu’un choc sur la dépense publique aurait un impact 4 fois plus important sur l’activité s’il se réalise en basse conjoncture (2,5) plutôt qu’en haut de cycle économique (0,6). Ce résultat est confirmé sur données américaines par trois chercheurs de l’Université de Saint Louis à Washington (Fazzari et al (2011)) ainsi que par deux économistes de l’Université de Munich (Mittnik et Semmler (2012)). Cette asymétrie se retrouve également sur données allemandes dans le travail réalisé par un universitaire de Cambridge et un chercheur de la Deutche Bundesbank, Baum et Koester (2011).

De son côté, un chercheur de Stanford, Hall (2009), affirme quant à lui que la taille du multiplicateur double et s’élève à près de 1,7 lorsque le taux d’intérêt réel est proche de zéro, caractéristique d’une économie en bas de cycle comme cela est le cas aujourd’hui dans de nombreux pays développés. Ce constat est partagé par deux chercheurs de Berkeley et de Harvard, DeLong et Summers (2012), par deux chercheurs de la FED, Erceg et Lindé (2012), par ceux de l’OCDE (2009), par ceux de la  Commission Européenne (2012) et par des travaux théoriques récents (Christiano, Eichenbaum et Rebelo (2011), Woodford (2010)). Lorsque les taux nominaux sont bloqués par la condition de non nullité, les taux d’intérêts réels anticipés augmentent. La politique monétaire ne peut plus atténuer une restriction budgétaire et devient même restrictive et ce d’autant que les anticipations de prix s’ancrent sur la déflation.

Comme le notait déjà J. Creel sur ce blog, sur l’instrument à utiliser, entre dépenses publiques ou impôt, d’autres économistes du FMI associés à des confrères de la Banque centrale européenne (BCE), de la Réserve fédérale américaine (FED), de la Banque du Canada, de la Commission européenne (CE) et de l’Organisation pour la coopération et le développement économique (OCDE), ont comparé leurs évaluations dans un article publié en janvier 2012 dans American Economic Journal : Macroeconomics (Coenen G. et alii (2012)). Selon ces 17 économistes, sur la base de 8 modèles macroéconométriques différents (principalement des DSGE) pour les Etats-Unis, et de 4 modèles pour la zone euro, la taille de nombreux multiplicateurs est grande, particulièrement pour les dépenses publiques et les transferts ciblés. Ainsi, les effets multiplicateurs dépassent l’unité si la stratégie porte sur la consommation publique ou les transferts ciblés sur des agents spécifiques et sont supérieurs à 1,5 sur l’investissement public. Pour les autres instruments, les effets restent positifs mais compris entre 0,2 pour les impôts sur les sociétés à 0,7 pour les impôts sur la consommation. Ce constat est également partagé par la Commission Européenne (2012) qui indique que le multiplicateur budgétaire est plus important si la consolidation est fondée sur les dépenses publiques, et l’investissement public en particulier. Ces résultats confirment ceux publiés 3 ans auparavant par l’OCDE (2009) ainsi que ceux réalisés par des économistes de la banque d’Espagne pour la zone euro (Burriel et al (2010)) ou par la Deutche Bundesbank sur données allemandes (Baum et Koester (2011)). Sans infirmer ce résultat, l’étude de Fazzari et al (2011) introduit toutefois une nuance : selon leurs travaux, le multiplicateur associé aux dépenses publiques serait bien supérieur à celui observé sur les impôts mais uniquement lorsque l’économie se situe en bas de cycle. Ce résultat s’inverserait dans une situation de croissance plus favorable.

Par ailleurs, des chercheurs de la London School of Economics (LSE) et de l’université de Maryland, Ilzetzki, Mendoza et Vegh (2009) mettent en avant dans leurs évaluations sur l’économie américaine, une valeur du multiplicateur budgétaire forte pour l’investissement public (1,7) et supérieure à celle obtenue avec la consommation publique. Ce résultat est proche de celui obtenu par d’autres chercheurs du FMI (Freedman, Kumhof, Laxton et Lee (2009)).

Dans la littérature récente, seuls les travaux d’Alesina, économiste à Harvard, semblent contredire ce dernier point : en observant 107 plans de consolidation budgétaire, menée dans 21 pays de l’OCDE au cours de la période 1970-2007, Alesina et ses co-auteurs (Ardagna en 2009 et Favero et Giavazzi en 2012), en déduisent que d’une part  les multiplicateurs peuvent être négatifs et d’autre part que les consolidations budgétaires axés sur les dépenses sont associés à des récessions mineures et de courte durée alors que celles fondées sur l’impôt sont associés à une récession et profonde et prolongée. Outre l’importance accordée à des expériences particulières de restriction budgétaire (pays scandinaves, Canada) et qui ne se retrouvent pas lorsqu’on inclut l’ensemble des expériences de restriction (ou d’expansion) budgétaire, les travaux empiriques d’Alesina et al souffrent d’un problème d’endogénéité dans la mesure de la restriction budgétaire. La notion d’impulsion narrative permet d’éviter cette endogénéité. Par exemple, lors d’une bulle immobilière (et plus généralement en cas de forts gains en capital), le surplus de recettes fiscales lié aux transactions immobilière se traduit par une baisse du déficit structurel, ces recettes n’étant pas conjoncturelles (au sens où l’élasticité des recettes au PIB devient très supérieure à 1). Sont associés alors une phase d’expansion (en lien avec la bulle immobilière) et une réduction du déficit structurel, renforçant artificiellement la thèse selon laquelle réduction du déficit public peut entraîner une hausse de l’activité, alors que la causalité est inverse.

A l’exception des travaux d’Alesina, un large consensus émerge des derniers travaux théoriques et empiriques existants dans la littérature économique : une politique de consolidation budgétaire est préférable en période de reprise de l’activité et est pernicieuse voire inefficace lorsque l’économie est à l’arrêt ; si celle-ci doit être menée en période de basse conjoncture, une augmentation des impôts serait moins néfaste à l’activité qu’une réduction des dépenses publiques… des préconisations qui figuraient dans Creel, Heyer et Plane (2011).

 




Pourquoi la croissance française est-elle révisée à la baisse ?

par Bruno Ducoudré et Eric Heyer

Dans ses prévisions d’octobre 2012, l’OFCE a révisé ses prévisions de croissance pour 2012 et 2013. De la même façon, les grands instituts internationaux, l’OCDE, le FMI et la Commission européenne, révisent régulièrement leurs prévisions de croissance pour intégrer l’information nouvellement disponible. L’analyse de ces révisions de prévisions est particulièrement intéressante en ce sens qu’elle révèle l’utilisation par ces institutions de multiplicateurs budgétaires faibles lors de l’élaboration des prévisions. Dit autrement, l’impact récessif des politiques budgétaires serait sous-estimé par l’OCDE, le FMI et la Commission européenne, conduisant à des révisions importantes des prévisions de croissance, comme en attestent les revirements spectaculaires du FMI et de la Commission européenne sur la taille des multiplicateurs.

Le graphique 1 montre ainsi qu’entre la prévision réalisée en avril 2011 et la dernière prévision disponible, le gouvernement, comme l’ensemble des instituts, ont révisé très fortement à la baisse leur prévision de croissance pour la France.

C’est que dans le même temps les politiques d’austérité ont été renforcées, particulièrement en zone euro. Les pays européens se sont en effet engagés dans leur programme de stabilité à retourner en 3 ans à des finances publiques équilibrées. Contrairement aux années précédant la crise, le respect de ces engagements est considéré comme la condition nécessaire, voire suffisante, à la sortie de crise. Par ailleurs, dans un contexte financier incertain, être le seul État à ne pas respecter sa promesse de consolidation budgétaire serait sanctionné immédiatement par les marchés (hausse des taux souverains, dégradation de sa note, amende de la part de la Commission européenne, contagion implicite des défauts souverains). Mais en tentant de réduire leurs déficits brutalement et de façon synchrone, les gouvernements des pays européens induisent de nouveaux ralentissements de l’activité.

Un cercle vicieux s’installe : à chaque révision à la baisse de leurs prévisions de croissance pour 2012, les gouvernements européens mettent en place de nouveaux plans d’austérité pour tenir leurs engagements de déficit public. Cela a été le cas en France, mais surtout en Italie qui a multiplié par près de trois son effort budgétaire et en Espagne qui est désormais engagée dans la plus forte cure d’austérité des grands pays européens.

Selon nos évaluations (c’est-à-dire en utilisant un multiplicateur de 1), pour l’économie française, la succession de plans d’économie budgétaire au niveau national a conduit à une révision de -1,1 point de la croissance entre avril 2011 et octobre 2012 (passage d’un impact de -0,5 à -1,6 point de PIB). Au cours de la même période, ce mécanisme étant à l’œuvre chez nos partenaires commerciaux, cela a induit une révision de 0,9 point à la croissance française via le commerce extérieur (passage de -0,5 à -1,4 point de PIB) (graphique 2).

Au total, pour l’année 2012, les révisions de l’OFCE pour l’économie française s’expliquent par la seule surenchère de mesures d’économies annoncée au cours des 12 derniers mois, qu’elle soit nationale ou appliquée chez nos pays partenaires (tableau 1).

En dehors de cette surenchère d’austérité, notre diagnostic sur l’économie française n’a que très peu évolué au cours des 18 derniers mois : sans elle, nous aurions même revu légèrement à la hausse notre prévision de croissance (0,4 %).




Moins d’austérité = plus de croissance et moins de chômage

Eric Heyer et Xavier Timbeau

La Commission européenne vient de publier ses prévisions de printemps et anticipe une récession (légère selon les mots de la Commission, -0,3% tout de même) en 2012 pour la zone euro, rejoignant ainsi l’analyse de la conjoncture de l’OFCE de mars 2012. L’austérité budgétaire brutale engagée en 2010, accentuée en 2011 et encore durcie en 2012 dans pratiquement tous les pays de la zone euro (à l’exception notable de l’Allemagne, tableau 1 et 1 bis) pèse lourdement sur l’activité en zone euro. En 2012, l’impulsion négative en zone euro, combinaison de hausses d’impôt ou de réduction du poids des dépenses dans le PIB, dépasse 1,5 point de PIB. Dans une situation budgétaire dégradée (de nombreux pays de la zone euro ont un déficit supérieur à 4 % en 2011) et afin de pouvoir continuer à emprunter à un coût raisonnable, la stratégie d’une réduction à marche forcée des déficits s’est imposée.

 

 

 

Cette stratégie s’est appuyée sur des annonces de retour au seuil de 3% pour l’année 2013 ou 2014 puis d’un déficit public nul dès 2016 ou 2017 pour une majorité de pays. Cependant, les objectifs sont apparemment trop ambitieux puisqu’aucun pays ne tiendrait ses objectifs pour l’année 2013. La raison en est que le ralentissement de l’activité compromet les rentrées de recettes fiscales nécessaires pour le rétablissement budgétaire. Une prise en compte trop optimiste des effets de la restriction budgétaire sur l’activité (ce que l’on appelle le multiplicateur budgétaire) conduit à se fixer des objectifs irréalistes et à constater que les prévisions de croissance du PIB doivent in fine être systématiquement revues à la baisse. La Commission européenne revoit ainsi ses prévisions de printemps de 0,7 point en baisse pour la zone euro en 2012 par rapport aux prévisions de l’automne 2011. Il existe pourtant aujourd’hui un consensus large sur le fait que les multiplicateurs budgétaires à court terme sont élevés et ce d’autant plus que le plein emploi est encore hors d’atteinte (là encore, de nombreux auteurs rejoignent des analyses faites à l’OFCE). En sous-estimant la difficulté à  atteindre des cibles inaccessibles, les pays de la zone euro se sont enfermés dans une spirale où la nervosité des marchés financiers est le moteur d’une austérité toujours plus grande.

Le chômage augmente encore en zone euro alors même qu’il n’a pratiquement pas cessé d’augmenter depuis 2009. La dégradation cumulée de l’activité économique compromet aujourd’hui la légitimité du projet européen et le remède de cheval menace la zone euro de dislocation.

Que se passerait-il si la zone euro changeait de cap dès 2012 ?

Supposons que les impulsions budgétaires négatives soient de -0,5 point de PIB au lieu des -1,8 point prévu au total dans  la zone euro). Cet effort budgétaire moindre pourrait être répété jusqu’à ce que le déficit public ou la dette publique atteigne un objectif à définir. Par rapport aux plans actuels, parce que l’effort est plus mesuré, le fardeau de l’ajustement pèserait de façon plus juste sur les contribuables de chaque pays, évitant l’écueil des coupes sombres dans les budgets publics.

Le tableau 2 résume le résultat de cette simulation. Moins d’austérité conduit à plus de croissance dans tous les pays (tableau 2 bis) et ce d’autant plus que la restriction budgétaire annoncée pour 2012 est forte. Notre simulation tient compte également des effets de l’activité d’un pays sur les autres pays via le commerce extérieur. Ainsi, l’Allemagne, qui ne change pas son impulsion budgétaire dans notre scénario, voit sa croissance supérieure de 0,8 point en 2012.


Dans le scénario « moins d’austérité », le chômage baisserait au lieu de continuer à augmenter. Dans tous les pays, sauf la Grèce, le déficit public serait réduit en 2012 par rapport à 2011. Certes, cette  réduction serait moindre que dans le scénario initial dans quelques pays, notamment ceux qui ont annoncé des impulsions négatives très fortes (l’Espagne, l’Italie, l’Irlande, le Portugal et … la Grèce) et qui sont ceux qui subissent le plus la défiance des marchés financiers. A l’inverse dans certains pays, comme en Allemagne ou aux Pays-Bas, le déficit public se réduirait plus que dans le scénario initial, l’effet indirect positif d’une croissance plus forte l’emportant sur l’effet direct d’une moindre rigueur budgétaire. Pour la zone euro dans son ensemble, le déficit public serait de 3,1 points de PIB contre 2,9 points dans le scénario initial. Une différence faible en regard d’une dynamique de croissance plus favorable (2,1 %) et d’une baisse du chômage (-1,2 point, tableau 2) au lieu d’une hausse dans le scénario initial.

La clef du scénario « moins d’austérité » est de permettre aux pays les plus en difficulté, et donc les plus contraints à une rigueur qui précipite leurs économies dans une spirale redoutable, d’adopter une réduction plus lente de leurs déficits. La zone euro est coupée en deux camps. D’un côté, il y a ceux qui réclament une austérité forte et brutale pour rendre crédible la soutenabilité des finances publiques et qui ont sous estimé ou ignoré délibérément les conséquences pour la croissance ; de l’autre, ceux qui, comme nous, recommandent moins d’austérité pour préserver plus de croissance et un retour au plein emploi. Les premiers ont failli : la soutenabilité des finances publiques n’est pas assurée et la récession et le défaut d’un ou plusieurs pays guettent. La seconde stratégie est la seule voie de retour à la stabilité sociale, économique mais aussi budgétaire puisqu’elle concourt à la soutenabilité des finances publiques par un meilleur équilibre entre restriction budgétaire et croissance et emploi, comme nous l’avons proposé dans une lettre au nouveau président de la République française.

 





Lettre au Président de la République française, François Hollande

par Jérôme Creel, Xavier Timbeau et Philippe Weil

Le 15 mai 2012, nous adressions une lettre au Président de la République française pour faire part de nos craintes sur la poursuite de politiques de restriction budgétaire entamant le potentiel de croissance de l’Union européenne. Nous proposions un Pacte budgétaire intelligent, un Smart Fiscal Compact. La lettre initiale a été préparée en anglais, car elle s’inscrit dans le cadre d’un débat résolument européen. En voici la traduction française.

Monsieur le Président,

La France et l’Union européenne sont à un tournant économique critique. Le chômage est élevé, la perte d’activité  induite par la crise financière depuis 2008 n’est pas résorbée et vous avez promis, dans ce contexte dégradé, d’éradiquer les déficits publics français d’ici 2017.

Votre prédécesseur s’était engagé à atteindre le même objectif, quoiqu’un peu plus tôt, en 2016 et votre campagne a été marquée par la priorité que vous avez donnée à faire participer les plus riches à l’effort fiscal. Cette différence est importante et elle a probablement pesé dans le résultat final mais, d’un point de vue macroéconomique, elle reste secondaire tant que le long terme de l’économie européenne et française ne dépend pas de son court terme.

Selon la macroéconomie standard qui a longtemps constitué le cadre de la politique économique, les multiplicateurs budgétaires sont positifs dans le court terme mais nuls dans le long terme, long terme déterminé par la productivité et l’innovation. Dans ce cadre, réduire les déficits à un rythme moins soutenu allège un peu le fardeau dans l’immédiat mais ne change rien à long terme. Au bout du compte, l’austérité est la seule solution pour réduire durablement le ratio dette sur PIB et elle est douloureuse – très douloureuse même. Notons en effet que :
•    La fable selon laquelle les multiplicateurs à court terme pourraient être négatifs a définitivement été éventée. Une restriction budgétaire a un impact négatif sur l’activité, sauf dans le cas très particulier d’une petite économie ouverte qui, en régime de changes flexibles mène une politique monétaire accommodante, ce qui est loin de pouvoir s’appliquer à la France d’aujourd’hui. Parce que la France de 2012 n’est pas la Suède de 1992, la perspective d’un meilleur état futur des finances publiques n’est pas à même de compenser les effets récessifs directs et immédiats d’une restriction fiscale.
•    Si, comme le dit le FMI, la crise financière a durablement réduit l’activité économique, alors le déficit public que connaît la France est structurel – pas conjoncturel. Dans ce cas de figure, la seule solution est une restriction budgétaire pour assurer la soutenabilité à long terme.
•    Par ailleurs, il existe désormais un consensus sur le fait que les multiplicateurs budgétaires de court terme sont élevés en bas de cycle et plus faible en haut de cycle. Ainsi, laisser croître la dette en période faste et chercher à réduire les déficits en période de ralentissement est très coûteux.

Cette analyse est cependant périmée car il semble de plus en plus évident que la crise financière a profondément changé le contexte macroéconomique. Les multiplicateurs budgétaires y sont toujours positifs à court terme mais ne sont pas nuls à long terme à cause de deux effets contradictoires :
•    Le premier est le cauchemar des dirigeants français et européens, alimenté par le travail historique de Carmen Reinhart et de Kenneth Rogoff et illustré par les difficultés que l’Italie, l’Espagne ou la Grèce ont rencontrées lorsqu’il a fallu refinancer leur dette publique. Dans ce cauchemar, le pire se produirait après que le rapport de la dette au PIB aurait franchi un seuil  se situant autour de 90%. Passé ce seuil, les investisseurs réaliseraient brutalement qu’il n’y a plus de moyen facile de ramener la dette à un niveau contrôlable sans inflation ou sans répudiation. Ils exigeraient alors des taux plus élevés pour couvrir ce risque, impliquant une dégradation des comptes publics et alimentant l’effet “boule de neige” sur la dette. La restriction budgétaire qui  serait alors imposée par la dégradation des conditions de financement achèverait de creuser la récession – validant ainsi les doutes des investisseurs sur la soutenabilité des finances publiques. Le franchissement du seuil déclencherait une spirale irréversible. Pour l’éviter, il faudrait s’infliger immédiatement une restriction budgétaire conséquente pour en éviter une future encore plus considérable. Dans ce schéma, notre salut (économique) passerait par un changement radical et immédiat de cap pour échapper à la tempête qui s’annonce.
•    Mais il existe un danger symétrique : dans un contexte de finances publiques dégradées non pas par le laxisme budgétaire (ce qui exclut la Grèce) mais par la crise financière de 2008, une restriction budgétaire maintenant peut provoquer un effondrement social, politique ou économique ou détruire durablement la capacité productive. La restriction budgétaire ne serait donc pas simplement récessive à court terme mais également à long terme. L’expansion budgétaire serait alors une condition nécessaire pour la prospérité à long terme et la soutenabilité des finances publiques. Dans ce schéma, notre salut exigerait que nous gardions le cap dans la tempête.

Monsieur le Président, la pertinence de votre stratégie visant à « équilibrer les comptes publics en 2017 » dépend celui de ces deux écueils que vous considérerez comme le plus menaçant ou inéluctable. Devez-vous craindre que la négligence budgétaire finisse toujours par se payer au prix fort ou devez-vous redouter par-dessus tout qu’une rigueur brutale compromette le futur de notre économie et n’alimente frustrations et désespoirs ?

Pour répondre à ces questions redoutables, les préjugés ou l’idéologie sont de mauvais conseils. Nous vous pressons au contraire de considérer les éléments les plus factuels :

•    Les notations des dettes souveraines de pays dont les déficits et les dettes publics sont considérables, comme les Etats-Unis et le Royaume-Uni, ont été dégradées par les agences de notation sans conséquence particulière. Votre prise de fonctions ne s’est pas, elle non plus, traduite par une dégradation des conditions de financement de l’Etat.  Ceci laisse à penser que les marchés comprennent mieux, semble-t-il, que certains dirigeants, que le problème principal des finances publiques européennes n’est ni la dette ni les déficits mais bien la gouvernance de la zone euro et ses politiques monétaire et budgétaire. Un prêteur en dernier ressort — il n’y en a pas en zone euro —résoudrait facilement et directement les crises de dette souveraine. L’objection voulant que cela forcerait la Banque centrale européenne à monétiser les dettes publiques, en violation de ses statuts et de son objectif de stabilité des prix, ne tient pas. La simple possibilité d’une monétisation réduirait en effet la prime de risque et en éliminerait la nécessité, de sorte qu’il n’y aurait plus de panique autoréalisatrice sur le financement d’un Etat et de crise de dette souveraine italienne, espagnole, voire française.
•    En outre, Ugo Panizza et Andrea Presbitero ont montré qu’il n’existe pas de preuve historique convaincante que la réduction de la dette engendre une croissance plus forte. Dès lors, l’affirmation courante selon laquelle la réduction de la dette publique est un prérequis à la reprise de l’activité est au mieux une corrélation, au pire fallacieuse, mais en aucun cas une causalité impliquée par les données.
•    Vingt années de stagnation au Japon nous rappellent que la déflation est un piège durable et délétère. La sous-activité pousse les prix inexorablement à la baisse. Paul Krugman et Richard Koo ont montré comment les taux d’intérêt réels anticipés enclenchent une spirale de désendettement lorsque les anticipations de prix se verrouillent sur la déflation. Si de surcroît, la déflation des bilans touche le secteur bancaire, l’effondrement du crédit nourrit la contraction.
•    Un des effets pervers de l’austérité budgétaire découle de la destruction de capital humain par de longues périodes de chômage. Les cohortes de jeunes qui entrent sur un marché du travail dégradé prendront un mauvais départ qui les marquera durablement. Plus longtemps le taux de chômage persistera au-dessus de son niveau d’équilibre, plus profondes seront les frustrations issues d’un avenir bouché.
•    Au-delà du capital humain, les entreprises sont le lieu d’accumulation d’une grande variété  de capital, allant du capital social aux actifs immatériels produit par la R&D. Philippe Aghion et d’autres ont montré qu’à travers ce canal la volatilité de court terme de l’activité avait un impact (négatif) sur le potentiel de croissance. Dans un monde compétitif, le sous-investissement en R&D se traduit par des pertes de parts de marché. En rendant l’activité plus volatile, la restriction budgétaire pèse ainsi durablement sur le potentiel de croissance.
•    Ce qui est vrai pour l’investissement dans les actifs immatériels privés l’est encore plus en ce qui concerne les actifs immatériels publics, c’est-à-dire des actifs qui génèrent des flux de biens publics que les incitations individuelles peinent à produire. Les règles d’or habituellement évoquées négligent ce type d’actifs dont la comptabilité est par nature complexe. En conséquence, la recherche d’une réduction prompte des déficits se fait bien souvent aux dépens des investissements dans ces actifs publics immatériels, bien qu’ils aient une profitabilité (sociale) élevée et qu’ils seront essentiels lorsqu’il s’agira d’assurer la transition la moins brutale possible vers une économie plus économe en carbone.

Sur la base de ces constats, nous prenons la liberté de vous suggérer une stratégie en quatre points :

1.    Vous devez affirmer que l’austérité budgétaire est mauvaise à la fois à court terme et à long terme. Il faut rappeler à Madame Merkel que, par conséquent, la plus grande prudence s’impose quand on prône la rigueur.
2.    Ralentir le rythme auquel la restriction budgétaire est infligée aux pays de l’Union européenne est essentiel  aussi bien pour réduire le chômage dans le court terme que pour maintenir la prospérité à long terme. Sans prospérité de long terme, la réduction des ratios de dette sur PIB sera impossible sauf à accepter inflation et répudiation.
3.    Vous devez reconnaître que les peurs de votre prédécesseur étaient fondées : sans un prêteur de dernier ressort ou sans mutualisation des dettes publiques, une rigueur budgétaire moins déterminée expose à un risque de hausse des taux d’intérêt souverains en déclenchant une anxiété autoréalisatrice. L’exemple des Etats-Unis nous montre que le meilleur moyen de traiter ce risque est d’avoir une banque centrale bien armée qui agit comme un prêteur de dernier ressort. Il faut donc une modification rapide du traité de Maastricht dans ce sens. Amender les objectifs de la BCE en intégrant la préoccupation de la croissance est secondaire.
4.    Madame Merkel a raison de croire qu’une banque centrale qui sauve les Etats de la faillite est la porte ouverte à l’aléa moral. Vous devez donc accepter, en contrepartie de la modification des statuts de la banque centrale, qu’un pacte budgétaire (le Fiscal Compact) gouverne les finances publiques européennes. Mais vous devez lutter pour un pacte « intelligent », un Smart Fiscal Compact (SFC). Ce SFC doit renforcer la soutenabilité des finances publiques dans un monde où le long terme n’est pas écrit et invariant à l’avance et dépend de la trajectoire économique dans le court terme. Il doit s’appuyer sur des institutions européennes légitimes investies du pouvoir de contrôler et de veiller au respect des engagements budgétaires de chaque pays. Cette tâche nécessitera du pragmatisme et une solide approche empirique de l’économie plutôt que de la numérologie budgétaire ou les règles simplistes qui sont pour l’instant prévues.

Ne pas réduire les déficits publics en Europe conduira à une débâcle. Les réduire brutalement est la voie la plus sûre vers le désastre. Croire que de vieilles astuces comme la dérégulation du marché du travail stimuleront la croissance est illusoire, comme nous le rappelle l’OIT dans son dernier rapport. Le risque de bouleversements et basculements soudains dans les modes de fonctionnement économiques ou sociaux interdit les demi-mesures. La montée rampante de déséquilibres de long terme oblige à des actions rapides. Ce qui est vrai pour la France est encore plus vrai pour nos partenaires : l’ensemble des membres de l’Union européenne ont un besoin impératif de marges de manœuvres immédiates, sans quoi le futur risque bien d’être fort compromis.

Nous espérons, Monsieur le Président, que vous trouverez utiles ces quelques suggestions et nous vous prions de bien vouloir agréer l’expression de notre respectueuse considération.




Plaidoyer pour un pacte de croissance : beaucoup de bruit pour cacher un désaccord persistant

par Jean-Luc Gaffard et Francesco Saraceno

L’insistance mise sur la nécessité de compléter la rigueur budgétaire par des mesures susceptibles de relancer la croissance, pour une part induite par le débat électoral en France, est une bonne nouvelle, entre autre parce qu’elle représente la tardive reconnaissance que l’austérité est en train d’imposer un prix trop élevé aux pays du sud de l’Europe.

Cependant, invoquer la croissance n’a rien de nouveau et peut rester sans contenu réel. Déjà à la suite d’une intervention du gouvernement français, le pacte de stabilité était devenu en 1997 le pacte de stabilité et de croissance. Sans véritable conséquence sur la nature d’une stratégie tout entière tournée vers l’application de règles strictes en matière monétaire et budgétaire et la recherche de davantage de flexibilité dans le fonctionnement des marchés.

La semaine dernière, Mario Draghi, ou encore Manuel Barroso et Mario Monti se sont montrés inquiets par la récession enregistrée notamment en Espagne, au Portugal, aux Pays-Bas et en Grande-Bretagne, mais aussi soucieux de répondre formellement à la demande qui pourrait venir du nouveau gouvernement français. Aussi plaident-ils pour que soit négocié un pacte de croissance, mais en prenant soin de rappeler qu’il doit consister dans un engagement commun à effectuer les réformes structurelles là où elles n’ont pas encore été faites. Cette position rappelle la lettre de onze premiers ministres, aux autorités européennes  en février dernier. Autrement dit, rien ne change dans la doctrine qui commande les choix de politique économique en Europe : la croissance ne peut être obtenue que par des reformes structurelles notamment des marchés du travail.

Cette position est pourtant doublement critiquable. Il n’est pas sûr, en premier lieu, que ces réformes structurelles soient efficaces, à moins d’être utilisées dans un esprit non coopératif pour améliorer la compétitivité du pays qui s’y livre au détriment de ses partenaires commerciaux, comme a pu le faire l’Allemagne avec les réformes Hartz. En second lieu, des réformes généralisées, y compris lorsqu’elles sont justifiées en termes de croissance de long terme, auraient dans un premier temps un impact récessif sur la demande[1], et donc sur l’activité. Elles ne peuvent donc répondre à ce qui est une exigence immédiate et prioritaire, à savoir enrayer la récession en train de se généraliser.

Le véritable défi auquel sont confrontés les Européens est bien de concilier le court et le long terme. La solution proposée jusqu’ici, une austérité budgétaire généralisée qui rétablirait la confiance des acteurs privés, et que viendraient compléter ces réformes structurelles censées augmenter le taux de croissance potentiel, ne marche simplement pas. Le prouvent les évolutions observées en Grèce, mais aussi au Portugal et en Irlande, élèves modèles des plans de sauvetage européens, ainsi qu’en Grande-Bretagne, en Italie et en Espagne. Les multiplicateurs budgétaires restent fermement keynésiens (voir Christina Romer, et Creel, Heyer et Plane), et les effets dits « non-keynésiens » sur les anticipations sont limités ou inexistants.

La croissance ni ne se décrète ni ne s’établit instantanément, contrairement à la spirale déflation-austérité dans laquelle s’enlisent aujourd’hui de plus en plus de pays européens.

Elle n’a de chances de se concrétiser que si la consolidation budgétaire n’est ni immédiate ni drastique. En fait, si la consolidation imposée aux pays en difficulté est étalée dans le temps (au delà de l’horizon 2013 qui sera en tout état de cause impossible à atteindre) et si une  politique budgétaire plus expansionniste est conduite dans les pays en mesure de le faire de manière à ce que, au niveau européen, l’effet global soit au moins neutre ou mieux expansionniste. Cette stratégie  ne serait pas forcément sanctionnée par les marchés qui ont montré dans un passé récent qu’ils étaient sensibles à l’exigence de croissance. Dans le cas contraire, des mesures devraient être prises par la BCE pour échapper à la contrainte qu’ils exercent. Ce soutien à court terme doit s’accompagner d’un effort substantiel à moyen terme d’investissement réalisé dans le cadre de programmes industriels européens financés par l’émission d’euro-obligations, et donc par un budget européen enfin de taille appropriée aux tâches de l’Union. Cette façon d’articuler et coordonner les choix à court et moyen terme serait un pas important vers la mise en place d’une structure fédérale seule à même de permettre la résolution de la question européenne.

 


[1] R.M. Solow, Introduction à Solow R.M. Ed. (2004) Réformes structurelles et politique macroéconomique, Paris : Economica (Traduction de Structural Reforms and Macroeconomic Policy, London : Macmillan).