Le Green Deal dans l’agriculture (II) : enjeux de souveraineté et de soutenabilité environnementale

Sandrine Levasseur

Le 30 janvier 2023, l’OFCE a organisé une Conférence-débat sur le thème du « Green Deal dans l’agriculture » . L’objectif était d’aborder les principaux enjeux du Pacte vert européen en faisant se côtoyer divers experts académiques (Jacques Le Cacheux, Université de Pau ; Hervé Guyomard, INRAE ; Christophe Bureau, AgroParisTech ; Carine Barbier, CNRS-CIRED; une représentante de la Commission européenne Marion Maignan, et un représentant du monde agricole Guillaume Cabot du syndicat des Jeunes Agriculteurs). Cette matinée, fructueuse, a donné lieu à un appel à contributions pour publication dans La Revue de l’OFCE. Quatre articles en sont l’aboutissement et constituent le dossier « Agriculture européenne : enjeux de souveraineté et de soutenabilité environnementale ».

Au regard des manifestations d’agriculteurs qui ont débuté en janvier 2024 en France et dans plusieurs pays de l’Union européenne, ce dossier revêt une actualité toute particulière. Nul doute aussi qu’au Salon international de l’Agriculture qui se déroule à Paris du 24 février au 2 mars 2024, les discussions à propos du Green Deal seront très présentes.

Le Green deal : définition et état d’avancement dans l’agriculture

Lancé en décembre 2019, le Green Deal1 formule des ambitions importantes en matière climatique et environnementale pour l’Union européenne (UE). Son objectif ultime consiste à faire de l’Europe le premier continent neutre en émissions de gaz à effet de serre (EGES) d’ici 2050 tandis que, de manière intermédiaire, il est prévu une baisse de 55 % des EGES en 2030 par rapport à 1990.

Dans le secteur agricole, la stratégie Farm-to-Fork ou « De la ferme à la fourchette » constitue la pierre angulaire de la transition vers des modes de production et de consommation plus respectueux de l’environnement, de sa biodiversité et de la santé des citoyens européens. Formulée en mai 2022 par la Commission européenne, cette stratégie définit des objectifs quantitatifs à l’horizon 2030 tels que diviser par deux le recours aux pesticides, aux engrais chimiques et aux pesticides, consacrer 25 % des terres agricoles à l’agriculture biologique ou encore laisser 4 % des terres improductives (jachère, haies, mares, etc).

Quatre ans plus tard, plusieurs évènements dont la Loi de restauration de la nature (votée en juin 2023, mais vidée de sa substance) et la suspension de certains objectifs quantitatifs tels que la réduction de l’usage des pesticides et la mise en jachère (en février 2024, par la Commission européenne suite aux manifestations d’agriculteurs), montrent à quel point le Green deal ne fait pas consensus, et en premier lieu au sein du monde agricole.

Ce dossier de la Revue de l’OFCE dédiée à l’agriculture arrive à point nommé en apportant des éléments d’éclairage sur les grandes questions et interrogations qui entourent le Green Deal.

Des éclairages utiles à propos du Green deal

L’article de Thierry Pouch et Marine Raffray « Éclipse puis résurgence de la souveraineté alimentaire: une approche en termes d’économie politique » propose une mise en perspective historique d’une notion clé, celle de souveraineté alimentaire, dont le renouveau, déjà amorcé avec la pandémie de 2020, est devenu patent depuis l’invasion de l’Ukraine par la Russie. Les auteurs y montrent comment la politique agricole commune (PAC), mise au service de la volonté de réduire les dépendances alimentaires de ce qui était alors la Communauté européenne, a permis d’atteindre l’autosuffisance alimentaire mais aussi de faire de la Communauté une grande puissance exportatrice, notamment en céréales. L’article souligne toutefois que la recherche de l’indépendance en matière de production des biens alimentaires s’est accompagnée d’un accroissement des dépendances en termes d’intrants, notamment en protéines végétales et engrais chimiques2. En outre, si le contexte géopolitique actuel est propice à la résurgence de la notion de souveraineté alimentaire, cette notion ne fait cependant pas consensus. En témoignent, notamment, les Plans stratégiques nationaux des États membres censés décliner sur chacun des 27 territoires, les grands principes d’une nouvelle PAC plus « verte », en vue de se conformer aux principes du Green Deal. Comme le soulignent les auteurs, la société est traversée par des oppositions entre ceux qui arguent que respecter le Green Deal permettra de résorber la dépendance aux engrais chimiques (et donc restaurera notre souveraineté en amont) et ceux qui avancent qu’un moindre recours aux engrais portera préjudice aux rendements des productions agricoles (et donc mettra à mal notre souveraineté en aval). Plus généralement, ce sont les pratiques agro-écologiques que le Green Deal promeut qui font l’objet d’attaques par ceux qui sont opposés au verdissement de l’agriculture européenne3.

Deux articles du dossier s’intéressent spécifiquement aux « outils » disponibles pour atteindre les objectifs du Green Deal dans l’UE. Tout d’abord, Hervé Guyomard, Louis-Georges Soler et Cécile Détang-Dessendre, dans « La transition du système agroalimentaire européen dans le cadre du Pacte vert : mécanismes économiques et points de tension » quantifient l’impact de la mobilisation conjointe de trois leviers que sont l’extensification de l’agriculture européenne, la réduction des pertes et gaspillages, la diminution des produits carnés dans nos régimes alimentaires. Leurs résultats, obtenus dans le cadre d’un modèle en équilibre partiel, corroborent, globalement, ceux des précédentes études : la mise en place du Green Deal aura pour effet de réduire les productions agricoles européennes, de modifier les prix relatifs et d’augmenter les importations en provenance des pays tiers. Les EGES liées aux productions européennes seraient fortement diminuées bien que partiellement compensées par les émissions contenues dans les importations. La biodiversité serait accrue. L’article souligne ainsi les points de tension induits par une agriculture plus respectueuse de l’environnement, qui contribuerait à lutter contre le réchauffement climatique mais au risque de dégrader la balance commerciale en produits agroalimentaires. Cependant, les auteurs argumentent que ce constat ne peut suffire pour affirmer que la souveraineté alimentaire de l’UE serait menacée : les (in-)dépendances amont/aval doivent être reconsidérées et, éventuellement, accompagnées de mesures correctrices. Ensuite, l’article de Sandrine Levasseur, « Reducing EU cattle numbers to reach greenhouse gas targets », évalue plus particulièrement l’impact d’une réduction du cheptel bovin dans les pays de l’UE en vue de répondre à la baisse des EGES sous-tendue par le Green Deal. Cette option radicale de lutte contre le réchauffement climatique a notamment fait l’objet de propositions par les gouvernements irlandais et néerlandais ainsi que par la Cour des Comptes en France. Le principal argument qui préside à la réduction des effectifs bovins est leur forte responsabilité dans les EGES du secteur agricole, essentiellement du fait de leur émission de méthane. Une mise à contribution de 30 % de ces effectifs à l’objectif 2030 de réduction des EGES aurait un impact notable sur le cheptel bovin de l’UE ainsi que sur la consommation de viande bovine des citoyens européens en l’absence de substitution par les importations. Finalement, l’article aborde la question des solutions technologiques disponibles et des modèles de production agricoles possibles comme alternatives à une réduction drastique des effectifs bovins. Des choix sont – et seront – inéluctables.

Le dossier se conclut par l’article de Jacques Le Cacheux dont le titre, « Agriculture ‘durable’ et alimentation ‘saine’ en Europe : De la ferme à la fourchette…, un très long chemin », résume bien la difficulté de la tâche. Certes, chacun, et en premier lieu, le milieu agricole, reconnaît la nécessité d’une agriculture au service d’une alimentation « saine ». Pour autant, les intérêts contraires – voire divergents – compliquent le chemin vers cet objectif, tout particulièrement dans un contexte géopolitique dont les conséquences en termes d’inflation des biens alimentaires et la crainte de la perte de souveraineté alimentaire sont prégnantes. L’article rappelle de manière exhaustive, et souvent chiffrée, ce que nous avons à gagner en changeant de systèmes de production agricole et de consommation alimentaire (e.g. une meilleure qualité de l’eau, un recul de l’obésité, l’augmentation de la biodiversité, etc.) et comment la PAC, qui a longtemps financé et encouragé l’intensification des productions agricoles, peut y contribuer. Notamment, l’auteur appelle à un véritable verdissement de la PAC, soulignant que les aides actuelles aux pratiques agro-environnementales ne représentent, en moyenne, que quelques pourcentages du revenu des agriculteurs français. Mais, et c’est là la partie la plus complexe d’une stratégie de changement systémique, il faut aussi faire évoluer rapidement les consommations alimentaires (notamment, en réduisant la consommation des produits carnés), ce qui nécessite la mise en place de politiques publiques proactives. À ce titre, au-delà des campagnes d’information, de l’éducation scolaire, de labels nutritionnels et environnementaux plus explicites, l’auteur propose de mobiliser l’outil fiscal en généralisant la taxe « soda » aux contenus qui augmentent les risques sanitaires et en appliquant aux produits alimentaires une taxe environnementale tenant compte des EGES tout le long de la chaîne de production.

Le dossier, au travers de ses quatre articles, proposent donc des pistes de réflexion sur la façon de mieux articuler productions agricoles, consommations alimentaires et environnement. Dans chacun des articles, les questions relatives à la souveraineté alimentaire, aux dépendances, au recours aux importations y sont présentes, a minima implicitement. De même, la transition vers d’autres systèmes de production agricole y est discutée, selon des variantes palpables d’un article à l’autre. En ce sens, le dossier propose un aperçu des discussions en cours sur les nouveaux modèles agricoles possibles.

Footnotes

  1. Levasseur S. (2023), « Le Green Deal dans l’agriculture :  quelques éléments de cadrage », Blog de l’OFCE, 26 janvier 2023.
  2. Sur la dépendance aux intrants, voir aussi le chapitre de S. Levasseur “Sécurité alimentaire et autonomie stratégique de l’Union européenne”, in L’économie européenne 2023-2024, Éditions La découverte. 
  3. D’un point de vue géopolitique, la dépendance de l’UE aux intrants a aussi son importance selon qu’il s’agit des protéines végétales (dont les importations sous forme de tourteaux de soja proviennent à plus de 80 % du Brésil et de l’Argentine) ou des engrais chimiques (importés à hauteur de 30 % de Russie avant le conflit russo-ukrainien et fortement réduits mais pas totalement annulés depuis lors). Voir S. Levasseur (op.cit) pour une analyse des réponses de l’UE à la dépendance aux intrants.






Le verdissement de la politique industrielle

par Sarah Guillou

Plus personne ne craint de prononcer son nom : la politique industrielle est bien de retour. Mais ce qui marque la politique industrielle post-Covid, c’est bien son verdissement. Par verdissement, j’entends l’importance des questions environnementales dans les choix de spécialisation productive. Car si on définit la politique industrielle comme l’ensemble des politiques qui ont pour objectifs d’influencer et d’orienter la nature, la qualité et l’intensité de la spécialisation productive, alors force est de reconnaître que l’enjeu de l’environnement s’invite dans toute réflexion sur les modes et les types de production de demain.



Ce qui m’intéresse ici est d’identifier les différentes versions de cette politique industrielle verte et leurs effets différenciés.

On doit à Dani Rodrik une des premières analyses qui plaçait l’environnement dans le giron des politiques industrielles. Dans son article séminal Green Industrial Policy, Rodrik (2014) montrait que le sous-investissement dans les technologies vertes était le fruit d’une double sous-estimation du gain social que l’on obtiendrait à investir dans ces technologies. Il s’agissait d’une part du gain social associé aux externalités positives de la technologie qu’elle soit verte ou pas, et d’autre part du gain social associé à la réduction des externalités négatives de la pollution. L’existence d’externalités se traduit par une défaillance du marché à orienter efficacement l’allocation des ressources en capital et en travail. La nécessité de l’intervention publique pour corriger ces défaillances s’impose. La politique de l’environnement doit utiliser les outils de la politique industrielle en matière de promotion et d’orientation des investissements dans les technologies vertes.

Ces éléments de défaillances de marché sont la justification de base qui a conduit à traiter les enjeux de l’environnement par la politique industrielle. Il existe plusieurs variantes de politique industrielle verte selon leurs objectifs.  J’en distingue ici quatre.

Conformément à la typologie des politiques industrielles, deux axes, vertical et horizontal, sont possibles. On distingue ainsi le soutien ciblé aux industries vertes – la politique industrielle verte verticale – de la promotion des objectifs environnementaux dans les processus de production de toutes les industries – la politique industrielle verte horizontale. À cette grille bi-dimensionnelle, on peut ajouter deux autres dimensions qui caractérisent les politiques industrielles vertes : le protectionnisme vert et le couplage avec la question énergétique.

La politique industrielle verte verticale (PIV-V)

Une politique industrielle qui a vocation à soutenir spécifiquement les industries vertes est une politique industrielle verte verticale. Les industries vertes concernent au premier chef les industries des énergies renouvelables mais aussi les industries de recyclage, de production de turbines éoliennes, de panneaux solaires, d’hydrogène vert, de pompes à chaleur, de capture de carbone, de biocarburants. C’est toute la chaîne de valeur autour des énergies renouvelables qui est visée. Par extension, les industries de véhicules électriques et de batteries sont aussi ciblées car elles participent à la transition vers la disparition des énergies fossiles dans les moyens de transport (en supposant que l’électricité utilisée sera décarbonée). Il s’agit de pallier le sous-investissement dans les technologies et les industries vertes porteuses d’externalités positives.

Les États-Unis privilégient ce type de politique. C’est bien la philosophie de l’Inflation Reduction Act (IRA) qui montre par ailleurs que la politique environnementale américaine passe surtout par la politique industrielle. Voté par le Congrès américain en août 2022, budgété à près de 400 milliards de dollars sur 10 ans, cette loi propose non seulement des subventions à l’achat de véhicules décarbonés mais aussi offre de nombreux crédits d’impôt associés aux investissements dans les technologies et la production de biens qui permettent la transition vers des processus de production et de consommation décarbones. Les industries vertes, listées plus haut, sont ciblées et les investissements s’y produisant peuvent bénéficier de crédits d’impôt. En matière de véhicules, la subvention à l’achat qui existait auparavant est modifiée et finance, avec une contrainte de revenu bien au-dessus du salaire médian, l’achat de véhicules électriques ou hybrides s’ils remplissent des conditions de provenance de leurs intrants et de leur assemblage. J’y reviendrai plus bas.

La particularité de l’UE est d’avoir déployé de nombreux instruments servant ses objectifs environnementaux. Parmi eux, on trouve des dispositifs relevant de la PIV-V. Ainsi, elle a fléché les dérogations au régime de contrôle des aides d’État, donc des aides à des entreprises ou des secteurs, vers des objectifs de décarbonation de l’économie. Plus récemment, le dispositif qui répond au plan américain est le Net Zero Industry Act (NZIA). Il cherche à replacer les objectifs de compétitivité de l’industrie dans la règlementation environnementale européenne (le green deal européen). Le 16 mars 2023, la Commission a donc proposé ce projet de règlement au Parlement et au Conseil qui promeut la manufacture de produits à zéro émission en Europe et qui cible une liste de technologies « net-zero », liste qui est assez proche de celle des industries vertes (les pompes à chaleur, la capture de carbone, les technologies du réseau électrique…). Ces technologies sont susceptibles d’accéder à des financements plus larges et plus rapides et de bénéficier de la procédure d’obtention de permis accélérée.

C’est aussi dans cette catégorie que l’on doit inclure le crédit d’impôt (budgété à 500 millions d’euros par an) du projet de loi sur l’industrie verte français présenté le 16 mai 2023 qui cible les technologies « net zero » du NZIA.

Ces politiques seront-elles efficaces au regard de l’objectif environnemental ? La réussite de ce type de politique repose sur la maîtrise de la chaîne de valeurs, des intrants miniers aux infrastructures de charges ou le réseau électrique. En effet, les aides aux industries vertes soutiennent leur production et l’extension des capacités, ce qui augmente la concurrence sur l’accès aux ressources comme les intrants miniers mais aussi la concurrence pour attirer les compétences. Des goulets d’étranglement peuvent très vite apparaître, surtout si ces politiques sont teintées de protectionnisme (qui créent des barrières entre les marchés). Une tension sur les prix des ressources rares ne manquera pas de se produire.

De même, une augmentation de l’usage des véhicules électriques exige une augmentation des infrastructures de charges. Une augmentation de la production d’électrons (industrie éolienne, solaires, hydrogène) exige, elle, de pouvoir se déverser dans le réseau et donc que celui-ci dispose des infrastructures de stockage et de réception de ces nouveaux types d’électrons.

Par ailleurs, on peut s’interroger sur l’atteinte de l’objectif ultime de réduction des émissions de CO2 – totales et non par unité d’énergie générée. Le doublement des capacités de l’industrie verte en Europe et aux États-Unis va-t-il réduire les émissions de CO2 ? Y aura-t-il une substitution aux capacités des énergies fossiles ?

À cet égard, on devrait préférer une stratégie de décarbonation des processus de production qui relève davantage du type de politique horizontale.

La politique industrielle verte horizontale (PIV-H)

Un autre type de politique industrielle verte consiste non pas à soutenir des industries en particulier mais à décarboner les processus de production dans tous les domaines d’activité. L’industrie étant une source majeure d’émissions de CO2, sa transformation vers des processus plus propres est un levier important de la réalisation des objectifs de réduction d’émission. Il s’agit d’assigner à la politique industrielle la mission de prendre en compte les externalités de la pollution des processus de production. On notera que la taxe carbone peut jouer ce rôle ; mais instaurer un prix du carbone est une politique de l’environnement et dépasse le cadre de la politique industrielle verte qui vise, comme on l’a dit, à influencer les spécialisations productives.

La politique française récente de décarbonation de l’industrie est une bonne illustration de ce modèle de politique industrielle verte horizontale. En 2022, dans le cadre de France 2030, a été annoncé un plan de décarbonation de l’industrie de 5,6 milliards, puis en mai 2023, un des volets du projet de loi conforte ces mesures ciblant le changement de processus de production. Même si, on l’a vu, ce plan a aussi une dimension verticale visant la production des industries vertes.

La politique industrielle verte horizontale a moins d’exigences sur la maîtrise de la chaîne de valeur ni sur les débouchés. Elle comporte moins de risque de désajustements de l’offre à la demande en raison des risques d’excès de capacités. Elle a donc une efficacité́ plus pérenne et moins chaotique. Si elle réussit à produire des changements de comportements, elle a des effets plus structurels que la version verticale. Dans le contexte d’une régulation des émissions de plus en plus stricte, d’un prix des énergies fossiles durablement plus élevé, d’une finance verte qui se développe et d’une exigence croissante de responsabilité sociale des entreprises, l’adoption de processus de production moins polluants prend un caractère irréversible : il existera très peu de raisons de retourner à des processus plus polluants même une fois les dispositifs de soutien supprimés. Un autre avantage de cette politique est que les subventions ne créent pas de distorsions de concurrence non souhaitées. Elles ne procurent pas un avantage compétitif discriminant, elles ne font que soutenir l’effort des investissements aux coûts irrécouvrables nécessaires à la décarbonation des processus de production.

L’inconvénient de cette politique, outre son coût net élevé à court terme, est qu’elle est une politique de guichets : les investissements de décarbonation sont soutenus par les aides à condition qu’ils aient lieu. Elle doit donc être accompagnée de dispositifs d’incitation plus contraignants, de la taxe carbone aux quotas carbone en passant par des réglementations sur les émissions.

Le protectionnisme vert (PIV-P)

C’est une version défensive de la politique industrielle qui organise la protection de certaines industries de la concurrence étrangère pour en assurer le développement et la croissance. Elle vient le plus souvent en support des politiques industrielles verticales. Elle peut aussi naître de la nécessité d’égaliser les conditions de concurrence altérées par des politiques vertes horizontales contraignantes. C’est le cas du mécanisme d’ajustement carbone aux frontières que l’UE va mettre en place.

Au préalable, rappelons que le propre des politiques industrielles vertes est de créer des externalités positives (ou d’effacer des externalités négatives) qui dépassent le territoire national. Les fruits de ces politiques ne peuvent donc être totalement appropriés. En effet, comme on l’a dit plus haut, investir dans les technologies et les industries vertes profite à l’ensemble de la planète, tout comme la pollution, d’où qu’elle vienne, a des effets mortifères pour toute l’humanité. Ces externalités positives et négatives sont donc mondiales et ainsi le comportement de passager clandestin d’un pays vis-à-vis des pays qui feraient les investissements en technologie verte est largement incité. L’incomplète appropriation des gains de l’investissement peut dissuader les gouvernements de s’engager dans des investissements et à l’inverse peut rendre très sensibles à la concurrence déloyale les pays investisseurs. De plus, le coût de la politique industrielle verte est non seulement supporté par la collectivité mais, quand il s’accompagne de régulations contraignantes, peut entraîner une baisse de la compétitivité des entreprises. La politique industrielle verte de soutien (plutôt verticale) aura des fuites budgétaires en dehors du territoire ; la politique industrielle verte de contraintes (plutôt horizontale) aura des conséquences sur la compétitivité que des mesures protectionnistes voudraient compenser.

Par ailleurs, une grande part de la chaîne de valeur des industries vertes est aujourd’hui aux mains de la Chine. Cette dernière détient des positions dominantes par exemple dans certains métaux comme le graphite et le lithium, dans les anodes de batteries, dans les batteries (Voir Guillou, 2022). Cette forte asymétrie de spécialisation pose deux problèmes : d’une part, la difficulté de faire croître des acteurs locaux qui ont démarré après les Chinois et qui n’ont pas accès aux mêmes avantages de ressources, d’autre part, la difficulté d’accélérer la décarbonation de l’économie sans recourir aux équipements les plus compétitifs sur le marché, aujourd’hui chinois. Par exemple, les installateurs de panneaux solaires s’inquiètent du biais local qui pourrait s’appliquer et dans ce cas ralentir l’installation de panneaux solaires. Le NZIA prévoit en effet que si les composants viennent d’un pays à l’égard duquel le taux de dépendance est supérieur à 65% alors il faudra chercher un autre fournisseur. Or la Chine détient plus de 80% des parts de marché des composants des panneaux solaires.

Force est de reconnaître que la domination des Chinois dans le solaire, les batteries et les véhicules électriques rend les politiques de transition énergétique désindustrialisante. On voit donc apparaître de plus en plus une composante protectionniste dans les politiques industrielles vertes verticales ou horizontales.

Si l’IRA prévoit explicitement des restrictions d’éligibilité aux aides directes et indirectes définies selon l’origine des intrants, en Europe, les règles de contenu local sont prohibées parce qu’elles contreviennent, d’une part aux règles commerciales internationales (OMC), d’autre part, à l’idée du marché unique.

La France, en tant que membre de l’Union européenne, se plie à cette interdiction de faire référence explicitement à une obligation de contenu local. Cependant, le soutien de la demande d’achat de produits des industries vertes (véhicules électriques ou panneaux solaires par exemple) est, en l’absence d’une offre locale suffisante, une subvention aux producteurs étrangers. Si on se restreint à un objectif de politique environnementale stricte, alors la subvention remplit son objectif. Le problème est que si, au même moment, on met en place une politique industrielle verte et que l’on cherche à développer une industrie de substitution aux importations, la politique de subvention à l’achat contrevient à l’objectif de la deuxième politique. Face à cette contradiction, le Sénat avait réduit (amendement au budget 2023 adopté le 2 décembre 2022) l’enveloppe des subventions à l’achat argumentant de l’absence d’une filière française. Christophe Béchu, le ministre de la Transition écologique, avait alors répondu que la politique environnementale devait primer sur la politique industrielle. Quelques mois plus tard, une autre solution était envisagée pour contrer cette fuite des subventions du bonus écologique. Le projet de loi de soutien de l’industrie verte du 11 mai 2023 prévoit de conditionner la subvention à l’achat de véhicules électriques à des critères d’empreinte écologique de telle manière que certains fournisseurs – comme la Chine – soient de facto exclus.

Dans le NZIA, l’ambition est que l’UE produise sur son territoire au moins 40 % des technologies dont elle a besoin pour atteindre ses objectifs en matière de climat et d’énergie d’ici à 2030. On parle de résilience, de derisking ou d’autonomie stratégique pour justifier cet objectif mais les moyens pour y parvenir ne relèvent pas directement du protectionnisme sauf peut-être en ce qui concerne les marchés publics et le seuil de dépendance fixé à 65% (voir supra). En revanche, le mécanisme européen d’ajustement carbone aux frontières a nettement une dimension de protection sinon de protectionnisme. Il prévoit de taxer le contenu en carbone des produits – au départ essentiellement des produits primaires – importés par l’Union européenne. Le dispositif se mettra progressivement en place à partir de 2025.

En ce qui concerne ses effets, le protectionnisme conduit à un cloisonnement des marchés ; il peut ralentir l’atteinte des objectifs de neutralité carbone et augmenter les pressions inflationnistes sur les intrants des industries vertes.

Les appels à la protection ont été d’autant plus motivés que l’invasion de l’Ukraine par la Russie a entraîné une crise énergétique sans précédent en Europe, qui a affecté profondément les industries soumises aux contraintes environnementales. Cela a encore renforcé l’imbrication des enjeux énergétiques aux enjeux climatiques dans la définition des politiques industrielles.

La politique industrielle verte énergétique (PIV-E)

Il existe deux raisons pour lesquelles l’énergie est associée à la politique industrielle verte. D’une part, historiquement, la politique industrielle est fortement liée aux politiques énergétiques étant donné la place centrale de l’énergie dans la production industrielle. De la machine à vapeur à l’industrie robotisée, la ressource en énergie est déterminante de la dynamique industrielle. D’autre part, après le transport et le chauffage, la production industrielle est la troisième source majeure d’émissions. Or, les émissions de CO2 relèvent du mix énergétique. Décarboner l’industrie c’est non seulement substituer de l’électricité à des énergies fossiles utilisées directement dans le processus de production, mais c’est aussi verdir l’électricité par un mix énergétique qui réduit la part des énergies fossiles. Autrement dit, la politique énergétique entraîne des conséquences majeures sur la compétitivité industrielle et le contenu carbone de l’industrie. La politique industrielle verte énergétique (PIV-E) est une politique industrielle où les choix énergétiques guident la politique industrielle.

En France, la politique énergétique a très tôt conditionné la politique industrielle en orientant les soutiens vers les technologies du nucléaire. Le choix nucléaire a été une politique industrielle assumée. Non seulement l’État a massivement investi dans la filière nucléaire via les entreprises publiques mais il a financé la recherche nucléaire dans le cadre de ses activités de défense. Le choix du nucléaire continue de singulariser la position française qui, dans le cadre des discussions autour du Green Industrial Act, défend l’inclusion du nucléaire parmi les énergies participant à la décarbonation.

Si l’agenda de l’énergie est redevenu prioritaire en Europe depuis la guerre russo-ukrainienne, il n’a que peu altéré les décisions en matière d’objectifs de neutralité carbone. Aux États-Unis, l’abondance énergétique a longtemps retardé les investissements dans les énergies renouvelables et le tournant de l’IRA est à cet égard un jalon notable d’une nouvelle trajectoire, mais celle-ci n’a pas été gouvernée par la question de l’approvisionnement énergétique proprement dit. La contrainte énergétique est plus ou moins présente selon les pays dans le choix de leur mix énergétique, mais elle ne peut être ignorée et conditionne fortement le poids des politiques verticales ou horizontales dans les politiques.

En résumé, le tableau qualitatif suivant accorde des étoiles selon l’intensité de chacune des politiques dans le mix des PIV de chaque pays/zone. La politique européenne est équilibrée sur toutes les dimensions mais peu protectionniste ; la France utilise également tous les leviers des PIV mais est plus protectionniste que l’UE et plus orientée par ses choix énergétiques. Au total, elle apparaît la plus interventionniste mais ce sont les États-Unis les plus protectionnistes.

En conclusion, l’urgence climatique ne peut que conduire à nous satisfaire de cette orientation des politiques industrielles. Reconnaissons que le recours à des politiques industrielles plus interventionnistes pour atteindre des objectifs environnementaux est l’aveu du renoncement à ne s’appuyer que sur le signal-prix du carbone et l’instauration d’une taxe pigouvienne (taxe carbone) qui internaliserait le coût des émissions de CO2. Ce renoncement est directement issu de la non-acceptabilité sociale de l’augmentation du prix du carbone étant donné son caractère régressif mais aussi de ce que les gouvernements manient avec frilosité les augmentations de taxes.

Le tournant vertical et protectionniste de ces politiques est lui le résultat de l’état des avantages productifs de l’économie mondiale en matière d’industrie verte alors que les émissions de CO2 n’ont pas de frontières. Le coût des politiques environnementales exige de contrôler l’appropriation de ses bénéfices. Or à défaut de s’approprier les bienfaits de la réduction des émissions, les États veulent s’approprier les technologies, les emplois et la production. Mais tant que les technologies de décarbonation ne seront pas mâtures et dominantes, les politiques industrielles vertes verticales conduiront à des tensions inflationnistes d’origine verte (non pas greed mais green) sur les intrants et les salaires. C’est pourquoi les gouvernements devraient privilégier le soutien aux technologies vertes génériques et des politiques de soutien horizontales.




Retraites : de quelle soutenabilité parle-t-on ?

Éloi Laurent et Vincent Touzé

Le dernier rapport du Conseil d’Orientation des Retraites (COR), visant à évaluer l’équilibre financier du système français des retraites à l’horizon 2070 publié en septembre 2022, est l’objet d’un intense débat quant à l’urgence des réformes proposées dès 2023 (Touzé, 2023). Si sur le court terme, la dynamique des recettes dépend pour beaucoup de la capacité de l’économie française à rebondir après la pandémie de Covid puis à résister à l’envolée du cours des matières premières consécutive à l’agression russe en Ukraine, l’horizon de long terme est bâti comme on le sait sur des conjectures de croissance de la productivité du travail et d’évolution de l’emploi qui permettent d’envisager des scénarios de croissance du PIB (les hypothèses de productivité du travail étant déterminantes dans l’évolution anticipée du PIB).



Le COR a choisi dans ce rapport de revoir à la baisse ses scénarios de croissance de la productivité du travail sur la base d’une consultation d’économistes et de travaux internes (COR, 2021). Il envisage désormais un scénario bas à 0,7% de croissance au lieu de 1% et un scénario haut à 1,6% au lieu de 1,8%. Les scénarios intermédiaires sont, quant à eux, passés respectivement de 1,5% à 1,3% et de 1,3% à 1%. Mais cette prudence est-elle vraiment suffisante ?

Comme le remarquait justement Antoine Bozio dans sa présentation à la journée d’études du COR qui a en partie influencé ces choix : « Les hypothèses de croissance sont devenues essentielles, mais les hypothèses de croissance ne devraient pas être essentielles : c’est un défaut majeur de notre système que de dépendre de la croissance ».

En effet, d’une part la croissance économique connaît en France et ailleurs des fluctuations pour le moins erratiques depuis les quinze dernières années, mais plus fondamentalement encore, si cette croissance du PIB était forte et stable, ce serait sans doute le scénario le plus préoccupant sur le plan environnemental. En effet, le lien entre croissance et émissions de CO2 est clairement établi et les études qui prétendent montrer qu’un découplage est possible sont en l’état fort peu convaincantes (Parrique, 2022). En revanche, il paraît tout à fait clair que la crise climatique s’accélère, dégradant partout sur la planète et dans les territoires français les conditions de vie, et donc la santé et la productivité du travail qui en dépend (Laurent et Touzé, 2022 ; Laurent, 2023). La recherche d’une croissance toujours plus forte et visiblement destructrice de la biosphère pourrait, à l’image de la Peau de chagrin, rétrécir graduellement l’existence humaine jusqu’à l’épuiser. Cette croissance, censée assurer la soutenabilité du système de retraite, pourrait ainsi, au contraire, conduire à une attrition du temps de la retraite en raison d’une mortalité accrue mais aussi, pour les actifs, à une moindre capacité à soutenir le système par le travail. Dit autrement, la soutenabilité environnementale du système de retraite est un élément central de sa soutenabilité financière via sa soutenabilité sociale.

En outre, il est également légitime de s’interroger sur le réalisme des hypothèses implicites des scénarios de croissance du COR au regard des impératifs de transition énergétique nationaux et européens. Une façon de répondre à cette question est de s’appuyer sur une autre étude prospective, celle réalisée par l’International Energy Agency (IEA) en 2021.

L’IEA (2021) envisage ainsi trois scénarios d’évolution de la demande d’énergie :

  • une évolution tendancielle qui intègre les politiques déjà en vigueur (« Stated Policies Scenario ») ;
  • une mise en place de politiques plus ambitieuses sur le plan climatique déjà annoncées (« Announced Pledges Scenario ») ;
  • enfin, un développement qualifié de soutenable  (« Sustainable Development Scenario »), scénario qui conduit les économies avancées vers le  « zéro émission nette » en 2050.

Pour l’Europe, en particulier, l’IEA prévoit des baisses de la demande d’énergie d’ici 2050 de 10% en cas de maintien de l’évolution tendancielle, de 21% avec la mise en place de politiques plus ambitieuses et de 27% avec le scénario de développement soutenable (rappelons que ces évolutions à la baisse s’accompagnent d’un recours accru aux énergies renouvelables).

Le tableau ci-après croise les scénarios de croissance de la productivité du COR avec ceux de réduction de la consommation d’énergie de l’IEA à l’horizon de 2050.

L’efficience énergétique se mesure comme le ratio PIB/volume d’énergie consommée et ne peut seule garantir la baisse des émissions souhaitées : elle doit s’accompagner de véritables politiques de sobriété énergétique. Mais nos calculs élémentaires montrent que les gains d’efficience énergétique nécessaires pour maintenir une croissance élevée et une réduction de la consommation d’énergie sont importants quels que soient les scénarios considérés.

Á titre d’exemple, le scénario de « développement soutenable », le plus proche des exigences de l’Accord de Paris (2015), nécessiterait d’après l’IEA de réduire de 27% notre consommation totale d’énergie en trente ans. Á l’horizon 2050, une croissance de la productivité comprise entre 1,1 et 1,3% (scénarios intermédiaires du COR) conduirait à une hausse de la richesse produite de 39 à 48%. Une telle hausse associée à une baisse de la consommation d’énergie est envisageable si et seulement si le système productif est capable d’améliorer l’efficience énergétique de 91 à 103%[1], signifiant une aptitude technologique à produire autant avec deux fois moins d’énergie en trente ans, ce qui peut paraître considérable. Dans le cas d’une croissance de la productivité de 0,7%, le gain nécessaire d’efficience énergétique reste élevé et égal à 79%. Pour saisir ces ordres de grandeur, on peut rappeler qu’une publication récente du ministère de la Transition écologique (Beck et al., 2021) calculait que les gains d’efficience énergétique réalisés en France sur les trente dernières années avaient été de l’ordre de 43% (d’après nos estimations un scénario de croissance nulle de la productivité nécessiterait tout de même 52% de gains d’efficience) . L’irréalisme des stratégies climatiques sous contrainte de croissance est loin d’être un défaut des seuls scénarios du COR : les projections du GIEC ont été récemment critiquées sous cet angle et comparées à des scénarios de décroissance qui apparaissent plus crédibles (Keyßer et Lenzen, 2021).

Qu’il s’agisse de l’impact de la crise climatique sur le travail et la santé comme du fardeau que fait peser la croissance sur la transition bas-carbone, le débat sur les retraites mériterait de s’enrichir de cette dimension environnementale.


[1]En notant Y le PIB, E la quantité d’énergie et Y/E le ratio d’efficience énergétique, l’évolution du ratio entre une date 0 et une date T s’exprime comme suit : YT/ET – Y0/E0 = Y0/E0 (YT/Y0/ET/E0 – 1). L’expression (YT/Y0/ET/E0 – 1) mesure le taux de variation de l’efficience énergétique. Si la production passe de 100 en 2020 à un niveau compris entre 139 et 148 en 2050 et si simultanément le niveau de consommation d’énergie doit passer d’un référentiel de 100 à 73, on en déduit que l’efficience énergétique devra s’accroître d’un taux compris entre +91% (=139/73–100/100) et +103% (=148/73–100/100).




Espérance de vie en France : durée allongée ou retraite anticipée ?

par Éloi Laurent

La vigueur du débat actuel autour de la réforme des retraites tient à la centralité de deux réalités imbriquées de la vie sociale : le travail et la santé. La prise en compte de cette seconde réalité est ainsi déterminante pour apprécier le caractère juste ou injuste des amendements proposés au contrat social intergénérationnel qui structure la société française depuis l’après-Seconde Guerre mondiale et, par contrecoup, le caractère légitime ou non des mobilisations sociales qu’ils suscitent.



La publication dans ce contexte par l’INSEE de son bilan démographique pour l’année 2022 est riche d’enseignements. Le principal d’entre eux tient à la régression de l’espérance de vie depuis que la dernière réforme des retraites a été votée (2014) : l’espérance de vie des femmes à la naissance a davantage baissé entre 2014 et 2022 que n’a très légèrement augmentée celle des hommes (graphique), cette évolution à la baisse étant encore plus marquée pour l’espérance de vie à 60 ans[1]. Cette dynamique baissière sur une période de presque dix ans contraste avec toutes les évolutions précédentes sur un pas de temps équivalent (l’espérance de vie à la naissance a crû de 3 mois et demi par an en moyenne au cours de la période 1946 à 2014).

Deux questions se posent alors : comment expliquer ce retrait de l’espérance de vie ? Peut-on anticiper qu’il se poursuive à l’avenir ?

Sur le premier point, deux années sont particulièrement notables dans la quasi-décennie écoulée depuis le vote de la réforme de 2014 : l’année 2015 et l’année 2020. En 2015, pour la première fois depuis 1970, on mesure un recul de l’espérance de vie dans dix-neuf pays de l’OCDE, que l’on attribue à une épidémie de grippe particulièrement sévère qui a notamment fauché des dizaines de milliers de personnes âgées et fragiles. Les plus fortes réductions d’espérance de vie ont été observées en Italie (0,6) et en Allemagne (0,5), effaçant l’équivalent de deux années de gain. La France enregistre alors une baisse d’espérance de vie de 0,3 pour les femmes et 0,2 pour les hommes.

Au regard des années écoulées depuis, si l’année 2015 apparaît comme stratégique, c’est parce qu’elle entremêle deux phénomènes que l’on peut qualifier de « naturels » : l’entrée dans l’âge avancé des générations du baby-boom ; l’impact d’un virus saisonnier (c’était aussi le cas de l’année 2003, qui a entremêlé la catastrophe naturelle la plus meurtrière depuis 1900 et le pic de l’effet des « classes creuses » sur la réduction des décès annuels). La combinaison de ces deux phénomènes associe donc une structure sociale et un choc écologique ou plutôt l’effet d’un choc écologique sur une structure sociale. C’est cette même combinaison que l’on retrouve en 2020, avec une baisse encore plus prononcée de l’espérance de vie en France : 0,5 pour les femmes et 0,6 pour les hommes. Mais contrairement à la perception commune, l’espérance de vie n’a pas repris depuis lors son inexorable ascension : elle a plutôt trouvé une nouvelle trajectoire diminuée[2].

L’année 2022 est remarquable à cet égard : 667 000 personnes sont alors décédées en France, « seulement 2 000 de moins qu’en 2020 » note l’INSEE. De fait, la décomposition des décès de l’année 2022 est particulièrement intrigante quand on la compare à la dernière année normale disponible (2019) : « + 29 000 dus au vieillissement et à la hausse de la population, – 21 000 dus à la tendance à la baisse des quotients de mortalité[3] et + 46 000 d’écart entre les décès attendus et observés. ».

Les deux premiers phénomènes jouent en sens inverse et résultent en une hausse nette de 8 000 décès. La hausse structurelle des décès en France (prévue, compréhensible et explicable), engagée depuis 2005, n’en demeure pas moins impressionnante : en 2022 ne demeurent plus que 56 000 unités ou 8% d’écart entre le nombre de naissances et le nombre de décès en France, un écart extrêmement ténu entre les dynamiques de vie et de mort sans équivalent depuis 70 ans.

Restent les 46 000 décès dits « excédentaires » qui tirent l’espérance de vie vers le bas, décès supérieurs en 2022 à ceux de 2021, pourtant année marquée plus fortement par la pandémie de Covid-19. Ce chiffre témoigne avant tout de la combinaison de la violence des épisodes caniculaires de l’été 2022 (qui ont emporté près de 11 000 vies) et de la queue de comète de la pandémie de Covid-19. Il y a donc tout lieu de penser qu’il ne s’agit pas d’un phénomène conjoncturel : l’espérance de vie en France est vraisemblablement entrée dans une phase de précarité sous l’impact des chocs écologiques entendus au sens large (chocs viraux, climatiques, etc.).

Cela rend d’autant moins compréhensible que le débat sur la réforme des retraites se tienne à environnement constant – et notamment à climat constant – quand tout indique que la crise climatique et plus généralement écologique sera un facteur déterminant de la santé et donc de la vie en bonne santé après la retraite, en France comme ailleurs sur la planète.


[1] Rappelons qu’il y a deux façons de calculer l’espérance de vie : de façon « verticale » (calcul dont sont issues les données commentées dans ce billet), il s’agit d’une espérance de vie fondée sur les taux de mortalité par âge observés pour une année donnée (on raisonne sur une génération fictive) ; de façon « horizontale » (et également prospective), en calculant l’espérance de vie par génération fondée sur la réalité historique et anticipée des taux de mortalité par âge (sur ce point, l’INSEE prévoit une hausse de l’espérance de vie par génération).

[2] Cette « nouvelle normalité » est encore plus marquée aux États-Unis, pour des raisons différentes. Dit autrement, la sous-mortalité attendue après le choc de 2020 (comme en 2004 après la canicule de 2003) ne s’est pas manifestée en 2021.

[3] Probabilité, pour les personnes survivantes à un âge donné, de décéder avant l’âge suivant (pratiquement, on divise les décès à un âge donné par les survivants à cet âge).




Le Green Deal dans l’agriculture (I):  quelques éléments de cadrage

par Sandrine Levasseur

Lancé en décembre 2019, le Green Deal ou Pacte Vert formule des ambitions importantes en matière climatique et environnementale pour l’Union européenne (UE). Son objectif ultime consiste à faire de l’Europe le premier continent neutre en émissions de gaz à effet de serre (EGES) d’ici 2050 tandis que, de manière intermédiaire, il est prévu une baisse de 55 % des EGES en 2030 par rapport à 1990.



L’agriculture est tout à la fois une composante importante et un acteur essentiel de cette transition écologique. Le présent texte, qui s’inscrit en amont d’une conférence-débat organisée par l’OFCE et consacrée au sujet, propose quelques éléments de cadrage sur le Green Deal dans le secteur agricole. Il fournit des points de repères statistiques sur le secteur agricole dans l’UE et sur les objectifs climatiques et environnementaux que le Green Deal lui assigne à l’horizon 2030. Les données reportées sont essentiellement celles de 2020 pour des raisons de disponibilité et de comparabilité. Un autre texte, à l’issue de la conférence, dressera une synthèse des débats sur les grands enjeux relatifs au Green Deal pour le futur de l’agriculture européenne avec un focus particulier sur l’agriculture française.

L’agriculture européenne : valeur ajoutée et emploi

Au cours des trois dernières années, la valeur ajoutée (VA) du secteur agricole de l’UE s’est établie aux alentours des 200 milliards d’euros, soit l’équivalent de 1,3 % du PIB de l’UE (Tableau 1). En termes de richesse produite, la France et l’Italie constituent les deux premières puissances agricoles. Avec l’Espagne, l’Allemagne et les Pays Bas, elles réalisent près de 70 % de la VA agricole de l’UE et, si on y ajoute les deux autres puissances agricoles plus à l’Est de l’UE, la Pologne et la Roumanie, sept pays concentrent presque 80 % de la VA agricole des vingt-sept pays de l’UE.

En termes d’emploi, la concentration est un peu moins forte : les sept pays susmentionnés représentent 73 % de l’emploi agricole au sein de l’UE. Surtout, le poids de l’emploi agricole dans l’emploi total du pays est sans commune mesure entre, d’une part, la Roumanie (14,4 % en 2020) ou la Pologne (9 %) et, d’autre part, l’Allemagne (1,2 %) ou la France (2,6 %). Globalement, l’agriculture employait près de 7,8 millions de personnes au sein de l’UE en 2022, soit un peu plus de 4 % de l’emploi total. Les données relatives au secteur de l’agroalimentaire font état de 4 millions de personnes occupées dans ce secteur. Au total, ce sont donc les pratiques et l’activité d’environ 12 millions de personnes qui seront concernées directement ou indirectement par les évolutions dans l’agriculture du fait du Green Deal[1].

Les émissions de gaz à effet de serre (EGES) dans l’UE : objectifs du Green Deal et état des lieux

Les objectifs du Green Deal : les grands principes

Le Green Deal se fixe pour objectif d’atteindre la neutralité carbone sur le continent européen d’ici 2050, soit l’équilibre entre les émissions humaines des gaz à effet de serre (EGES) et les captures par les puits naturels (océans, sols, végétation). Son objectif intermédiaire prévoit pour l’UE entière une baisse d’au moins 55 % des EGES en 2030 par rapport à 1990.

Ces objectifs s’inscrivent dans les engagements pris en 2015 dans le cadre des accords de Paris visant à limiter les EGES de façon à maintenir le réchauffement climatique sous les 2°C à la fin du siècle.

L’agriculture n’étant pas un secteur soumis au système d’échange des quotas d’émission (SEQE) de l’UE[2], c’est le règlement de la répartition de l’effort (RRE) qui assigne au secteur agricole de chacun des pays un objectif de réduction d’EGES à l’horizon 2030.

Dans ses grandes lignes, le RRE stipule que :

  • l’agriculture de l’UE devra réduire de 40 % ses EGES à l’horizon 2030 par rapport à 2005, conformément à l’objectif révisé de juillet 2021 [3] ;
  • l’effort est réparti entre les pays en fonction de leur richesse (mesurée par le PIB par tête) et adapté en fonction d’une analyse « coût-efficacité ». Concrètement, les pays les plus riches de l’UE se voient assigner des objectifs de réduction des EGES plus élevés que les pays moins riches. L’effort de réduction s’échelonne ainsi entre 10 % (pour la Bulgarie) et 50 % (pour la Suède, le Luxembourg, l’Allemagne, la Finlande et le Danemark). Pour la France, l’effort de réduction des EGES dans l’agriculture sera de 47,5 % à l’horizon 2030 par rapport à 2005 ;
  • les pays disposent de souplesse pour atteindre leurs objectifs. Notamment, un pays dont les EGES de son secteur agricole sont inférieures à son quota peut reporter l’allocation non utilisée sur les années suivantes jusqu’en 2030. Á l’inverse, si ses EGES dépassent le quota, le pays peut emprunter les allocations de l’année suivante.

États des lieux sur les EGES

En 2020, l’UE a émis un total de 3,1 milliards de tonnes équivalents CO2, soit une baisse de 33 % par rapport à 1990 selon les données de l’EEA[4].

Á elle seule, l’agriculture a émis l’équivalent de 382,4 millions de tonnes de CO2 en 2020, soit environ 12 % du total des EGES de l’UE. La réduction des EGES dans le secteur agricole par rapport à 1990 a été de l’ordre de 21%, soit moins soutenue que dans les autres secteurs de l’UE. En fait, depuis 2012, les EGES du secteur agricole ne diminuent plus tandis que celles des autres secteurs ont poursuivi leur tendance baissière (Graphique 1).

Les grands pays agricoles de l’UE sont aussi les grands émetteurs de GES du secteur (Graphique 2). La corrélation entre ces deux variables n’est cependant pas parfaite.  Des pays tels que l’Italie et l’Espagne pèsent d’un poids relativement peu important en termes d’EGES au regard du poids de leur secteur agricole. Á l’inverse, l’Irlande, la Pologne ou encore l’Allemagne émettent beaucoup de GES relativement au poids de leur agriculture. Pour une large part, ces différences de poids s’expliquent par la spécialisation de leur agriculture et notamment par l’importance plus ou moins grande de leur cheptel bovin (voir plus bas).

La fermentation entérique, soit l’émanation de méthane qui résulte de la digestion des ruminants, représente 43 % du total des EGES du secteur agricole de l’UE tandis que l’exploitation des sols en génère 39 % (Graphique 3). La production d’effluents (essentiellement liés au fumier) contribue grossièrement au reste, soit environ 15 % du total des EGES du secteur agricole de l’UE.

Les bovins, et tout particulièrement les vaches laitières, sont des sources importantes d’émission de méthane (respectivement 60 et 120 kg/an par animal). Á l’autre extrême, les porcins émettent peu de méthane (1,5 kg/an) et les volailles encore moins (moins de 0,1 kg/an).

Une forte spécialisation en cheptel bovin, comme c’est le cas de la France mais aussi d’un « petit » pays comme l’Irlande, aura donc un impact important en termes d’EGES. Par exemple, l’écart entre la France et l’Allemagne de 10 millions de tonnes d’EGES (en équivalent CO2) liées à la fermentation entérique s’explique par la production en France de 21 millions de bovins (hors vaches laitières) contre « seulement » 11 millions en Allemagne. Le cas irlandais est aussi très illustratif : 11e puissance agricole de l’UE en termes de VA (Graphique 2), l’Irlande est le 6e pays émetteur de GES du secteur agricole en raison d’un élevage bovin important et équivalent à celui de l’Italie, de l’Espagne ou de la Pologne.

Les objectifs de réduction des EGES dans l’agriculture de l’UE à l’horizon 2030

Si les objectifs de réduction des EGES sont respectés, l’agriculture de l’UE émettra au plus 233,4 millions de tonnes de GES en 2030, soit une baisse des EGES de 149 millions de tonnes entre 2020 et 2030. L’agriculture française devra diminuer son émission d’environ 30 millions de tonnes pour émettre au plus 40 millions de tonnes de GES et ceci, au plus tard en 2030 (Tableau 2).

En raison du poids de son agriculture et, en particulier de son importance dans la production de bovins, la France devra contribuer à hauteur de 20 % à la réduction des EGES générées par l’agriculture européenne. Il est intéressant de noter que pour un poids de son agriculture à peu près équivalent, l’Italie émet actuellement moitié moins de GES que la France et contribuera moitié moins à l’objectif de réduction des EGES du secteur agricole européen à l’horizon 2030. 

Les autres objectifs du Green Deal

Outre la réduction des EGES, le Green Deal définit d’autres objectifs interdépendants et complémentaires, notamment au travers de la stratégie From Farm-To-Fork (De la ferme à la fourchette) dite encore F2F et de la stratégie Biodiversité. Elles se traduisent par le respect d’objectifs quantitatifs à l’horizon 2030 tels que :

– Consacrer a minima 25 % des terres agricoles à l’agriculture biologique ;

Diviser par deux le recours et le risque liés aux pesticides et à l’usage des antibiotiques pour l’élevage ;

Réduire de 20 % l’utilisation d’engrais chimiques.

Ces objectifs visent à soutenir les objectifs de réduction des EGES, et plus généralement à accélérer la transition écologique. Pour autant, leur visée est beaucoup plus large puisqu’il s’agit aussi d’améliorer la santé et le bien-être des Européens.

Objectif de terres agricoles consacrées à l’agriculture biologique

En 2020, moins de 10 % des surfaces agricoles de l’UE était couverte par l’agriculture biologique, avec des disparités très marquées selon les pays allant de 25,7 % en Autriche (et 22,4 % en Estonie) à 0,6 % sur l’île de Malte (et 1,5 % en Irlande). En France, la part des surfaces agricole couverte par l’agriculture est de 8,7 %, soit un peu en deçà de la moyenne de l’UE mais avec une dynamique plus soutenue (Graphique 4). La poursuite de cette dynamique n’est cependant pas assurée. Selon certains observateurs, l’agriculture biologique serait, d’une part, concurrencée par d’autres labels à visée environnementale mais moins contraignants et d’autre part, la demande de produits biologiques, qui avait été soutenue en 2020 dans le contexte des confinements liés à la Covid-19, pâtirait maintenant du contexte inflationniste.

Objectifs liés à l’usage des pesticides et des antibiotiques pour l’élevage

Concernant les pesticides, deux objectifs ont précisément été définis : une réduction de 50 % dans l’usage et le risque des pesticides chimiques, d’une part, et une réduction de 50 % dans l’usage des pesticides dangereux, d’autre part. Dans les deux cas, l’horizon pour atteindre les objectifs est 2030 et la moyenne des années 2015-2017 constitue la référence.

La tendance qui se dégage au sein de l’UE est celle d’une réduction dans l’usage (et le risque) de ces deux types de pesticides, mais de façon plus marquée pour les pesticides dangereux (- 26 % par rapport à 2015-2017 ; Tableau 3) que pour les pesticides chimiques (- 14 %). L’agriculture française suit cette tendance à la baisse et ce, de manière encore plus marquée pour l’usage des pesticides chimiques (- 21 % par rapport à 2015-2017). Á l’inverse, des pays comme la Bulgarie, l’Autriche ou encore le Danemark n’ont pas suivi cette tendance baissière pour l’un et/ou l’autre des indicateurs de pesticides. Pour ces pays, les efforts de réduction pour atteindre les objectifs à l’horizon 2030 seront donc conséquents[5].

Par ailleurs, l’usage de certains pesticides, pourtant jugés dangereux et interdits par la Commission européenne, fait l’objet de dérogations de manière récurrente. Ainsi, entre 2019 et 2022, quelques 236 dérogations ont été accordées à des substances « hautement toxiques », dont près de la moitié pour des néonicotinoïdes (les insecticides dits « tueurs d’abeilles »). La Roumanie est le pays qui a le plus bénéficié de dérogations, suivie par la République tchèque, la Finlande et la Pologne.

Concernant l’usage d’antibiotiques à destination des animaux, l’objectif de réduction est de 50 % à l’horizon 2030 par rapport à 2018. Partant de niveaux élevés, voire très élevés, en 2021, certains pays devront faire des efforts importants en vue de réduire les ventes d’antibiotiques à usage vétérinaire à l’horizon 2030 (Tableau 4). C’est notamment le cas de la Bulgarie, de la Hongrie ou encore de la Pologne. Cependant, les exemples de l’Italie ou de l’Espagne montrent qu’il est possible en très peu d’années de réduire les prescriptions et donc les ventes d’antibiotiques, en changeant les pratiques vétérinaires.

Objectifs en matière d’engrais chimiques

En matière d’engrais chimiques (essentiellement, l’azote et le phosphore), l’objectif du Green Deal est de réduire de 50 % la perte en nutriments des sols à l’horizon 2030[6]. Selon la Commission européenne, cet objectif permettra de réduire l’usage des engrais chimiques d’au moins 20 % au même horizon. Á notre connaissance, l’année de référence pour calculer l’objectif n’a pas encore été fixée. En outre, les données d’Eurostat en azote et phosphore devenant très incomplètes à partir de 2015, il n’est pas possible de proposer un bilan exhaustif de l’état d’avancement pour ces objectifs.

Si on se concentre sur les bilans en fertilisation azotée de la France et de l’Allemagne pour lesquels les données sont disponibles sur longue période, la tendance qui se dégage est celle d’une réduction des pertes en éléments nutritifs des sols, la réduction étant plus forte pour l’Allemagne (- 62 % entre 1990 et 2019) qui part cependant d’un montant par hectare de SAU (Surface agricole utile) beaucoup plus élevé que la France (Graphique 5). Globalement, le bilan en fertilisation azotée de la France s’inscrit en deça de ce qui est observé au sein de l’UE.

Conclusion

Le Green Deal dote l’Union européenne d’objectifs importants et ambitieux en matière climatique et environnementale pour tous les secteurs en général et pour l’agriculture en particulier. Une simple introspection des évolutions passées montre que certains objectifs risquent d’être difficilement atteints par tout ou partie des pays de l’UE à l’horizon 2030 sans une modification substantielle des pratiques agricoles, sans innovations techniques et technologiques majeures mais aussi sans changement des comportements alimentaires. Sans tout cela, il sera difficile d’atteindre la neutralité carbone tout en garantissant la sécurité alimentaire de l’Union européenne mais aussi celle de pays tiers dépendant de l’agriculture européenne.


[1] Les données d’emploi du secteur agricole et du secteur agroalimentaire ne sont pas directement comparables. Dans l’agriculture, l’unité est de « 1 000 heures travaillées » par an tandis que dans l’agroalimentaire, il s’agit de personnes occupées (salariés ou non, ne travaillant pas forcément à plein temps). Ces unités de mesure, moins standard que celles d’équivalent plein temps, sont le reflet de la polyactivité assez développée dans l’agriculture et l’agroalimentaire.

[2] Les autres secteurs non concernés par le SEQE, lequel fixe un prix au carbone, sont les bâtiments, le transport routier et le transport maritime intérieur, les déchets et les petites industries.

[3] Le précédent objectif était de 30 %.

[4] Les données sont fournies par l’EEA (European Environment Agency) et republiées par Eurostat. Les données d’émissions sont nettes des recaptures. Elles sont définies en « équivalent CO2 » pour tenir compte du fait que certains gaz ont un effet de serre (autrement dit, un pouvoir réchauffant de l’atmosphère) beaucoup plus puissant que le dioxyde de carbone (CO2). C’est notamment le cas du méthane qui a un pouvoir réchauffant 25 fois supérieur à celui du CO2. On applique donc aux statistiques d’EGES de méthane un coefficient multiplicateur de 25 de façon à obtenir leur équivalence « carbone » en termes d’émissions.

[5] Les données sont manquantes pour un certain nombre de pays dont la Pologne et l’Espagne, certains pays de l’UE ayant refusé de fournir des données relatives à l’usage des pesticides sur une périodicité annuelle.

[6] La présence d’azote et de phosphore dans le sol est nécessaire à la croissance des végétaux. Cependant, en quantités trop importantes dans le sol, non ingérées, l’azote et le phosphore polluent les eaux et affectent leurs écosystèmes, d’où l’objectif de réduire « la perte en nutriments des sols ».




Investir dans des infrastructures bas-carbone en France : quels impacts macro-économiques ?

par Alexandre Tourbah (OFCE), Frédéric Reynès (OFCE-NEO-TNO), Meriem Hamdi-Cherif, Jinxue Hu (NEO), Gissela Landa et Paul Malliet

Les politiques d’infrastructures constituent un levier essentiel des efforts de réduction des émissions de gaz à effet de serre et d’adaptation des territoires aux conséquences du réchauffement climatique. Ces politiques couvrent des champs très variés et structurants pour nos modes de vie tels que la mobilité, la production et le transport d’électricité, les télécommunications, ou encore les réseaux d’eau. Elles influencent significativement les schémas de production et de consommation d’énergie dans les territoires ainsi que leur degré de résilience face aux aléas naturels. Ainsi, dans la perspective de la transition environnementale en France, des investissements significatifs devront être réalisés dans les années à venir pour transformer, rénover et maintenir les infrastructures sur l’ensemble du territoire national. Aux vues de l’importance des montants en jeu, ces investissements impliquent d’importantes évolutions socio-économiques à l’échelle du pays qu’il apparaît essentiel d’anticiper pour informer les décisions politiques en matière d’infrastructures.



C’est l’objet de l’article « Investir dans des infrastructures bas-carbone en France : quels impacts macro-économiques ? » [1] qui présente les montants d’investissement additionnels en infrastructures nécessaires à l’atteinte des objectifs de la Stratégie Nationale Bas Carbone[2] et de la Programmation Pluriannuelle de l’Energie[3], selon deux scénarios distincts, avant d’en analyser les conséquences macro-économiques. Le premier scénario, dit « Pro-Techno », se fonde essentiellement sur le déploiement d’innovations technologiques pour réduire l’empreinte carbone de la France tandis que le second, dit « Sobriété », repose sur une limitation voire une réduction importante de la consommation de certains types de biens et services (e.g. véhicules individuels, transport aérien, technologies numériques, etc.). Ces deux scénarios ont été conçus de manière à aboutir à l’objectif de neutralité carbone en 2050 et à garantir le respect des budgets carbone définis par la SNBC à court et moyen terme[4], de la même manière que les scénarios élaborés par d’autres institutions comme l’ADEME (Transition(s) 2050) ou RTE (Futurs Energétiques 2050). Le choix des scénarios Pro-Techno et Sobriété met en évidence le fait que des innovations de nature différence (technologique ou sociale) peuvent concourir à l’objectif de neutralité carbone. Ces scénarios pourraient cependant s’hybrider pour définir une palette plus large de scénarios. Dans cette évaluation, chacun des scénarios Pro-Techno et Sobriété est comparé à un scénario de référence (scénario dans lequel aucun investissement supplémentaire n’est réalisé).

Les deux scénarios considérés impliquent une hausse des investissements dans les travaux publics (Figure 1), dont une part importante de travaux d’aménagement de sites (terrassement, démolition et forages). Quelques différences importantes apparaissent toutefois :

  • Les montants d’investissements supplémentaires du scénario Pro-Techno sont supérieurs par rapport au scénario Sobriété : sur la période 2021-2050, 27 milliards d’euros (1,1 point de PIB) par an dans le scénario Pro-Techno contre 14 milliards d’euros (0,6 point de PIB) dans le scénario Sobriété ;
  • La trajectoire des investissements est aussi différente. Elle augmente au cours du temps dans le scénario Pro-Techno alors qu’elle atteint un point haut en 2030 avant de décroître dans le scénario Sobriété. Elle passe de 23 (resp. 20) à 32 (resp. 9) milliards d’euros entre 2021 et 2050 dans le scénario Pro-Techno (resp. Sobriété). Ainsi, les trajectoires d’investissement sont similaires dans les deux scénarios à l’horizon 2030, mais divergent significativement au cours des décennies suivantes ;
  • Dans le scénario Sobriété, la répartition de l’investissement total entre les différents segments d’activité des travaux publics met en évidence des changements importants dans les choix d’investissements en infrastructures par rapport au scénario Pro-Techno, surtout après 2030. En particulier, les investissements décroissent fortement dans le secteur des travaux routiers et le secteur ferroviaire du fait d’un besoin de mobilité inférieur. De même, les investissements dans l’aménagement de sites diminuent significativement après 2030 dans le scénario Sobriété, ce qui s’explique notamment par un besoin inférieur en travaux de recyclage des friches et de désartificialisation des sols.

Dans les deux scénarios, la hausse de l’investissement public a un effet positif à la fois direct et indirect sur l’activité économique. Elle se traduit par une hausse de l’activité dans les secteurs des travaux publics, avec pour effet indirect une hausse de l’activité dans d’autres secteurs auprès desquels se fournissent les secteurs des travaux publics. En conséquence cette croissance de l’activité entraîne une hausse de l’emploi, une augmentation du revenu des ménages et une hausse de la consommation. Cette série d’impacts est souvent appelée « effet multiplicateur de l’investissement », car l’effet résultant sur le PIB est supérieur à l’investissement initial. Cette hausse d’activité est toutefois contrebalancée par une dégradation de la balance commerciale qui résulte de deux effets. Le premier provient d’un effet de richesse : la hausse de la demande est en partie satisfaite par la hausse des produits importés. Le deuxième provient d’un effet de substitution : la hausse de l’activité génère une hausse de l’inflation et donc une dégradation de la compétitivité par rapport aux producteurs étrangers. Ceci entraîne une hausse supplémentaire des importations et une baisse des exportations.

En prenant en compte l’ensemble des effets (multiplicateurs et inflationniste), le scénario Pro-Techno entraîne une hausse de PIB de 1,2% en moyenne sur la période 2021-2030 et de 1% sur celle de 2030 à 2050, par rapport au scénario de référence. Dans le scénario Sobriété, la hausse du PIB est comparable sur la période 2021-2030 (1% par rapport au scénario de référence) mais plus faible sur celle de 2030 à 2050 (0,4%).

Dans les deux scénarios, les investissements en infrastructures conduisent à une hausse significative du nombre d’emplois dans l’économie française. Le scénario Pro-Techno permettrait ainsi de créer 325 000 emplois supplémentaires sur la période 2021-2025, et 410 000 emplois supplémentaires entre 2026 et 2030, par rapport au scénario de référence. Le scénario Sobriété génèrerait une hausse de l’emploi similaire sur ces périodes, bien que légèrement inférieure (270 000 emplois supplémentaires sur 2021-2025 et 340 000 sur 2026-2030). Ces chiffres correspondent aux créations nettes d’emplois (différence entre le nombre d’emplois créés et le nombre d’emplois détruits). Ce résultat significatif reflète l’ampleur des investissements à réaliser dans la première décennie dans un scénario comme dans l’autre, qui entraîneraient de nombreuses créations d’emplois. À partir de 2030, on observe cependant une divergence importante dans le nombre d’emplois créés. Dans le scénario Pro-Techno, les montants d’investissement se maintiennent à un niveau proche de ceux de la première décennie, ce qui se traduit par une hausse semblable de l’emploi entre 2030 et 2050 (environ 300 000 emplois). À l’inverse, le scénario Sobriété se caractérise par une diminution marquée des investissements à partir de 2030, ce qui conduit, dans les deux décennies suivantes, à une hausse plus limitée de l’emploi par rapport au scénario de référence (200 000 emplois supplémentaires entre 2031 et 2035, puis environ 60 000 emplois supplémentaires sur 2036-2050). Globalement, l’emploi suit donc la trajectoire d’investissement initial en travaux publics. L’impact est positif dans tous les secteurs à l’exception des métiers de la fabrication de produits et de l’agriculture où le nombre d’emplois baisse très légèrement lors de la décennie 2036-2045.

Ainsi, les impacts économiques estimés sont relativement similaires entre les scénarios Pro-Techno et Sobriété, mais une divergence apparaît surtout après 2030. Cette dernière est la traduction directe de montants d’investissements plus importants dans le scénario Pro-Techno, qui génèrent donc une activité économique supérieure. Il faut toutefois garder à l’esprit que ces résultats n’intègrent pas l’ensemble des effets économiques sous-jacents à chaque scénario. Le choix entre les scénarios Pro-Techno et Sobriété ne peut donc se faire uniquement sur la base de la différence en termes d’impacts directs de PIB. C’est avant tout un choix sociétal et donc politique. De plus, le choix entre ces scénarios devrait être guidé par d’autres critères d’évaluation, à commencer par leurs effets sur la santé et les inégalités sociales.

De plus, si les deux scénarios conduisent à des effets économiques positifs, notamment sur l’emploi, ils impliquent des mutations importantes dans les différents secteurs de l’économie, en particulier dans les secteurs des travaux publics. Ceci implique que la hausse de l’emploi, dans un scénario comme dans l’autre, est conditionnée par la capacité des entreprises à adapter leurs offres et leurs métiers aux nouveaux besoins d’investissement.

Notons enfin que la question du financement des investissements de chacun des scénarios s’avère prépondérante. Elle suppose notamment une mise en perspective au niveau européen, et une réflexion approfondie sur les modalités possibles de financement[5]. L’État devra prendre sa part de l’effort supplémentaire mais aussi inciter fortement les autres acteurs (collectivités territoriales, opérateurs publics ou privés) à investir dans les infrastructures. Le développement de modes de financement innovants pourrait aussi bénéficier aux politiques d’infrastructures. Dans le domaine de la gestion de l’eau par exemple, des dispositifs d’aide ou de redevances liés aux services rendus peuvent être envisagés, de manière à ce que des usagers ou collectivités puissent financer en commun des actions de protection des milieux aquatiques ou de prévention des aléas naturels : e.g. aménagement de zones d’expansion de crues, forages alternatifs pour protéger une nappe phréatique surexploitée, entretien des voiries, soutien à des pratiques agricoles moins polluantes, etc.


[1] Tourbah A., Reynès F., Hamdi-Cherif M., Hu J., Landa G., Malliet P., 2022, « Investir dans des infrastructures bas-carbone en France – Quels impacts macro-économiques ? », Revue de l’OFCE, n° 176, à paraître.

[2] « La Stratégie Nationale Bas-Carbone (SNBC) est la feuille de route de la France pour lutter contre le changement climatique. […] Elle définit une trajectoire de réduction des émissions de gaz à effet de serre jusqu’à 2050 et fixe des objectifs à court-moyen termes : les budgets carbone. » https://www.ecologie.gouv.fr/strategie-nationale-bas-carbone-snbc

[3] La Programmation Pluriannuelle de l’Energie (PPE) « exprime les orientations et priorités d’action des pouvoirs publics pour la gestion de l’ensemble des formes d’énergie sur le territoire […]. https://www.ecologie.gouv.fr/programmations-pluriannuelles-lenergie-ppe

[4] Pour une description détaillée des narratifs de ces scénarios, voir Carbone 4, OFCE, NEO (2021), Le rôle des infrastructures dans la transition bas-carbone et l’adaptation au changement climatique de la France, www.carbone4.com/publication-infrastructures-france

[5] A ce sujet, voir notamment Hainaut H., Ledez M., Perrier Q., Leguet B., Geoffron P., 2020, « Relance : comment financer l’action climat », I4CE. https://www.i4ce.org/wp-core/wp-content/uploads/2020/07/I4CE Relance_FinancementActionClimat-52p-2.pdf





Compte rendu du séminaire « Théorie et économie politique de l’Europe », Cevipof-OFCE, séance 3 – 11 mars 2022

La politique industrielle européenne au défi de la transition énergétique. Écologie industrielle et régime énergétique

Intervenants : Cyrille COUTANSAIS (IRSEM), Michel DEBROUX (DS Avocats) et Sarah GUILLOU (OFCE)

Le séminaire « Théorie et économie politique de l’Europe », organisé conjointement par le Cevipof et l’OFCE (Sciences Po), vise à interroger, au travers d’une démarche pluridisciplinaire systématique, la place de la puissance publique en Europe à l’heure du réordonnancement de l’ordre géopolitique mondial, d’un capitalisme néolibéral arrivé en fin du cycle et du délitement des équilibres démocratiques face aux urgences du changement climatique. La théorie politique doit être le vecteur d’une pensée d’ensemble des soutenabilités écologiques, sociales, démocratiques et géopolitiques, source de propositions normatives tout autant qu’opérationnelles pour être utile aux sociétés. Elle doit engager un dialogue étroit avec l’économie qui elle-même, en retour, doit également intégrer une réflexivité socio-politique à ses analyses et propositions macroéconomiques, tout en gardant en vue les contraintes du cadre juridique.

Réunissant des chercheurs d’horizons disciplinaires divers, mais également des acteurs de l’intégration européenne (diplomates, hauts fonctionnaires, prospectivistes, avocats, industriels etc.), chaque séance du séminaire donnera lieu à un compte rendu complet publié sur les sites du Cevipof et de l’OFCE.



1. La perspective juridique : un embryon de politique industrielle au travers du régime des aides d’État

Michel Debroux, avocat en droit européen de la concurrence, introduit son propos par un rappel historico-juridique du cadre juridique européen. Pendant longtemps, politique industrielle et construction européenne ont été un oxymore. Les traités de Rome de 1957 ne contenaient pas de disposition spécifique relative à la politique industrielle, alors qu’ils définissaient déjà des règles européennes en matière de concurrence, règles dont la rédaction n’a pas fondamentalement changées même si les politiques de mise en œuvre ont fortement évolué. La politique de concurrence se trouve donc dès l’origine au cœur de l’intégration européenne : en l’absence de base juridique autonome pour une politique industrielle, c’est le droit de la concurrence, ainsi que la construction du marché intérieur en 1992, qui tiennent lieu de politique industrielle ou économique européenne. Les années 1990 connaissent des évolutions en raison de la perspective d’élargissement à des pays du centre et de l’est de l’Europe, fortement industrialisés. Le Traité de Maastricht (1992) et l’achèvement du marché intérieur ont été perçus à l’époque comme une forme de politique industrielle, selon une logique de politique horizontale visant à créer les conditions pour que les acteurs privés puissent développer leurs activités. Il ne s’agit toutefois pas à proprement parler d’une véritable politique industrielle du fait de l’absence d’axes prioritaires clairement définis, ni de véritable budget dédié. Le Traité de Maastricht intègre, certes, la politique européenne dans les compétences de l’Union, mais uniquement comme compétence d’appui de l’UE[1] (incitation, coordination, accompagnement des politiques industrielles nationales), à l’inverse des politiques commerciales ou de concurrence.

La crise des subprimes de 2008-2009 a constitué un premier grand tournant, en marquant la fin d’une tendance très (néo)libérale de la doxa de la Commission européenne. Il faut se rappeler que le « Plan d’action » dans le domaine des aides d’Etat, élaboré en 2005 sous l’impulsion de la très libérale Commissaire européenne à la concurrence Neelie Kroes, en 2005, affichait l’objectif d’aboutir à des aides d’État « moins nombreuses et mieux ciblées ».  Or, si les traités confèrent à la Commission la compétence pour se prononcer sur la compatibilité des aides d’Etat avec le marché intérieur, ils ne contiennent aucune règle permettant à la Commission de fixer un objectif de limitation ex ante des aides d’Etat en volume. Avec la crise de 2008-2009, ce sont justement les aides d’État qui permettent de surmonter le choc dans un premier temps, avec l’adoption dans l’urgence de plans nationaux de soutien aux entreprises. Au cours de la décennie 2010, les institutions européennes commencent donc à assumer un discours moins défavorable à la politique industrielle.

Nous constatons ainsi l’émergence en Europe, de ce que l’on pourrait qualifier d’embryon de politique industrielle, avec notamment l’adoption en 2014 d’un règlement d’exemption qui permet d’approuver par avance des aides d’État sans avoir à passer par l’autorisation de la Commission européenne. Dans ce règlement, la fixation des seuils en-deçà desquels une mesure ne doit pas être notifiée joue un rôle de « fléchage » des mesures nationales de soutien en faveur de tel ou tel type d’investissement.  Ainsi orientées, les aides d’État jouent le rôle d’instrument de politique industrielle (financement des PME, R&D, économies d’énergie, développement régional, etc.), mais pour autant, ce retour en grâce des aides d’Etat n’équivaut toujours pas à une véritable politique industrielle proprement européenne : en l’absence de base juridique spécifique conférant une compétence propre de l’UE en matière de politique industrielle, celle-ci demeure pour l’essentiel une démarche d’incitation, d’orientation et de coordination de politiques industrielles nationales.

Mais notons la nouvelle temporalité en matière de réaction aux crises, qui débouche aujourd’hui sur des mesures et initiatives qui sont désormais très proches d’une authentique politique industrielle, ce terme lui-même – autrefois tabou – étant d’ailleurs assumé, voire revendiqué : il n’a fallu à la Commission qu’une semaine pour réagir à la crise du Covid-19. Même réactivité pour la crise ukrainienne. Il faut également garder en tête que le « Brexit » redonne du poids à une approche plus continentale, et donc davantage « française ». Le « Green Deal » annoncé par la Commission von der Leyen (fin 2019) et le plan de relance européen post-Covid dessinent l’ossature d’une politique industrielle européenne avec une volonté politique, un cadre juridique et règlementaire et un budget.

Le cadre juridique demeure toutefois très complexe, avec un mélange d’outils juridiques et, en toile de fond, le droit européen de la concurrence qui encadre les initiatives. Les bases juridiques déterminent les modes d’adoption des textes, et donc le rôle et la place plus ou moins forte du Parlement européen dans le processus décisionnel. L’article 173 TFUE[2] relatif à l’industrie montre la grande prudence de l’UE en matière de politique industrielle, le primat de l’approche concurrentielle et de compétitivité, et la faible place accordée au Parlement européen sur ces questions. Quant à la dimension budgétaire (qui relève du budget européen classique, avec par exemple le soutien aux réseaux d’interconnexion énergétique au travers du programme CFE), la difficulté de retracer la source des financements attribués à telle ou telle initiative entrave la possibilité d’identifier clairement des axes de politiques industrielles européennes.

L’énergie comme exemple de politique industrielle européenne montre bien cet effet de « puzzle » composé de nombreuses pièces législatives : la European Climate Law de 2021[3], qui fixe l’objectif juridiquement contraignant de neutralité carbone à l’horizon 2050, avec une étape intermédiaire en 2030 ; le règlement Taxonomie verte de 2020[4] qui vise à mettre en place une labellisation de projets d’investissements privés (il n’est donc une fois de plus pas question de financement public européen), avec l’épineuse question d’intégrer ou non le nucléaire (question renvoyée à un acte délégué de la Commission européenne qui dresse la liste des types d’investissement « vert ») ; les projets de fiscalité énergétique (avec le mécanisme d’ajustement carbone aux frontières de l’UE) ; ainsi qu’une grande variété de directives et de communications, et les lignes directrices de la Commission pour les aides d’État relatives au secteur de l’énergie, adoptées en janvier 2022.

La « politique industrielle européenne » n’est donc plus un oxymore, c’est au contraire une réalité dont le secteur de l’énergie est l’un des meilleurs exemples, mais la variété des outils et les contraintes juridiques en rendent encore la mise en œuvre particulièrement complexe.

2. La perspective économique : le tournant de la fusion ratée Alstom-Siemens de 2019

Sarah Guillou, directrice du département Innovation et concurrence de l’OFCE, évoque une publication de la Documentation française de 2008 consacrée à la présidence française de l’UE, avec déjà l’énergie et l’environnement comme priorités et la problématique de la dépendance de l’Europe au gaz russe. La concurrence des diplomaties énergétiques nationales intra-européenne n’a jamais permis de faire aboutir le projet de mutualisation des stocks, pourtant dans les tiroirs depuis des années. La présidence française de l’UE de 2008 affichait trois objectifs : sécurité d’approvisionnement, durabilité environnementale, compétitivité (prix et coût de l’énergie). Ces trois objectifs pouvaient se résumer, selon la formule d’un diplomate, dans le « triangle vertueux » : Moscou (sécurité d’approvisionnement), Kyoto (durabilité) et Lisbonne (compétitivité). De vertueux, ce triangle a, depuis, pris la tournure d’un triangle d’incompatibilité ou de tensions.

Aujourd’hui, nous observons une légère baisse (mais toujours bien insuffisante) de la dépendance européenne au gaz russe. D’autre part, le mécanisme européen de taxation du carbone (2005) demeure encore inégalé au monde. Peu efficace au début, il a progressivement gagné en utilité avec un prix de la tonne carbone qui a atteint 100 euros. Enfin, à la suite de la crise du Covid-19, le plan de relance européen appelle à la mise en œuvre de nouvelles ressources fiscales, avec en ligne de mire une communautarisation des ressources issues du mécanisme d’ajustement carbone aux frontières de l’UE.

En matière de compétitivité européenne, l’UE conserve des positions fortes dans les industries traditionnelles (avec un rang de 1er ou 2e exportateur selon les secteurs) et reste une zone excédentaire malgré une forte hétérogénéité intra-européenne. Il n’en demeure pas moins que les objectifs de Lisbonne de 2000 et de l’agenda 2020 n’ont clairement pas été atteints. L’écart dans le domaine de l’économie numérique entre l’Europe et les États-Unis ou la Chine est patent. Cela dit, aujourd’hui, l’UE, notamment par la voix de la Commission européenne, parle toujours davantage de numérisation et d’économie verte. Le mécanisme d’ajustement carbone au frontière prévoit une première étape majeure dès 2023 avec l’obligation déclarative des importateurs du contenu carbone de leurs importations, suivie de l’obligation d’achat de crédits d’émission carbone pour 2026.

Nous observons un changement de paradigme en matière de politique industrielle en Europe. Jusqu’alors, la politique industrielle se faisait au travers d’exemptions majeures en matière d’aides d’État (R&D et développement durable) visant à modifier la nature de la spécialisation européenne et à introduire davantage d’innovations et de processus respectueux de l’environnement (logique de politique horizontale et non sectorielle, sauf pour le spatial et l’agriculture). Le nouveau paradigme qui se dessine, depuis quelques années, s’articule autour d’un élargissement des domaines d’autorisation des aides d’Etat (domaines d’exemption) et d’une attention croissante portée à l’autonomie technologique de l’Europe.

À cet égard, sur le plan des acteurs économiques, la décision de la Commission européenne d’interdire la fusion entre Alstom et Siemens en 2019 a déclenché une prise de conscience de l’importance de la dimension d’autonomie stratégique et a conduit les Allemands à prendre position sur ces questions, jusqu’alors plus ou moins ignorées ou minorées vis-à-vis du primat du paradigme de la concurrence et de la compétitivité (position commune des ministres de l’économie français et allemand Bruno Le Maire et Peter Altmaier[5]). Le rachat de l’entreprise de robotique allemande Kuka par l’entreprise chinoise Midea en 2016-2017 avait déjà constitué un premier électrochoc allemand. En toile de fond, le protectionnisme de l’administration Trump a aussi contribué à modifier durablement la perception qu’ont les Européens de leur alliance économique avec les Américains. Enfin, lors de la crise du Covid-19, l’UE a fait l’expérience des conséquences sanitaires comme économiques de l’apparition soudaine de tensions dans l’approvisionnement en produits et matériels de protection médicale, à laquelle s’est ajoutée, en sortie de crise, la pénurie de composants intermédiaires critiques (semi-conducteurs) pour les industries européennes (en particulier le secteur automobile) et matières premières (comme le magnésium). La guerre en Ukraine accentue dramatiquement l’ensemble des facteurs déstabilisateurs de l’économie européenne. Dans ce nouveau contexte mondial, les relations entre compétitivité et sécurité d’approvisionnement demeurent conflictuelles au sein de la gouvernance économique européenne.

Un objet nouveau qui signale ce changement de paradigme est les Projets Importants d’Intérêt Européen Commun (en anglais IPCEI pour Important Project of Common European Interest) avec, entre autres, l’initiative franco-allemande sur les batteries, avec un objectif de levée de fonds de 5 à 6 Md€ (à partir d’un financement public franco-allemand de 1,2 Md€), et l’hydrogène (projet ouvert en 2020, à destination essentiellement des mobilités lourdes, avec 15 projets français) doté de 7Md€ de financement public à horizon 2030. Le European Chips Act est également un acte fondateur d’une politique industrielle plus verticale[6]. Cependant, de ce changement de paradigme ne naîtra une politique industrielle européenne qu’à condition que des moyens propres y soient dédiés. Le triangle Environnement-Compétitivité-Energie demeure au cœur des politiques européennes et l’articulation entre ces trois pôles, encore au cœur des débats sur la hiérarchie des priorités politiques.

3. La perspective géostratégique : enjeux et contraintes de la diversification des approvisionnements par importation de gaz liquéfié naturel (GNL)

Cyrille Coutansais, directeur de recherches au Centre d’études stratégiques de la Marine (CESM), souligne le nouveau paramètre apparu aux yeux des Européens avec la guerre en Ukraine : la guerre redevient possible entre États, y compris entre puissances nucléaires. Elle n’est plus une idée abstraite, mais une expérience réelle. Se pose, en outre, à nouveaux frais, la question de Taïwan.

La question énergétique se présente sous la forme d’un triangle dont les composantes sont 1) l’efficacité énergétique, 2) le prix et 3) la souveraineté. Si cette dernière composante avait été un peu oubliée en Europe, elle ne l’a jamais été de certains pays comme l’Inde (qui a opté pour le maintien d’une production d’électricité à base de charbon afin de ne pas dépendre du gaz iranien qui transiterait par le frère ennemi pakistanais). La guerre en Ukraine arrive dans un contexte de hausse de la demande en gaz en raison d’une moindre production des énergies renouvelables : la sècheresse en Chine a diminué la production électrique de ses barrages ; l’absence de vent, cet été, en mer du Nord qui a affecté la production de l’éolien en mer. Au final, miser aujourd’hui sur un mix énergétique composé de 100% d’énergies renouvelables veut dire plus de consommation de gaz pour pallier leur intermittence. Par ailleurs, l’UE mise sur l’hydrogène mais ce choix stratégique relève d’une forme de pari dont on ne connaît pas le résultat à terme.

L’UE s’est donnée comme objectif de diversifier ses approvisionnements en gaz par le recours, notamment, au GNL (gaz naturel liquéfié) importé par transport maritime (méthaniers). Mais les livraisons de GNL par bateau se font « au meilleur prix » : une livraison peut être détournée en cours d’acheminement vers un autre pays plus offrant. Elles nécessitent, en outre, des usines de regazéification (terminaux méthaniers). Or ces aspects ne sont pas exempts du jeu des rivalités intra-européennes. La France a ainsi fait le choix de ne pas connecter ses gazoducs à l’Espagne afin de ne pas favoriser celle-ci dans sa stratégie de devenir un hub méthanier, en concurrence avec le terminal méthanier français de Fos-Cavaou. Enfin, garantir ses approvisionnements par transport maritime de GNL suppose de disposer d’une flotte souveraine. Or, les marins assurant la bonne marche de l’ensemble du transport maritime mondial sont essentiellement de cinq ou six nationalités, avec 15% à 20% de Russes et d’Ukrainiens. Cet aspect RH soulève l’enjeu crucial de constituer une flotte stratégique commerciale européenne, avec toute la difficulté d’attirer les Européens vers le métier de marin de commerce.

Sur l’industrie européenne, les choses évoluent significativement du fait que l’Allemagne a commencé à bouger voyant que la Chine vient la concurrencer directement sur son terrain. Ensuite, le choix de la Commission européenne de pousser les constructeurs automobiles européens vers la voiture électrique enclenche mécaniquement l’enjeu de production des batteries (qui représente près de 40% de la valeur du véhicule). Sur la taxe carbone, en théorie, sur le papier, l’idée est relativement simple (notamment pour les matières premières). Mais dans le détail, comment tracer la part carbone pour des produits complexes (comme une voiture par exemple) ? Une possibilité pourrait être de passer à un modèle d’aides.

Enfin, en matière de numérique, avec l’arrivée de la 5G dans les usines, se pose la question de l’impact sur la localisation de la production. Il est remarquable qu’il n’y ait jamais eu autant d’autorisations de création de sites industriels en France. Cela s’explique par l’évolution vers des sites industriels davantage compacts et robotisés, couplée à une demande de rapidité de livraison par un consommateur toujours plus exigeant (ce qui impose de rapprocher la production du lieu de consommation).


[1] Article 6 TFUE dans la nomenclature actuelle : « L’Union dispose d’une compétence pour mener des actions pour appuyer, coordonner ou compléter l’action des États membres. Les domaines de ces actions sont, dans leur finalité européenne :

a) la protection et l’amélioration de la santé humaine ;

b) l’industrie ;

c) la culture ;

d) le tourisme ;

e) l’éducation, la formation professionnelle, la jeunesse et le sport ;

f) la protection civile ;

g) la coopération administrative. »

[2] Article 173 TFUE : « 1. L’Union et les États membres veillent à ce que les conditions nécessaires à la compétitivité de l’industrie de l’Union soient assurées. À cette fin, conformément à un système de marchés ouverts et concurrentiels, leur action vise à :

  • accélérer l’adaptation de l’industrie aux changements structurels ;
  • encourager un environnement favorable à l’initiative et au développement des entreprises de l’ensemble de l’Union, et notamment des petites et moyennes entreprises ;
  • encourager un environnement favorable à la coopération entre entreprises ;
  • favoriser une meilleure exploitation du potentiel industriel des politiques d’innovation, de recherche et de développement technologique.

2. Les États membres se consultent mutuellement en liaison avec la Commission et, pour autant que de besoin, coordonnent leurs actions. La Commission peut prendre toute initiative utile pour promouvoir cette coordination, notamment des initiatives en vue d’établir des orientations et des indicateurs, d’organiser l’échange des meilleures pratiques et de préparer les éléments nécessaires à la surveillance et à l’évaluation périodiques. Le Parlement européen est pleinement informé.

3. L’Union contribue à la réalisation des objectifs visés au paragraphe 1 au travers des politiques et actions qu’elle mène au titre d’autres dispositions des traités. Le Parlement européen et le Conseil, statuant conformément à la procédure législative ordinaire et après consultation du Comité économique et social, peuvent décider de mesures spécifiques destinées à appuyer les actions menées dans les États membres afin de réaliser les objectifs visés au paragraphe 1, à l’exclusion de toute harmonisation des dispositions législatives et réglementaires des États membres.

Le présent titre ne constitue pas une base pour l’introduction, par l’Union, de quelque mesure que ce soit pouvant entraîner des distorsions de concurrence ou comportant des dispositions fiscales ou relatives aux droits et intérêts des travailleurs salariés. »

[3] Règlement n° 2021/1119 du 30 juin 2021 établissant le cadre requis pour parvenir à la neutralité climatique.

[4] Règlement n° 2020/852 du 18 juin 2020 sur l’établissement d’un cadre visant à favoriser les investissements durables.

[5] Bruno Le Maire et Peter Altmaier, « Après l’échec de la fusion Alstom-Siemens, Altmaier et Le Maire : “Nous allons proposer une adaptation du droit européen de la concurrence” », Le Monde, 7 février 2019.

[6] Déclaration de la Commission européenne, « EU Chips Act : le plan de l’Europe pour redevenir leader mondial des semi-conducteurs », 8 février 2022.




COP 26 : les exigences de la transition juste

par Éloi Laurent

Parmi les thèmes nouveaux qui résonnent dans les halls et les couloirs de la COP 26 cet automne figure celui de la « transition juste ». Ainsi, le 4 novembre dernier, plusieurs chefs d’État et de gouvernement (dont ceux de l’Italie et du Royaume-Uni co-organisateurs mais aussi de la France, de la Commission européenne et des États-Unis) ont co-signé une « Déclaration sur la transition internationale juste ». Mais de quoi parle-t-ton, au juste ?



Un éclaircissement sur la
définition mais aussi sur les conditions de mise en œuvre de la transition
juste est proposé dans le dernier Cahier
de prospective de l’IWEPS
, à commencer par la généalogie de cette notion.

Celle-ci est née au début des
années 1990 dans les milieux syndicalistes américains comme un projet social
défensif visant à protéger les travailleurs des industries fossiles des
conséquences des politiques climatiques sur leurs emplois et leurs retraites.
Ce projet a trouvé un écho contemporain dans l’Union européenne avec la Déclaration
de Silésie/Katowice en 2018 et la création du « Mécanisme de transition
juste » du Pacte vert européen en 2019 ; au niveau mondial, il a été repris
dans l’Accord de Paris de 2015 (lequel évoque les « impératifs d’une
transition juste pour la population active et de la création d’emplois décents
et de qualité conformément aux priorités de développement définies au niveau
national »).

Dans cette perspective défensive
(que l’on retrouve dans les débats actuels aux États-Unis autour de l’avenir
des États
charbonniers comme la Virginie occidentale), ce sont les politiques de
transition qu’il s’agit de rendre justes. Or, l’amplification des chocs
écologiques (inondations, sécheresses, pandémies, etc.), indépendamment des
politiques d’atténuation qui seront mises en œuvre pour y faire face, appelle
une définition plus large et positive de la transition juste.

Cet élargissement a été entamé sous
l’influence de la Confédération internationale des syndicats puis de la
Confédération européenne des syndicats, qui ont fait évoluer la transition
juste vers une tentative de conciliation de la lutte contre le dérèglement
climatique et de la réduction des inégalités sociales, autour du thème des
« emplois verts » et du slogan « no jobs on a dead planet ». Ce projet social-écologique se
retrouve dans le Rapport de l’Organisation Internationale du Travail de 2015 qui
définit des « lignes
directrices
 » en la matière.

C’est cette définition élargie
que l’on retrouve dans la Déclaration du 4 novembre dernier, qui reprend les
thèmes traditionnels de l’accompagnement des travailleurs dans la transition
vers de nouveaux emplois caractérisés par un travail décent via le dialogue
social, mais en les encastrant dans une nouvelle stratégie économique qui
implique notamment de redéfinir des modèles de croissance considérés comme
insoutenables au plan écologique (surconsommation des ressources) et social
(exacerbation des inégalités).

Si cette prise de position est
bienvenue, elle est encore insuffisante : il convient d’élargir encore le projet de transition juste en
précisant ses exigences et surtout en s’efforçant de le rendre opératoire de
manière démocratique.

La transition juste ne doit plus
seulement s’entendre comme un accompagnement social ou une compensation
financière des politiques d’atténuation des crises écologiques, mais plus
largement comme une stratégie de transition sociale-écologique intégrée face
aux crises écologiques incluant les politiques écologiques comme les chocs
écologiques (une fiscalité carbone est une politique écologique tandis qu’une
canicule est un choc écologique).

La crise du Covid illustre bien
la pertinence et la nécessité de cette transition sociale-écologique : c’est un
choc écologique (en l’occurrence une zoonose) qui a aggravé les inégalités
sociales existantes (logements exigus, travailleurs essentiels, comorbidités,
etc.) et en a fait naître de nouvelles (nécessité/possibilité du télétravail,
Covid long, etc.). De même, les inondations de juillet 2021 en Allemagne et en
Belgique sont un exemple frappant de l’urgence d’évoluer vers la transition
juste pour que les ménages les plus vulnérables aux conséquences inéluctables
du changement climatique puissent être vraiment protégés.

On peut dans cet esprit définir
trois exigences d’une stratégie de transition juste :

1 – Analyser systématiquement les chocs écologiques et les politiques
qui entendent les atténuer sous l’angle de la justice sociale
dans ses
trois dimensions fondamentales : de reconnaissance, distributive et procédurale
; ainsi, l’Agence européenne de l’environnement propose dans un document
tout juste publié
des stratégies sociales-écologiques pour faire face aux
défis sociaux des politiques de transition ;

2 – Accorder la priorité dans la conception des politiques de
transition juste (ou transition sociale-écologique) au bien-être humain dynamique éclairé par ces enjeux de justice en vue de dépasser l’horizon de la
croissance économique
. Ce dépassement de la croissance économique n’est
plus l’apanage d’une minorité académique, il est en train de devenir un élément
de consensus dans la communauté globale environnementale : il est ainsi inscrit
en toutes lettres dans le rapport
récent
et conjoint du GIEC (Groupe d’experts intergouvernemental sur
l’évolution du climat) et l’IPBES (Plateforme intergouvernementale scientifique
et politique sur la biodiversité et les services d’écosystèmes) qui recommande
de « s’éloigner d’une conception du progrès économique où seule prévaut la
croissance du PIB » pour préserver la biodiversité et les écosystèmes. Le
rapport AR6 du GIEC suggère lui aussi dans le scénario « SSP 1 » une
évolution vers un monde dans lequel « l’accent mis sur la croissance
économique bascule en faveur du bien-être humain » (voir Riahi
et al. 2017
) . C’est également la position adoptée récemment par l’Agence
européenne de l’environnement
[1] ;

3 – Construire et mettre en œuvre ces politiques de transition juste de
manière démocratique
en veillant à la compréhension, à l’adhésion et à
l’engagement des citoyennes et des citoyens, aux différents niveaux de
gouvernement (local, national et européen dans le cas de l’Union européenne).

Dans le cadre de la COP 26, ces
trois exigences s’emboîtent les unes dans les autres : au cœur de la transition
juste, il y a bien une articulation
essentielle entre crises écologiques et inégalités sociales
, à la fois
entre pays et au sein des pays. On pourrait ainsi, à la Cop 26, progresser sur
les principes de justice qui doivent présider à l’allocation du budget carbone
global et ensuite, au sein de chaque pays, sur les critères et les politiques
de réduction des émissions de gaz à effet de serre (on pourrait faire de même
avec les financements consacrés à l’adaptation au changement climatique). On se
rapprocherait alors d’une
vision intégrale de la justice climatique, du sol au plafond
.


[1]
Pour un panorama des arguments analytiques en faveur du bien-être et des
politiques de bien-être qui émergent partout dans le monde, voir E. Laurent
(ed.), The
Well-being Transition: Analysis and Policy
, Palgrave Macmillan, 2021.




Une élection allemande placée sous le signe de la transition écologique

par Céline Antonin

Alors que l’économie allemande a
mieux résisté que celle des pays européens voisins en 2020, avec une baisse du
PIB de « seulement » de 4,9% − contre 6,4 % en zone euro et
7,9 % en France −, elle semble repartir moins fort. Au deuxième
trimestre 2021, l’Allemagne affiche toujours un PIB inférieur de 3,3 % à
son niveau d’avant-crise, un chiffre quasi-identique à celui de son voisin
français (-3,2 %).



Dans ce contexte économique
toujours marqué du sceau de la pandémie, l’Allemagne s’apprête à écrire, le 26
septembre 2021, une nouvelle page de son histoire politique après les seize
années de mandat d’Angela Merkel. La CDU, parti de centre-droit, est au cœur de
la vie politique allemande depuis 1949 et totalise 50 années de participation
aux gouvernements de coalition. Demeurera-t-il le premier parti au sein du
Parlement ? Rien n’est plus incertain : Armin Laschet, successeur
d’Angela Merkel à la tête de la CDU, a certes réussi à s’imposer en avril 2021
comme candidat de la droite allemande contre le Ministre-Président de Bavière
Markus Söder, mais les divisions affichées par la droite ont fragilisé le
parti, comme en témoigne le fort recul dans les intentions de vote de la CDU/CSU.
Ainsi, au cours des six derniers mois, deux partis se sont disputés avec la
CDU/CSU la tête des sondages : les Verts emmenés par Annalena Baerbock et,
pour la première fois en 15 ans, le SPD. Ce dernier s’appuie sur la figure du
ministre des finances sortant de la coalition CDU-SPD, Olaf Scholz, qui
apparaît comme un centriste modéré, incarnant une forme de continuité par
rapport au gouvernement actuel. Être en tête des élections revêt une importance
considérable car le parti le plus important au Parlement brigue généralement la
chancellerie.

Les possibilités de coalition sont
nombreuses et les négociations s’annoncent complexes. Le scénario le plus
probable est la poursuite de la grande coalition (CDU/CSU et SPD), expérimentée
à trois reprises par Angela Merkel (2005-2009, 2013-2017 et 2018-2021). Cependant,
une configuration de « coalition jamaïcaine » (CDU/CSU, Verts et FDP)
est possible, de même qu’une « Ampelskoalition »
(SPD, Verts et FDP), voire une coalition plus à gauche dans laquelle le SPD
s’allierait avec, entre autres, le parti de gauche Die Linke.

Lorsque l’on examine les programmes
des trois principales formations politiques (voir tableau), un consensus fort se dégage autour de la transition
écologique, principal thème de la campagne. Sur les autres thèmes, en revanche,
on retrouve le clivage droite/gauche traditionnel. La CDU/CSU se fait le
chantre de la compétitivité des entreprises en plaidant pour une baisse de
l’impôt sur les sociétés et le plafonnement des coûts non salariaux, tandis que
le SPD et les Verts souhaitent l’augmentation du salaire minimum, instauré en
2015. Par ailleurs, la CDU/CSU défend une fiscalité inchangée sur les ménages,
tandis que le SPD et les Verts défendent l’idée d’une contribution accrue pour
les ménages les plus aisés avec le rétablissement de l’impôt sur la fortune et
un alourdissement de l’impôt sur le revenu pour les hauts revenus. Ce clivage
se retrouve sur la question de l’intégration européenne, notamment dans ses aspects
budgétaires.

Un
fort consensus autour de la transition écologique

Un large consensus semble émerger
au sein des principaux partis pour une politique de transition écologique
ambitieuse. Si l’orientation est claire, l’ampleur et la rapidité de la mise en
œuvre dépendront des partis qui formeront la prochaine coalition. Les trois
principaux partis ont confirmé leur engagement en faveur de la neutralité
carbone : la CDU/CSU et le SPD se fixent l’échéance de 2045, année cible indiquée
dans la loi sur la protection du climat votée par la coalition actuelle ;
quant aux Verts, ils se fixent l’objectif d’atteindre la neutralité carbone en
vingt ans. Le parti libéral (FDP) s’est quant à lui fixé une échéance plus
lointaine, en 2050.

Pour atteindre cet objectif, il
faut une profonde modification du mix énergétique actuel (graphique), qui repose en Allemagne à 78 % sur les énergies
fossiles – contre 48 % en France. La CDU/CSU et le SPD veulent la disparition
du charbon d’ici 2038 (2030 pour les Verts). Or, historiquement, l’Allemagne
avait privilégié les sources de production fossiles, en particulier le charbon
et le lignite qu’elle possède en abondance, ainsi que le gaz, essentiellement
importé. Malgré une baisse importante au cours de la dernière décennie, le charbon
représente encore 17,6 % de l’approvisionnement énergétique en 2019. Ayant
annoncé en 2011 son choix de sortir du nucléaire[1], elle ne peut donc que
compter sur l’essor des énergies renouvelables. C’est pourquoi les grands
partis souhaitent fortement augmenter leur part – actuellement autour de
15 % − dans le mix énergétique allemand. Le SPD souhaite que l’électricité
provienne entièrement d’énergies renouvelables d’ici 2040 : or seul un tiers de l’électricité
est actuellement produite à partir des énergies renouvelables[2].

La stratégie retenue pour atteindre
les objectifs environnementaux diffère néanmoins. Les Verts plaident pour une
politique d’État très volontariste et prévoient 50 milliards d’euros
d’investissement par an dédiés à la transition écologique. Les
chrétiens-démocrates et le FDP privilégient le soutien à l’innovation et s’en
remettent aux mécanismes de marché : ils souhaitent notamment étendre le
marché des quotas d’émissions qui renchérit le prix du CO2 afin de préserver la
compétitivité de l’industrie allemande.

Les
éléments de divergence : compétitivité des entreprises, salaire minimum et
fiscalité des ménages

Les clivages traditionnels
gauche/droite se retrouvent sur la question de la fiscalité des entreprises. La
CDU/CSU, ainsi que son traditionnel partenaire libéral, le FDP, prônent la
baisse du taux d’imposition des sociétés à 25 % au lieu de 30 %. La
CDU/CSU entend également plafonner à 40% de la masse salariale les coûts non salariaux (le coin
socio-fiscal), c’est-à-dire les prélèvements obligatoires et cotisations
sociales payées par les employeurs et salariés. Le parti conservateur souhaite
également supprimer la surtaxe de solidarité[3] (Solidartätszuschlag) pour
les entreprises, contrairement au SPD et aux Verts qui souhaitent son maintien.
Enfin, la CDU/CSU souhaite que le seuil de rémunération des minijobs, seuil qui permet l’accès à une
couverture sociale, soit relevé de 450 à 550 euros.

Alors
que les propositions de la CDU mettent l’accent sur l’allègement de la
fiscalité pour les entreprises dans une optique de compétitivité accrue, le SPD
et les Verts proposent de porter le salaire minimum à 12 euros de l’heure,
soit une augmentation de 15 % par rapport au niveau prévu en juillet 2022[4]. Pour rappel, en 2020, le
salaire minimum représente 51 %
du salaire brut médian pour les salariés à temps plein en Allemagne, contre 58
% au Royaume-Uni et 61 % en France (source : OCDE). Une augmentation du
salaire toucherait un nombre conséquent de salariés : d’après Schulten et
Putsch (2019), entre 9 et 11 millions de salariés − soit entre 27 % et
30 % des salariés allemands − gagnent un salaire horaire inférieur ou égal
au seuil de 12 euros[5].

Sur la question de la fiscalité des
ménages, la CDU/CSU défend une fiscalité inchangée sur les hauts revenus, tandis
que le SPD et les Verts défendent l’idée d’une contribution accrue pour les
ménages les plus aisés avec le rétablissement de l’impôt sur la fortune et souhaitent
une réforme de la progressivité de l’imposition sur le revenu. Les Verts se
prononcent à la fois pour un allègement pour les faibles revenus (via une
augmentation de l’abattement de base), et pour un alourdissement pour les
revenus du haut de la distribution. Ils plaident ainsi pour le relèvement du
taux marginal de 42 à 45 % à partir d’un revenu de 100 000 euros pour les
célibataires et de 200 000 euros pour les couples mariés, et le relèvement du
taux marginal de la tranche supérieure de 45% à 48% à partir de 250 000 euros
pour un célibataire et 500 000 euros pour un couple marié – cette dernière
proposition étant partagée par le SPD.

La problématique du logement est également
prégnante : les trois partis proposent la construction d’un million à un
million et demi de logements. Le SPD et les Verts souhaitent introduire le
plafonnement des loyers tandis que la CDU souhaite favoriser l’accession à la
propriété.

La
question de l’intégration européenne et de l’investissement public

La
faiblesse de l’investissement public est un problème endémique en
Allemagne : le discours allemand demeure en effet très marqué par
l’importance de la vertu budgétaire qui bride les dépenses de l’État aux fins
d’investissement. Ainsi, la part de l’investissement public dans le PIB n’a
représenté que 2,3% en moyenne entre 1995 et 2020, contre 3,8% en France sur la
même période ; par ailleurs la formation nette de capital fixe du secteur
public a été négative pendant plusieurs années depuis 2004, c’est-à-dire que le
montant de l’amortissement a été supérieur au montant des nouveaux
investissements. Dans une étude conjointe de l’IMK et de l’IW[6], les besoins de
financement dans les infrastructures sont estimés à 450 milliards d’euros sur
les 10 prochaines années. La question de l’investissement public a refait
surface à l’occasion de la crise de la Covid-19. Dès juin 2020, l’Allemagne a
élaboré un plan de relance de grande envergure pour relever le pays de cette
crise à la fois sanitaire et économique. Sur les 130 milliards d’euros – 4
points de PIB – alloués à ce plan, 50 milliards étaient dédiés au volet d’investissement
destiné à s’attaquer aux transformations structurelles.

L’investissement
public est au cœur de la campagne des législatives : les Verts prévoient
500 milliards d’euros – soit 17 % du PIB – d’investissement public au
cours des dix prochaines années, le SPD évoque également un montant de 50
milliards d’euros par an, et la CDU ne donne pas de chiffrage précis. Les
objectifs sont relativement similaires, avec un accent mis sur la transition
écologique (hydrogène vert notamment), la numérisation, le domaine de la santé,
les infrastructures. Les financements ne sont pas toujours clairement définis.
En tout état de cause, cette attention portée à l’investissement public
implique des déficits plus élevés dans les prochaines années. Ces déficits seront
difficilement réconciliables avec le retour à la règle d’or de l’endettement – suspendue pour cause de Covid –
en 2023[7], sauf si l’investissement
est exclu du calcul du déficit, comme le demande le parti écologiste.

Cette
question de l’investissement public, commune à plusieurs pays européens, est liée
à la question de l’intégration européenne. Si l’Allemagne a, en 2020, accepté
le principe d’une mutualisation de la dette publique, c’est à la condition expresse
que ces sommes ne soient utilisées que pour de nouveaux investissements, et non
pour rembourser des dettes préexistantes. Ainsi, la crise de la Covid-19 a
entraîné un changement historique dans la position allemande vis-à-vis de
l’intégration budgétaire. Le vote du cadre financier pluriannuel pour la
période 2021-2027 et le fonds de relance européen « Next Generation
EU » (NGEU) ont mis fin au tabou de la non mutualisation de la dette publique
défendue par l’Allemagne. Ainsi, la Commission européenne a été chargée d’emprunter
elle-même des fonds sur les marchés financiers afin d’alimenter le budget de
relance – d’un volume financier total de 750 milliards d’euros maximum[8].

Pour
autant, il ne faut pas se méprendre sur cette volte-face et cette solidarité
budgétaire. Lors de sa déclaration gouvernementale du 18 juin 2020 au
Bundestag, Angela Merkel a réaffirmé sa position : « Le plan de relance de l’Europe fait explicitement référence à la
pandémie, son action est ciblée et il est limité dans le temps »

[9].
La chancelière a ainsi tenu à
souligner le caractère exceptionnel et la portée limitée du fonds de relance.

Sur la question de l’intégration fiscale et
politique de l’UE, le paysage politique allemand est toujours divisé en deux
camps. D’un côté le SPD, les Verts et la gauche prônent une intégration
européenne toujours plus poussée à travers la refonte des règles budgétaires
européennes existantes. De l’autre, la CDU/CSU et le FDP considèrent que
l’emprunt par émission d’obligations communes pour financer NGEU doit rester
exceptionnel et temporaire et que l’Union européenne ne devrait pas se
transformer en une union de la dette. Au contraire, le SPD souhaite une réforme
du Pacte de stabilité et de croissance en faveur de l’investissement public et une
véritable convergence fiscale. Les Verts souhaitent
quant à eux intégrer le fonds européen de reconstruction dans le budget de l’UE
et le pérenniser pour en faire un instrument d’investissement respectueux du
climat à l’avenir.

Pour conclure ce tour d’horizon, l’analyse des programmes illustre la proximité entre la CDU/CSU et les libéraux du FDP, et semble également montrer une convergence entre le SPD et les Verts, au moins en matière fiscale et d’intégration budgétaire. Cela étant, l’économie n’est qu’une dimension de l’élection. Les questions migratoires et de politique étrangère seront également un axe de clivage ou de rapprochement entre partis, notamment avec la question des relations avec la Russie et la Chine. Par conséquent, il est probable que la formation d’un gouvernement de coalition prendra du temps et que le 26 septembre, l’incertitude ne fera que commencer.


[1]
Neuf
mois après avoir annulé la sortie de l’Allemagne du nucléaire prévue par
l’ancien gouvernement de Gerhard Schröder (coalition SPD-Verts), Angela Merkel
annonce en 2011 le retrait définitif du nucléaire pour 2022 au plus tard,
contre l’avis de sa propre majorité.

[2]
Grâce à l’énergie nucléaire, 90 % de la production électrique en France
métropolitaine est « bas carbone » (reposant sur le nucléaire et les
énergies renouvelables) contre 47 % en Allemagne. Source : Eurostat,
série NRG_IND_PEH.

[3]
Créée à l’origine pour soutenir la reconstruction
économique dans les Länder de
l’ex-RDA, la surtaxe de solidarité est un supplément d’impôt ayant pour
assiette l’impôt sur le revenu, l’impôt sur les plus-values et l’impôt sur les
sociétés, qui affiche un taux additionnel de 5,5 %. Cette surtaxe a été abolie,
depuis janvier 2021, pour 90 % des contribuables, mais reste en vigueur pour
les entreprises.

[4] Lors de son introduction en 2015, le
salaire minimum légal était de 8,50 euros bruts de l’heure. Il a
régulièrement été augmenté depuis, et atteint 9,60 euros depuis le 1er
juillet 2021. Au 1er janvier 2022, il passera à 9,82 euros et à
10,45 euros le 1er juillet 2022. Sur la question du salaire minimum
en Allemagne, on pourra utilement consulter O. Chagny & S. Le Bayon,
2020, « La loi sur le salaire minimum en Allemagne : un bilan
globalement positif, des enjeux d’application majeurs », La Revue de l’Ires, n° 100, pp. 103-143.

[5] T. Schulten & T. Pusch, 2019, « Mindestlohn von 12 Euro:
Auswirkungen und Perspektiven », Wirtschaftsdienst,
n° 99.

[6]
H. Bardt, S. Dullien, M. Hüther & K. Rietzler, 2019, « Für eine solide Finanzpolitik: Investitionen ermöglichen!  », IMK Report, IMK at the Hans Boeckler Foundation, n° 152-2019.

[7]
La règle d’or selon laquelle recettes
et dépenses doivent s’équilibrer est inscrite dans la loi fondamentale de la
République fédérale (art. 115). Elle est renforcée en 2009, par la loi Schuldenbremse (« frein à
l’endettement »), votée aussi bien par la CDU/CSU que par le SPD. Ce frein supplémentaire
à l’endettement impose des contraintes plus restrictives que les contraintes
européennes et interdit à l’État de s’endetter au-delà de 0,35 % de son PIB
chaque année. Il est inscrit dans la Constitution et demanderait une majorité
de trois cinquièmes au Parlement pour être modifié.

[8]
Le plan
d’investissement allemand est majoritairement financé par le creusement du
déficit public allemand ; il bénéficie toutefois du soutien apporté par le
plan de relance européen de nouvelle génération (NGEU) sous forme de
subventions à hauteur de 23,6 milliards d’euros d’ici à 2026, soit 3 % des
sommes allouées par le NGEU.

[9]
Voir P. Becker, 2021, « Changement
de cap de l’Allemagne en matière de politique européenne : un repositionnement
avec des limites », Allemagne
d’aujourd’hui
, vol. 236, n° 2, pp. 68-78.




La politique santé-environnement : priorité d’une renaissance sanitaire mondiale

par Éloi Laurent, Fabio Battaglia, Alessandro Galli, Giorgia Dalla Libera Marchiori, Raluca Munteanu

Le 21 mai, la présidence
italienne du G20 et la Commission européenne co-organiseront le sommet mondial
sur la santé à Rome. Quelques jours après, l’Organisation mondiale de la santé
tiendra son assemblée annuelle à Genève. De toute évidence, les deux événements
seront centrés sur la tragédie du Covid et les réformes susceptibles de
prévenir de telles catastrophes à l’avenir. « Le monde a besoin d’un nouveau
départ en matière de politique de santé. Et notre renaissance sanitaire
commence à Rome » a déclaré la présidente de la Commission européenne, Ursula
von der Leyen, le 6 mai. Nous partageons cet espoir et nous voulons le voir
aboutir.



En tant que membres de la société
civile, nous avons été appelés à contribuer à la réflexion collective qui doit conduire
à la rédaction de la « Déclaration de Rome ». Sur la base d’un rapport
que nous publions aujourd’hui dans le cadre de la Well-being Economy Alliance

(WeALL) nous pensons que la notion de politique santé-environnement devrait
figurer au cœur de la Déclaration de Rome et, au-delà, inspirer la renaissance
des politiques de santé à tous les niveaux de gouvernement. En substance, nous
appelons les délégués de ces deux sommets cruciaux à reconnaître les
interdépendances fructueuses entre l’environnement, la santé et l’économie.

Le principe-clé est de faire du
lien entre la santé et l’environnement le cœur même de la santé planétaire et
évoluer de la logique coûts-bénéfices vers des politiques co-bénéfices. Notre
incapacité à répondre efficacement aux crises jumelles sanitaire et écologique vient
en grande partie de l’idée que nous nous faisons des coûts qu’une telle action
résolue auraient sur « l’économie ». Mais nous sommes l’économie et l’économie
n’est qu’une partie de la source véritable de notre prospérité qui est la
coopération sociale. La transition santé-environnement a certainement un coût
économique, mais il est visiblement inférieur au coût de la non-transition. Les
limites de la monétarisation du vivant sont chaque jour plus évidentes, les
arbitrages supposés entre santé, environnement et économie apparaissent chaque
jour plus erronés et contre-productifs. À l’inverse, les gains en matière de
santé, d’emplois, de liens sociaux, de justice des politiques co-bénéfices sont
considérables. Les systèmes de santé sont les institutions stratégiques de
cette réforme, à condition de mettre beaucoup plus l’accent sur la prévention,
mais d’autres domaines de la transition sont concernés : production et
consommation alimentaires, systèmes énergétiques, politiques sociales
(notamment lutte contre les inégalités et l’isolement social), politiques
d’éducation.

Pour ne prendre que l’exemple de
l’énergie, il est parfaitement clair que le système énergétique mondial actuel,
à 80% fossile, n’a pas de sens du point de vue du bien-être humain dès lors
qu’il détruit simultanément la santé actuelle et la santé future. La pollution
de l’air résultant de l’utilisation de combustibles fossiles joue ainsi un rôle
décisif dans la vulnérabilité sanitaire des Européens confrontés au Covid-19 (à
l’origine de 17% des décès selon certaines
estimations
), tandis que l’atténuation de la pollution de l’air dans les
villes européennes apporterait un co-bénéfice-clé pour la santé : celui de
réduire le risque de comorbidité face aux chocs écologiques à venir tels que
les maladies respiratoires mais aussi les canicules, qui deviennent de plus en
plus fréquentes et intenses sur le continent. Lorsque tous les co-bénéfices
sont pris en compte, au premier rang desquels la réduction de la morbidité et de
la mortalité liées à la pollution de l’air (qui, selon des études récentes,
sont bien plus élevées que les estimations précédentes, on compte chaque année 100 000
décès prématurés en France
), le passage aux énergies renouvelables conduit
à économiser de l’ordre de quinze fois le coût de leur déploiement.

Il y de nombreux autres domaines,
au-delà de ceux que nous avons identifiés, où la santé, l’environnement et
l’économie se renforcent mutuellement. Ils forment ensemble un socle sur lequel
bâtir des politiques qui visent la pleine santé sur une planète vivante. À
l’approche du Sommet de Rome et de l’assemblée de l’OMS, nous voulons donc
interpeller leur(e)s participant(e)s avec deux questions simples : et si la
meilleure politique économique était une vraie politique sanitaire ? Et si la
meilleure politique sanitaire était une vraie politique environnementale ?
Comme les pays européens le savent, les crises sont le berceau de nouvelles
visions du monde, les catalyseurs de nouvelles approches qui peuvent trouver
leur élan. Rome ne s’est pas faite en un jour, mais l’approche co-bénéfices
peut montrer la voie de la renaissance sanitaire.