Investir dans des infrastructures bas-carbone en France : quels impacts macro-économiques ?

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par Alexandre Tourbah (OFCE), Frédéric Reynès (OFCE-NEO-TNO), Meriem Hamdi-Cherif, Jinxue Hu (NEO), Gissela Landa et Paul Malliet

Les politiques d’infrastructures constituent un levier essentiel des efforts de réduction des émissions de gaz à effet de serre et d’adaptation des territoires aux conséquences du réchauffement climatique. Ces politiques couvrent des champs très variés et structurants pour nos modes de vie tels que la mobilité, la production et le transport d’électricité, les télécommunications, ou encore les réseaux d’eau. Elles influencent significativement les schémas de production et de consommation d’énergie dans les territoires ainsi que leur degré de résilience face aux aléas naturels. Ainsi, dans la perspective de la transition environnementale en France, des investissements significatifs devront être réalisés dans les années à venir pour transformer, rénover et maintenir les infrastructures sur l’ensemble du territoire national. Aux vues de l’importance des montants en jeu, ces investissements impliquent d’importantes évolutions socio-économiques à l’échelle du pays qu’il apparaît essentiel d’anticiper pour informer les décisions politiques en matière d’infrastructures.

C’est l’objet de l’article « Investir dans des infrastructures bas-carbone en France : quels impacts macro-économiques ? » [1] qui présente les montants d’investissement additionnels en infrastructures nécessaires à l’atteinte des objectifs de la Stratégie Nationale Bas Carbone[2] et de la Programmation Pluriannuelle de l’Energie[3], selon deux scénarios distincts, avant d’en analyser les conséquences macro-économiques. Le premier scénario, dit « Pro-Techno », se fonde essentiellement sur le déploiement d’innovations technologiques pour réduire l’empreinte carbone de la France tandis que le second, dit « Sobriété », repose sur une limitation voire une réduction importante de la consommation de certains types de biens et services (e.g. véhicules individuels, transport aérien, technologies numériques, etc.). Ces deux scénarios ont été conçus de manière à aboutir à l’objectif de neutralité carbone en 2050 et à garantir le respect des budgets carbone définis par la SNBC à court et moyen terme[4], de la même manière que les scénarios élaborés par d’autres institutions comme l’ADEME (Transition(s) 2050) ou RTE (Futurs Energétiques 2050). Le choix des scénarios Pro-Techno et Sobriété met en évidence le fait que des innovations de nature différence (technologique ou sociale) peuvent concourir à l’objectif de neutralité carbone. Ces scénarios pourraient cependant s’hybrider pour définir une palette plus large de scénarios. Dans cette évaluation, chacun des scénarios Pro-Techno et Sobriété est comparé à un scénario de référence (scénario dans lequel aucun investissement supplémentaire n’est réalisé).

Les deux scénarios considérés impliquent une hausse des investissements dans les travaux publics (Figure 1), dont une part importante de travaux d’aménagement de sites (terrassement, démolition et forages). Quelques différences importantes apparaissent toutefois :

  • Les montants d’investissements supplémentaires du scénario Pro-Techno sont supérieurs par rapport au scénario Sobriété : sur la période 2021-2050, 27 milliards d’euros (1,1 point de PIB) par an dans le scénario Pro-Techno contre 14 milliards d’euros (0,6 point de PIB) dans le scénario Sobriété ;
  • La trajectoire des investissements est aussi différente. Elle augmente au cours du temps dans le scénario Pro-Techno alors qu’elle atteint un point haut en 2030 avant de décroître dans le scénario Sobriété. Elle passe de 23 (resp. 20) à 32 (resp. 9) milliards d’euros entre 2021 et 2050 dans le scénario Pro-Techno (resp. Sobriété). Ainsi, les trajectoires d’investissement sont similaires dans les deux scénarios à l’horizon 2030, mais divergent significativement au cours des décennies suivantes ;
  • Dans le scénario Sobriété, la répartition de l’investissement total entre les différents segments d’activité des travaux publics met en évidence des changements importants dans les choix d’investissements en infrastructures par rapport au scénario Pro-Techno, surtout après 2030. En particulier, les investissements décroissent fortement dans le secteur des travaux routiers et le secteur ferroviaire du fait d’un besoin de mobilité inférieur. De même, les investissements dans l’aménagement de sites diminuent significativement après 2030 dans le scénario Sobriété, ce qui s’explique notamment par un besoin inférieur en travaux de recyclage des friches et de désartificialisation des sols.

Dans les deux scénarios, la hausse de l’investissement public a un effet positif à la fois direct et indirect sur l’activité économique. Elle se traduit par une hausse de l’activité dans les secteurs des travaux publics, avec pour effet indirect une hausse de l’activité dans d’autres secteurs auprès desquels se fournissent les secteurs des travaux publics. En conséquence cette croissance de l’activité entraîne une hausse de l’emploi, une augmentation du revenu des ménages et une hausse de la consommation. Cette série d’impacts est souvent appelée « effet multiplicateur de l’investissement », car l’effet résultant sur le PIB est supérieur à l’investissement initial. Cette hausse d’activité est toutefois contrebalancée par une dégradation de la balance commerciale qui résulte de deux effets. Le premier provient d’un effet de richesse : la hausse de la demande est en partie satisfaite par la hausse des produits importés. Le deuxième provient d’un effet de substitution : la hausse de l’activité génère une hausse de l’inflation et donc une dégradation de la compétitivité par rapport aux producteurs étrangers. Ceci entraîne une hausse supplémentaire des importations et une baisse des exportations.

En prenant en compte l’ensemble des effets (multiplicateurs et inflationniste), le scénario Pro-Techno entraîne une hausse de PIB de 1,2% en moyenne sur la période 2021-2030 et de 1% sur celle de 2030 à 2050, par rapport au scénario de référence. Dans le scénario Sobriété, la hausse du PIB est comparable sur la période 2021-2030 (1% par rapport au scénario de référence) mais plus faible sur celle de 2030 à 2050 (0,4%).

Dans les deux scénarios, les investissements en infrastructures conduisent à une hausse significative du nombre d’emplois dans l’économie française. Le scénario Pro-Techno permettrait ainsi de créer 325 000 emplois supplémentaires sur la période 2021-2025, et 410 000 emplois supplémentaires entre 2026 et 2030, par rapport au scénario de référence. Le scénario Sobriété génèrerait une hausse de l’emploi similaire sur ces périodes, bien que légèrement inférieure (270 000 emplois supplémentaires sur 2021-2025 et 340 000 sur 2026-2030). Ces chiffres correspondent aux créations nettes d’emplois (différence entre le nombre d’emplois créés et le nombre d’emplois détruits). Ce résultat significatif reflète l’ampleur des investissements à réaliser dans la première décennie dans un scénario comme dans l’autre, qui entraîneraient de nombreuses créations d’emplois. À partir de 2030, on observe cependant une divergence importante dans le nombre d’emplois créés. Dans le scénario Pro-Techno, les montants d’investissement se maintiennent à un niveau proche de ceux de la première décennie, ce qui se traduit par une hausse semblable de l’emploi entre 2030 et 2050 (environ 300 000 emplois). À l’inverse, le scénario Sobriété se caractérise par une diminution marquée des investissements à partir de 2030, ce qui conduit, dans les deux décennies suivantes, à une hausse plus limitée de l’emploi par rapport au scénario de référence (200 000 emplois supplémentaires entre 2031 et 2035, puis environ 60 000 emplois supplémentaires sur 2036-2050). Globalement, l’emploi suit donc la trajectoire d’investissement initial en travaux publics. L’impact est positif dans tous les secteurs à l’exception des métiers de la fabrication de produits et de l’agriculture où le nombre d’emplois baisse très légèrement lors de la décennie 2036-2045.

Ainsi, les impacts économiques estimés sont relativement similaires entre les scénarios Pro-Techno et Sobriété, mais une divergence apparaît surtout après 2030. Cette dernière est la traduction directe de montants d’investissements plus importants dans le scénario Pro-Techno, qui génèrent donc une activité économique supérieure. Il faut toutefois garder à l’esprit que ces résultats n’intègrent pas l’ensemble des effets économiques sous-jacents à chaque scénario. Le choix entre les scénarios Pro-Techno et Sobriété ne peut donc se faire uniquement sur la base de la différence en termes d’impacts directs de PIB. C’est avant tout un choix sociétal et donc politique. De plus, le choix entre ces scénarios devrait être guidé par d’autres critères d’évaluation, à commencer par leurs effets sur la santé et les inégalités sociales.

De plus, si les deux scénarios conduisent à des effets économiques positifs, notamment sur l’emploi, ils impliquent des mutations importantes dans les différents secteurs de l’économie, en particulier dans les secteurs des travaux publics. Ceci implique que la hausse de l’emploi, dans un scénario comme dans l’autre, est conditionnée par la capacité des entreprises à adapter leurs offres et leurs métiers aux nouveaux besoins d’investissement.

Notons enfin que la question du financement des investissements de chacun des scénarios s’avère prépondérante. Elle suppose notamment une mise en perspective au niveau européen, et une réflexion approfondie sur les modalités possibles de financement[5]. L’État devra prendre sa part de l’effort supplémentaire mais aussi inciter fortement les autres acteurs (collectivités territoriales, opérateurs publics ou privés) à investir dans les infrastructures. Le développement de modes de financement innovants pourrait aussi bénéficier aux politiques d’infrastructures. Dans le domaine de la gestion de l’eau par exemple, des dispositifs d’aide ou de redevances liés aux services rendus peuvent être envisagés, de manière à ce que des usagers ou collectivités puissent financer en commun des actions de protection des milieux aquatiques ou de prévention des aléas naturels : e.g. aménagement de zones d’expansion de crues, forages alternatifs pour protéger une nappe phréatique surexploitée, entretien des voiries, soutien à des pratiques agricoles moins polluantes, etc.


[1] Tourbah A., Reynès F., Hamdi-Cherif M., Hu J., Landa G., Malliet P., 2022, « Investir dans des infrastructures bas-carbone en France – Quels impacts macro-économiques ? », Revue de l’OFCE, n° 176, à paraître.

[2] « La Stratégie Nationale Bas-Carbone (SNBC) est la feuille de route de la France pour lutter contre le changement climatique. […] Elle définit une trajectoire de réduction des émissions de gaz à effet de serre jusqu’à 2050 et fixe des objectifs à court-moyen termes : les budgets carbone. » https://www.ecologie.gouv.fr/strategie-nationale-bas-carbone-snbc

[3] La Programmation Pluriannuelle de l’Energie (PPE) « exprime les orientations et priorités d’action des pouvoirs publics pour la gestion de l’ensemble des formes d’énergie sur le territoire […]. https://www.ecologie.gouv.fr/programmations-pluriannuelles-lenergie-ppe

[4] Pour une description détaillée des narratifs de ces scénarios, voir Carbone 4, OFCE, NEO (2021), Le rôle des infrastructures dans la transition bas-carbone et l’adaptation au changement climatique de la France, www.carbone4.com/publication-infrastructures-france

[5] A ce sujet, voir notamment Hainaut H., Ledez M., Perrier Q., Leguet B., Geoffron P., 2020, « Relance : comment financer l’action climat », I4CE. https://www.i4ce.org/wp-core/wp-content/uploads/2020/07/I4CE Relance_FinancementActionClimat-52p-2.pdf