La guerre en Ukraine infléchit-elle la politique monétaire des banques centrales ?

par Christophe Blot

La fin de l’année 2021 avait été marquée par une préoccupation croissante des banques centrales concernant l’inflation[1]. L’invasion de l’Ukraine par la Russie peut-elle modifier le discours et les décisions à venir concernant l’orientation de la politique monétaire alors que les tensions sur les prix se sont intensifiées ? En effet, au mois février, le taux d’inflation atteignait 5,9 % dans la zone euro et 7,9 % aux Etats-Unis[2], dépassant ainsi largement la cible de 2 % retenue par la BCE et la Réserve fédérale. Les réunions de politique monétaire du mois de janvier suggéraient une augmentation prochaine des taux aux États-Unis et probable d’ici la fin de l’année dans la zone euro[3]. Qu’en est-il aujourd’hui ? La guerre entre la Russie et l’Ukraine a non seulement bousculé la situation géopolitique mais devrait affecter l’économie mondiale accentuant les pressions inflationnistes, réduisant le pouvoir d’achat des ménages et provoquant une augmentation de l’incertitude. Enfin, le risque d’un défaut souverain de la Russie pourrait également raviver les tensions financières, en particulier via un effet de risque de contagion dans les pays émergents. Dans ce nouveau contexte, on aurait pu s’attendre à une prudence accrue et un discours plus attentiste comme suggéré dans ce post de Xavier Ragot. Pourtant, ni la BCE lors de sa réunion du 10 mars, ni la Réserve fédérale le 16 mars n’ont infléchi leur discours. Les banques restent concentrées sur l’inflation.



Comme indiqué dans la déclaration introductive de la conférence de presse qui s’est tenue le 10 mars, Christine Lagarde a reconnu les nombreuses incertitudes liées aux répercussions économiques du conflit. Mais elle soulignait également la solidité de la reprise économique avec une croissance qui atteindrait 3,7 % en 2022 et 2,8 % en 2023 en zone euro selon l’Eurosystème. Ces prévisions ont été révisées à la baisse depuis décembre 2021 de 0,5 et 0,1 point respectivement. Pourtant, la BCE a décidé de mettre fin plus rapidement au programme d’achats d’actifs (APP) puisqu’ils diminueraient progressivement, en terme net, pour atteindre 10 milliards en juin. Au-delà, « le calibrage des achats nets pour le troisième trimestre dépendra des données et reflétera l’évolution de notre évaluation des perspectives ». Dit autrement, les achats nets devraient cesser sauf dans l’éventualité d’une très forte réduction de l’inflation et des anticipations d’inflation[4]. Rappelons qu’en décembre 2021, il était envisagé que les achats effectués dans le cadre de l’APP se poursuivent jusqu’au troisième trimestre 2022[5]. De fait, à court terme, le choc de l’invasion russe en Ukraine se traduira bien par une inflation plus élevée, alimentée en particulier par une hausse du prix de l’énergie mais aussi de certaines denrées alimentaires. Ainsi, les anticipations d’inflation de la BCE ont été révisées à la hausse : 5,1 % en moyenne sur 2022 contre une prévision de 3,2 % en décembre 2021. Faut-il en déduire que la BCE envisage une remontée prochaine des taux ? Le communiqué de presse publié lors de la précédente réunion du 3 février indiquait : « Le Conseil des gouverneurs s’attend à ce que les achats nets se terminent peu de temps avant de commencer à relever les taux directeurs de la BCE ». Sous l’hypothèse d’un arrêt des achats d’actifs dorénavant prévu en juin, cette probabilité deviendrait plus élevée. Il faut cependant nuancer puisque dans sa déclaration du 10 mars, il est précisé que « tout ajustement des taux d’intérêt directeurs de la BCE aura lieu quelque temps après la fin de nos achats nets dans le cadre de l’APP et sera progressif ». L’arrêt des achats est certes avancé mais la hausse des taux n’interviendrait plus « peu de temps après » mais « quelque temps après ». Cette possibilité reste donc largement envisagée sans pour autant que l’on puisse affirmer qu’elle est plus forte aujourd’hui qu’à l’issue de la réunion du 3 février. D’ailleurs, à un journaliste posant explicitement la question de savoir si le « quelque temps après » excluait la possibilité d’une hausse de taux cette année, Christine Lagarde a répondu qu’aucune action n’était écartée et que la communication de la BCE avait pour objectif de se donner le plus d’options possibles. Il reste que la BCE semble bien mettre l’accent sur l’inflation. Au-delà du choc inflationniste de court terme, la BCE porte son attention sur l’inflation à un ou deux ans puisque c’est l’horizon auquel une décision de politique monétaire affecte la dynamique des prix. Plus que l’inflation de 2022, c’est l’anticipation d’inflation pour 2023 et 2024 qui sera déterminante pour le scénario de taux. Si l’inflation converge durablement vers la cible de 2 % ou dépasse cette valeur, la BCE ne manquerait pas de remonter les taux jugeant que le besoin de soutien monétaire s’estompe[6]. Selon les dernières prévisions, la BCE prévoit une inflation à 2,1 % en 2023 et 1,9 % en 2024, soit des niveaux proches de la cible (graphique 1).

Avec une inflation proche de la cible, une croissance robuste et un chômage en baisse, la perspective d’une normalisation de la politique monétaire peut sembler appropriée. Il faut cependant noter que la hausse de l’inflation est en grande partie tirée par l’évolution des prix alimentaires et de l’énergie. En dehors de ces deux composantes, la BCE anticipe une inflation de 1,8 % en 2023 et 1,9 % en 2024[7]. Dans ces conditions, la BCE se trouve dans une situation de dilemme avec un choc se traduisant par une hausse de l’inflation mais une baisse probable de la croissance qui pourrait retarder le retour de la croissance vers son potentiel[8]. Si l’inflation reste essentiellement tirée par les prix de l’énergie et alimentaires, la hausse des taux serait peu efficace pour la réduire alors qu’elle accentuerait le choc négatif sur l’activité. Même si l’objectif prioritaire de la BCE reste l’inflation, un durcissement de la politique monétaire n’a d’intérêt que s’il permet d’atteindre cet objectif. Dans le contexte actuel, la BCE devra trouver le bon dosage entre la lutte contre le risque d’emballement de l’inflation lié à des éventuels effets de second tour et le risque de casser la reprise.

De ce point de vue, la situation américaine est différente même si comme dans la zone euro, les membres du FOMC ont révisé à la baisse la prévision de croissance américaine pour 2023 et à la hausse, la prévision d’inflation. L’économie américaine serait probablement moins exposée au choc de la guerre. La différence principale avec la zone euro tient cependant au niveau et à la nature de l’inflation. De fait, l’évolution de l’inflation ne résulte pas uniquement des tensions sur les prix de l’énergie puisque le glissement annuel de l’indice des prix à la consommation sous-jacent augmentait de 6,4 % en février contre 2,7 % dans la zone euro. Par ailleurs, les indicateurs de salaires suggèrent aussi une accélération reflétant des tensions sur le marché du travail américain et donc un risque de surchauffe bien plus élevé que dans la zone euro, ce qui justifierait une action plus rapide et probablement plus forte de la Réserve fédérale[9]. Il n’est donc pas surprenant que les membres du FOMC se soient largement prononcés pour une hausse du taux des fonds fédéraux d’1/4 de point lors de la réunion qui s’est tenue le 16 mars[10]. Cette remontée du taux de politique monétaire avait été implicitement annoncée lors de la précédente réunion et largement anticipée. Le mouvement pourrait même s’accélérer puisqu’à l’issue de la réunion du FOMC prévue le 15 juin, selon les FED watchers le taux atteindrait 1,25 % avec une probabilité de 55 % et 1,5 % avec une probabilité de 33 % (graphique 2)[11]. Pour autant, même si la hausse des taux semble plus justifiée aux États-Unis, il reste que la Réserve fédérale devra aussi tenir compte de l’incidence des taux d’intérêt sur la dynamique de la dette à moyen terme. Le niveau de dette publique (130 % en 2021 contre 109 % en 2019) nécessite probablement une coordination étroite des politiques monétaire et budgétaire pour concilier les objectifs de lutte contre l’inflation, de maintien de la croissance et de désendettement public progressif. Comme le rappelle Gilles Dufrénot, la réduction de la dette après la Seconde Guerre mondiale s’est accompagnée d’une stratégie de taux réels bas[12].


[1] Voir le post de l’OFCE du 20 janvier 2022.

[2] Le déflateur de la consommation, indicateur suivi par la Réserve fédérale, augmentait de 6,1 % en glissement annuel en janvier 2022.

[3] Notons qu’au Royaume-Uni, l’inflation de janvier s’élevait à 5,5 % et la Banque d’Angleterre avait déjà relevé par deux fois son taux d’intérêt directeur.

[4] Les flux d’achats d’actifs réalisés par la BCE dans le cadre du programme APP conduisent à une augmentation de la taille du bilan. L’arrêt d’un programme n’implique pas un arrêt des achats mais seulement la fin de l’augmentation de la taille du bilan. Ainsi, la BCE remplace les actifs qui arrivent à échéance par des achats qui permettent de stabiliser le bilan.

[5] En décembre 2021, la BCE envisageait des achats nets à hauteur de 30 milliards au troisième trimestre 2022.

[6] On peut effectivement imaginer qu’étant donné le niveau actuel des taux, une faible remontée ne contribuerait pas à freiner l’activité mais se traduirait pas un moindre soutien.

[7] Rappelons que depuis le mois de juillet 2021, la BCE a communiqué une nouvelle cible d’inflation qui est de 2 % contre « proche mais inférieure à 2 % » auparavant. La mesure de l’inflation reste cependant bien l’inflation mesurée par l’IPCH, soit un indicateur qui inclut les prix de l’énergie et des denrées alimentaires. Voir Blot, Bozou et Hubert (2021) pour plus de détails.

[8] En effet, les banques centrales réagissent généralement à l’écart entre l’inflation et sa cible et à l’écart entre le niveau d’activité et le PIB potentiel. Ainsi, une croissance rapide n’indique pas que l’activité dépasse son potentiel. En effet, selon l’OCDE, cet écart de croissance serait toujours négatif en 2023 (-0,3 %). Cette estimation ne tient cependant pas compte de l’impact du choc économique lié à la guerre entre la Russie et l’Ukraine.

[9] Voir Domash et Summers (2022) pour une analyse plus approfondie des tensions sur le marché du travail américain. Bien que le taux de chômage n’ait pas encore retrouvé son niveau de début 2020, d’autres indicateurs tels que le taux de démission et le taux d’emplois vacants témoignent de tensions plus fortes.

[10] Tous les membres sauf un ont voté en faveur de cette hausse et la voix dissonante s’est prononcée pour une hausse d’1/2 point.

[11] Une réunion est également prévue le 4 mai avec une anticipation de hausse de taux de 0,25 point avec une probabilité de 58 % et de 0,5 point avec une probabilité de 42 %, à cette occasion.

[12] Voir Reinhart et Sbrancia (2015) pour une analyse plus détaillée de la réduction de la dette publique après 1945 dans les pays industrialisés.




Compte rendu du séminaire « Théorie et économie politique de l’Europe », Cevipof-OFCE, séance 2 – 11 février 2022

Intervenants : Olivier COSTA (Cevipof), Francesco MARTUCCI (Université Paris 2) et Xavier RAGOT (OFCE)

Plan de relance européen et gouvernance économique de l’UE

Le séminaire « Théorie et économie politique de l’Europe », organisé conjointement par le Cevipof et l’OFCE (Sciences Po), vise à interroger, au travers d’une démarche pluridisciplinaire systématique, la place de la puissance publique en Europe, à l’heure du réordonnancement de l’ordre géopolitique mondial, d’un capitalisme néolibéral arrivé en fin du cycle et du délitement des équilibres démocratiques face aux urgences du changement climatique. La théorie politique doit être le vecteur d’une pensée d’ensemble des soutenabilités écologiques, sociales, démocratiques et géopolitiques, source de propositions normatives tout autant qu’opérationnelles pour être utile aux sociétés. Elle doit engager un dialogue étroit avec l’économie qui elle-même, en retour, doit également intégrer une réflexivité socio-politique à ses analyses et propositions macroéconomiques, tout en gardant en vue les contraintes du cadre juridique.



Réunissant des chercheurs d’horizons disciplinaires divers, mais également des acteurs de l’intégration européenne (diplomates, hauts fonctionnaires, prospectivistes, avocats, industriels etc.), chaque séance du séminaire donnera lieu à un compte rendu publié sur les sites du Cevipof et de l’OFCE.

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La perspective économique (Xavier Ragot)

Xavier Ragot, président de l’OFCE, expose l’hypothèse selon laquelle l’inflexion de la gouvernance économique de la zone euro de 2015 ouvre un nouveau paradigme de la coordination par les institutions.

Du début des années 2000 jusqu’au tournant de 2015, la coordination économique de la zone euro relevait essentiellement de la règle. De la violation en 2003 des règles budgétaires européennes par la France et Allemagne à la crise des dettes souveraines du début de la décennie 2010, la gouvernance de la zone euro connaît un processus de complexification des règles de coordination, avec l’apparition de la notion d’output gap, puis l’adoption des dispositifs du two pack, du six pack et du traité budgétaire (traité sur la stabilité, la coordination et la gouvernance -TSCG) dont découle l’inscription des règles budgétaires européennes – à commencer par la « règle d’or » qui interdit tout déficit structurel supérieur à 0,5% du PIB – dans les constitutions nationales (la France optant pour une loi organique).

Le bilan du résultat économique de cette coordination par les règles (austérité généralisée de la zone euro et divergence avec la zone nord-américaine) a poussé la Commission européenne à adopter une nouvelle interprétation du Pacte de stabilité qui de facto modifie le cadre réglementaire budgétaire européen[1]. En adoptant une lecture flexible du Pacte de stabilité, la Commission européenne se donne à elle-même une marge substantielle d’interprétation du Pacte, ce qui l’autorise à intégrer dans sa panoplie la notion d’investissement (plans d’investissement) et les politiques de soutien à la demande. D’autre part s’engage un processus d’institutionnalisation de la coordination de la zone euro, avec la création du Comité budgétaire européen (European Fiscal Board), du Mécanisme européen de stabilité (MES), les conseils nationaux des finances publiques (en France, le Haut conseil des finances publiques), le projet SURE de réassurance des systèmes nationaux d’assurance-chômage, le « plan batteries » etc. La zone euro connaît une véritable dynamique de surinstitutionnalisation : elle passe d’une coordination par les règles à une coordination par les institutions – ce que d’aucuns analysent comme une victoire de la conception française. Sauf que ce nouveau paradigme de la coordination par les institutions, qui fractionne les responsabilités de la coordination en une pluralité d’acteurs institutionnels, n’a pas été pensé dans ses conséquences systémiques. « Aujourd’hui, on a des institutions sans pensée », pourrait-on dire.

Cela appelle à une prise de recul pour penser la nouvelle architecture de coordination de la zone euro – plutôt que de se focaliser sur ses implications concrètes. Le rôle de l’économiste est alors d’identifier les déséquilibres structurels qui nécessitent des efforts institutionnels : quelle sont les institutions minimales pour assurer la survie de la zone euro ? Certains avancent l’idée d’un budget (car il ne saurait y avoir de monnaie sans budget, de zone monétaire sans transferts budgétaires), d’où le plan de relance européen – et ses transferts inédits au profit de l’Italie notamment. Sauf que le budget est un élément d’économie politique, mais pas d’économie. Une autre approche consiste à penser la zone euro sans transferts massifs entre pays, grâce à un budget contra-cyclique. En effet, sur le plan macroéconomique, l’Italie, à l’économie en voie de nécrose (déclin structurel de sa productivité) mais jouissant d’une balance commerciale positive soutenue par un secteur exportateur solide, ne nécessite pas en soi, sur un plan strictement économique, de renflouement budgétaire. Les transferts massifs du plan de relance européen vers l’Italie obéissent ainsi à une logique politique (risque populiste), mais pas économique. Quant à la France, à la balance commerciale structurellement négative, elle souffre – pour partie – de la grande modération salariale allemande, ce qui pose la question d’une coordination par les institutions des marchés du travail européens.

La perspective juridique (Francesco Martucci)

Francesco Martucci, professeur de droit public à l’Université Paris Panthéon-Assas, partage l’idée que nous serions passés d’une discipline par les règles à une discipline par les institutions, avec l’apparition d’un nouveau tournant en 2020-21, à la suite du tournant de 2015. Dès les années 2010, la tendance à l’institutionnalisation a été renforcée par les modifications apportées au pacte de stabilité, à commencer par l’internalisation de la règle disciplinaire européenne avec le pacte budgétaire (TSCG).

D’un point de vue juridique, on reste à un degré de normativité faible (avec des règles d’objectifs) ce qui, paradoxalement, conduit à renforcer le rôle de la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE). Au début de la troisième phase, la Cour de justice n’a que peu de prises. Son arrêt de 2004 a ainsi laissé une large marge d’appréciation aux institutions de l’UE dans la mise en œuvre des règles budgétaires européennes[2]. S’il revient de jure au Conseil de décider, c’est de facto la Commission européenne qui est l’acteur essentiel, avec l’Eurogroupe. Le régime juridique budgétaire européen s’est progressivement complexifié au fil des ajustements apportés en réponse aux crises et difficultés, avec le Semestre européen censé donner un certain cadre à un ensemble certes disparate, mais fondé sur la discipline budgétaire par le droit (article 126 TFUE).

Après les crises des années 2010, la Cour de justice a choisi un rôle décisif en libérant le choix politique de la contrainte juridique. Si celle-ci rappelle l’objectif supérieur de la stabilité au moyen de la discipline par le marché (articles 123 et 125 TFUE), elle a avalisé la possibilité d’une assistance financière et d’achats de titres de dettes par la Banque centrale européenne (BCE) sur le marché secondaire[3]. Les protestations de la Cour constitutionnelle allemande à l’encontre de ce qu’elle estime être un dévoiement des traités européens (la CJUE n’aurait pas suffisamment contrôler les mesures « non conventionnelles » de la BCE au regard des limites fixées dans les traités)[4] n’auront finalement pas débouché sur une crise constitutionnelle. Le programme « PSPP » (Programme d’achat de titres publics) de la BCE sera jugé in fine valide par la Cour constitutionnelle allemande, après que la BCE a fourni des éléments de justification de sa politique monétaire devant le Bundestag[5]. De ce tableau d’ensemble ressort l’idée que la CJUE retient la solution d’une règle d’habilitation, en lieu et place d’une règle de limitation des choix de politique monétaire.

Quant au plan de relance européen, et plus spécifiquement la facilité pour la reprise et la résilience qui prévoit des transferts sous forme de subventions aux montants inédits, il faut souligner le nouveau fondement juridique de l’article 122 TFUE, c’est-à-dire le principe de solidarité entre États membres cette fois-ci explicitement affirmé[6]. Plus encore, la base juridique de la facilité pour la reprise et la résilience est l’article 175 TFUE, c’est-à-dire la politique de cohésion économique, sociale et territoriale – qui s’applique ici à l’échelle nationale. Si les sommes allouées au titre de subventions ne sont finalement pas si énormes (rapportées au PIB de l’UE), le changement de paradigme est indéniable.

La perspective politiste (Olivier Costa)

Olivier Costa, directeur de recherche au Cevipof, souligne trois aspects du plan de relance européen au prisme de transformations plus larges. Premièrement, l’intégration européenne s’opère principalement au fil des crises – même si cela a toujours été plus ou moins le cas, à l’exception notable de l’Acte unique européen ou du projet de traité constitutionnel européen. L’intégration européenne suit alors une logique de subsidiarité : les responsables politiques n’activent le niveau européen qu’en cas de nécessité, sous la pression des événements, et toujours un peu à contrecœur. Ainsi, les multiples projets de transferts de compétences vers l’UE, qui remplissent les tiroirs des think tanks et des administrations, ne sont mis en œuvre qu’à la faveur d’un besoin de répondre à une crise (financière, sanitaire, géopolitique…). Il en va ainsi a fortiori pour les sujets qui touchent au cœur des compétences nationales, comme la compétence budgétaire. La crise du Covid-19, à l’instar des crises précédentes, fait sauter certains verrous « psychologiques » en matière budgétaire et rend, par exemple, possible le chemin vers une dette mutualisée.

On parle alors de « moment hamiltonien », en dressant le parallèle avec l’histoire des débuts des Etats-Unis d’Amérique, quand la confédération américaine se mue en fédération au travers de la création d’une dette fédérale, d’un trésor et d’une citoyenneté fiscale fédérale. Avec le plan de relance européen, l’UE semble accéder à l’union de transferts fondée sur la solidarité, ce qui engagerait en toute logique un renforcement des pouvoirs du Parlement européen. Mais au-delà de l’enthousiasme qui entoure le plan de relance européen, celui-ci est-il réellement le signe d’un moment hamiltonien pour l’Europe ou bien un instrument fonctionnel et éphémère pour résoudre une crise majeure ? Les arguments en faveur d’un moment hamiltonien sont les suivants : la logique d’effet-cliquet selon laquelle les nouveaux acquis se pérennisent ; l’évolution de l’opinion publique, qui ne perçoit plus l’UE comme la source de l’austérité mais comme une entité qui distribue de l’argent selon une logique de solidarité et d’investissement, au moyen de subventions aux montants inédits ; le Green Deal qui amorce une logique de politique industrielle européenne longtemps attendue. Mais des contre-arguments existent : le plan de relance n’aurait été adopté que pour surmonter des difficultés techniques (notamment les limites juridiques posées par la Cour constitutionnelle allemande, qui contraignent l’action de la BCE) ; l’idée de ressources fiscales propres est un vieux serpent de mer ; le plan de Hamilton (l’Assumption Plan) concernait la reprise de l’ensemble des dettes de guerre passées des Etats fédérés, alors que le plan de relance européen n’a trait qu’à des dettes futures, laissant inchangées le niveau actuel d’endettement (et les écarts préoccupants en la matière) des Etats membres de l’UE ; les volumes budgétaires du plan de relance européen demeurent insuffisants pour espérer produire un véritable effet contra-cyclique, à la différence du gigantesque plan américain et des plans nationaux des Etats membres de l’UE.

Deuxièmement, l’UE démontre sa capacité à faire primer la volonté politique sur le droit, même si l’habillage de cette volonté reste juridique. L’intégration européenne a, depuis l’origine, et parce qu’une intégration proprement politique n’était pas envisageable, procédé par le droit : il s’agissait de conduire des politiques essentiellement économiques au moyen d’instruments essentiellement juridiques, pour servir un projet fondamentalement politique (intégrer le continent), qu’on ne pouvait assumer comme tel. Le plan de relance européen illustre une nouvelle fois la plasticité du droit européen qui s’adapte aux exigences politiques du moment. L‘UE, qui était réputée ne pas pouvoir s’endetter, le peut soudainement. Et quand il n’est pas possible d’agir dans un cadre strictement communautaire, l’UE prête en quelque sorte ses institutions à des initiatives intergouvernementales, pour développer des politiques qui ne sont pas à proprement parler des politiques de l’UE. Ainsi, on préserve une sorte d’illusion d’unité institutionnelle européenne, en attendant de pouvoir procéder à un travail d’unification juridique – comme ce fut le cas avec le traité de Lisbonne (2007) qui met fin à la structure en trois piliers. Le droit joue clairement ici le rôle d’instrument du politique.

Troisièmement, l’UE investit de plus en plus le terrain de la politique de puissance, avec l’idée qu’elle doit s’occuper de diplomatie et de défense. Ursula von der Leyen annonçait lors de sa prise de fonction que sa Commission serait « géopolitique ». En l’espace de quelques années, la sémantique européenne a intégré les notions d’autonomie stratégique et de souveraineté européenne. Cette mue de l’UE comme acteur stratégique constitue une inflexion substantielle vis-à-vis de l’esprit initial du projet d’intégration qui mettait à distance la dimension de puissance. Il faut dire que depuis, l’UE a dû faire le constat que ses valeurs, qu’elle considère comme universelles, ne se sont pas universalisées, et qu’elle doit donc défendre ses valeurs face aux autres acteurs géopolitiques. Ainsi, le plan de relance européen intègre pleinement cette dimension de politique de puissance en fléchant les fonds vers les secteurs stratégiques, cruciaux pour l’autonomie de l’Union (numérique, énergie, recherche…).

Cette nouvelle politique de puissance implique également une politique d’identité, car un acteur ne peut être stratégique sans définir son identité et affermir le sentiment d’un destin commun. Cette évolution est, elle aussi, à rebours de l’histoire de l’intégration européenne. Mais qu’est-ce que l’« européanité » ? Celle-ci se heurte à la difficulté de s’affirmer tant au niveau international, du fait du poids du remord colonial, qu’au niveau intra-européen, du fait du poids des identités nationales des Etats membres, et de la diversité des langues, des cultures, des perceptions. La Conférence sur l’avenir de l’UE vise à construire ce sentiment d’identité commune, en demandant aux citoyens de réfléchir aux valeurs et objectifs de l’Union. La nomination du grec Margaritis Schinas au poste de vice-président de la Commission européenne chargé des questions migratoires et de la promotion du mode de vie européen renvoie quant à elle à l’idée que l’affirmation d’une identité européenne passe par un contrôle assumé, voire une fermeture, des frontières de l’Union.

En l’absence de peuple européen, il est difficile d’affirmer l’Europe en tant que puissance. Parmi les solutions à cette absence et à la robustesse des identités nationales, qui ne se sont pas fondues dans un tout européen comme certains l’espéraient et ne le feront pas, l’idée de patriotisme constitutionnel européen suscite un intérêt renouvelé. Elle postule que l’attachement à des institutions, des valeurs et des objectifs partagés est à même de produire l’assise de légitimation nécessaire à l’affirmation de l’Union comme projet politique et comme puissance. La question de la conditionnalité du plan de relance européen en matière de respect des valeurs européennes, avec le bras de fer engagé entre Bruxelles, d’une part, et la Hongrie et Pologne, d’autre part, participe pleinement de ce patriotisme constitutionnel européen.

Les trois dimensions qui caractérisent l’évolution de l’intégration européenne au cours de cette dernière décennie sont ainsi la politisation des enjeux européens, la souveraineté internationale et l’identité européenne.

S’ensuit une discussion avec le public qui est publiée dans le compte rendu complet sous https://www.ofce.sciences-po.fr/seminaires/seminaires_cevipof.php


[1] Commission européenne, Utiliser au mieux la flexibilité offerte par les règles existantes, 13 janvier 2015, COM(2015) 12 final, <https://ec.europa.eu/commission/presscorner/detail/fr/IP_15_3220>.

[2] Arrêt de la CJUE du 13 juillet 2004, Commission c/ Conseil, C-27/04.

[3] Arrêt de la CJUE du 11 décembre 2018, Weiss, C-493/17.

[4] Arrêt de la Cour constitutionnelle allemand du 5 mai 2020.

[5] Ordonnance de la Cour constitutionnelle allemande du 29 avril 2021.

[6] Article 122 TFUE : « 1. Sans préjudice des autres procédures prévues par les traités, le Conseil, sur proposition de la Commission, peut décider, dans un esprit de solidarité entre les États membres, des mesures appropriées à la situation économique, en particulier si de graves difficultés surviennent dans l’approvisionnement en certains produits, notamment dans le domaine de l’énergie. 2. Lorsqu’un État membre connaît des difficultés ou une menace sérieuse de graves difficultés, en raison de catastrophes naturelles ou d’événements exceptionnels échappant à son contrôle, le Conseil, sur proposition de la Commission, peut accorder, sous certaines conditions, une assistance financière de l’Union à l’État membre concerné. Le président du Conseil informe le Parlement européen de la décision prise. »




Comment accueillir les réfugiés ukrainiens ?

par Gregory Verdugo

Une crise inédite

Depuis le début de la guerre en Ukraine, un nombre inédit de réfugiés ont afflué aux frontières du pays. Le Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés recensait au 15 mars plus de 3 millions de réfugiés ayant franchi la frontière depuis le début de l’offensive russe le 24 février. En à peine trois semaines, le nombre de réfugiés surpasse les pics atteints sur une année entière au moment de la crise migratoire de 2015 et 2016. Il surpasse déjà le total de réfugiés qui ont suivi la guerre de Bosnie-Herzégovine dans les années 1993-1995.



Un statut spécifique

Afin d’empêcher de déposer une demande d’asile dans plusieurs pays européens, le règlement de Dublin III (2013) impose aux réfugiés de demander l’asile uniquement dans le premier pays par lequel ils sont entrés dans l’UE. Ce règlement vise à inciter les états frontaliers à mieux surveiller leurs frontières mais aussi à clarifier le pays responsable de l’examen de la demande d’asile et empêcher les tentatives d’« Asylum shopping ».  Lors de la crise migratoire de 2015, ce système avait fait peser de manière disproportionnée le poids de l’accueil des réfugiés sur les pays ayant une frontière méditerranéenne et qui se trouvaient sur la route des réfugiés syriens et afghans. Des pays comme la Grèce ou Malte ont vite été dépassés par le traitement des demandes d’asiles trop nombreuses pour leurs capacités.

Face au flux massif et rapide de réfugiés ukrainiens, l’Union européenne, consciente du caractère inadapté du règlement de Dublin, a réagi de manière inédite. La directive de protection temporaire, élaborée en 2001, a été pour la première fois activée le 4 mars 2022 à la suite de son adoption à l’unanimité par le Conseil des ministres de l’intérieur de l’UE sur proposition de la Commission.

La protection temporaire offre aux réfugiés ukrainiens un droit de résidence d’un an qui peut être prolongé jusqu’à trois ans. Au-delà du droit de séjour, la protection temporaire offre l’accès à l’éducation, qui est crucial étant donné le nombre de familles déplacées, et elle garantit l’accès à l’aide sociale et médicale et le droit au regroupement familial.

La protection temporaire simplifie l’accueil des réfugiés ukrainiens en évitant l’engorgement des systèmes de demande d’asile. Dans certains pays, le traitement des demandes d’asile pouvait durer plusieurs années avant qu’une réponse définitive soit obtenue. Même en cas de mise en place d’une procédure accélérée, il aurait été difficile d’éviter l’engorgement des services de demande d’asile et un allongement des délais de traitement face au nombre de réfugiés ukrainien. Or ces longs délais pénalisent les réfugiés. L’incertitude sur la possibilité de séjourner sur le territoire diminue, notamment les incitations à nouer des liens avec le pays d’accueil ou apprendre la langue (Hainmueller et al. 2016).

La protection temporaire a pour avantage d’autoriser immédiatement les réfugiés ukrainiens à accéder au marché du travail de l’Union. Dans l’Union européenne, seuls quatre pays autorisaient les demandeurs d’asile à accéder immédiatement au marché du travail. Les autres pays restreignaient l’accès à l’emploi sur des périodes comprises entre 2 à 12 mois et parfois même indéfinies. Des travaux récents ont montré que les interdictions de travailler sont particulièrement coûteuses, non seulement parce qu’elles ne contribuent pas immédiatement à l’économie, mais aussi parce qu’elles se traduisent par des effets négatifs persistants sur l’emploi ultérieur des demandeurs d’asile lorsque leur statut de réfugié leur est finalement accordé (Fasani et al. 2021).

Le défi de l’intégration économique

L’ampleur des futures arrivées et la durée du séjour des réfugiés dépendent de l’évolution du conflit et des perspectives économiques de l’Ukraine à l’issue du conflit. Même si tous les réfugiés ne voudront pas rester dans l’Union européenne, l’étendue des destructions déjà constatées suggère que les difficultés économiques du pays après le conflit pourrait inciter de nombreux réfugiés à prolonger leur séjour ou même s’installer. Le retour des réfugiés pourrait également être compromis par l’absence de sécurité dans certaines régions ou le pays entier. Il est donc vraisemblable qu’une partie des réfugiés séjourne de manière prolongée si ce n’est permanente dans l’Union européenne comme cela a été observé pour les réfugiés yougoslaves bien après la fin du conflit (Bahar et al., 2022).

L’intégration économique des réfugiés pose des défis spécifiques (Verdugo, 2019). La plupart des études suggèrent que les réfugiés ont, au moins initialement, plus de difficultés que les immigrés économiques à être employés et intégrés dans le marché du travail de leur pays d’accueil (Dustmann et al. 2017). En effet, les migrants économiques préparent leur migration et ceux qui migrent sont sélectionnés positivement, c’est-à-dire que ce sont les mieux préparés et les plus capables de réussir au sein de leur population d’origine qui tentent leur chance à l’étranger. Plus souvent que les réfugiés, les migrants économiques maîtrisent la langue du pays d’accueil et bénéficient de réseaux de solidarités qui les aide à s’intégrer économiquement (Borjas, 1987). Au contraire, la migration des réfugiés ne répond pas à des motifs économiques. Elle est subie afin d’échapper à l’insécurité physique et s’effectue dans l’urgence. Les réfugiés sont plus souvent des travailleurs dont les connaissances sont moins valorisables dans leur pays d’accueil (Chiswick, Lee et Miller, 2005).

D’un autre côté, contrairement aux migrants économiques, la possibilité de migration retour dans le pays d’origine des réfugiés est incertaine. Leur migration se place plus souvent sur un horizon plus long que celui des immigrés économiques, ce qui peut les inciter à nouer des relations bâties sur le long terme avec le pays hôte. Cortes (2004) constate ainsi qu’aux États-Unis, si les réfugiés rencontrent initialement plus de difficultés économiques, ils tendent à rattraper les migrants économiques à plus long terme.

Comment répartir les réfugiés

La charge de l’accueil des réfugiés a toujours été répartie de manière inégale (Huertas Moraga et Hagen, 2021). La crise ukrainienne ne fait pas exception. La plupart des réfugiés ukrainiens se trouvent actuellement dans les pays frontaliers de l’Ukraine et, à la date du 15 mars, plus de 60% se trouvent actuellement en Pologne. Comme lors de la crise migratoire de 2015, les pays de l’UE font face au défi de répartir leur accueil sur plusieurs pays afin d’éviter que le coût ne repose sur un petit nombre de pays dont la bonne volonté risque de s’épuiser.

Malgré l’adoption en 2015 d’un Agenda européen pour les migrations qui souligne les bénéfices de la coopération, les progrès ont été limités. Le pacte sur la migration et l’asile proposé par la Commission européenne en septembre 2020 doit encore être examiné par le Parlement et le Conseil de l’Union. Dans ce projet, la Commission européenne propose d’instaurer des quotas obligatoires basés sur le PIB et la taille de la population tout en introduisant de la flexibilité. Une proposition nouvelle est que chaque pays peut soit choisir d’accueillir des réfugiés, soit participer au coût du retour au pays des migrants dont la demande d’asile a été rejetée.

D’autres propositions innovantes circulent. Dans un article influent, Fernández-Huertas Moraga et Rapoport (2014) proposent également d’instaurer des quotas mais de les rendre échangeables au travers d’un marché de quotas entre pays de l’Union. Ainsi, si un pays veut réduire son quota et accueillir moins de demandeurs d’asile, il doit payer un autre pays pour qu’il en accueille davantage. Fernández-Huertas Moraga et Rapoport (2014) proposent également d’instaurer un système d’appariement afin de faire correspondre le désir des demandeurs d’asile aux préférences de chaque État. Dans ce système, les demandeurs d’asile expriment leurs préférences pour les pays, et les pays leurs préférences pour différentes catégories de demandeurs d’asile. Un algorithme d’allocation centralisé se chargerait d’allouer les demandeurs d’asile en prenant en compte leurs préférences et celles des pays. Si les gouvernements ont toujours été réticents à offrir plus de choix aux demandeurs d’asile, la Commission propose néanmoins de prendre en compte leur préférences et d’essayer de les accueillir dans les pays où ils ont des « meaningful links ».

Quel que soit le système qui sera mis en place pour les répartir, les réfugiés ukrainiens sous protection temporaire sont pour l’instant libres de se déplacer entre pays européens et ainsi de choisir leur destination préférée. Si des quotas d’accueil sont instaurés, leur effectivité est incertaine à moins de restreindre la mobilité des réfugiés. Or il apparaît difficile de déplacer les réfugiés de manière autoritaire dans des pays qu’ils n’ont pas choisi et où ils n’ont pas de liens et risquent d’avoir du mal à s’intégrer. À court terme, le plus crédible semble ainsi de combiner des dédommagements pour les pays qui accueillent le plus de réfugiés à des incitations à l’installation dans les pays n’en accueillant pas beaucoup.




Sortir l’investissement public de la cible de déficit en Europe sans perturber la politique monétaire : et si c’était possible ?

par Jérôme Creel

La complexité des règles budgétaires européennes, le nouveau contexte économique avec des écarts très substantiels par rapport aux cibles de déficit mais surtout de dette héritée du traité sur l’Union européenne, et les enjeux de l’atténuation du réchauffement climatique et de la digitalisation réclament sans aucun doute une revue complète du cadre budgétaire européen. Cependant, aucun consensus n’a jusque-là émergé, à la fois sur la nécessité de la réforme du Pacte de stabilité et de croissance et sur la forme qu’elle devrait éventuellement prendre. La raison en tient sans doute pour partie à la difficulté d’appréhender les conséquences concrètes qu’un changement des règles pourrait introduire, par exemple sur l’organisation des autres politiques européennes, au premier rang desquelles figurerait la politique monétaire de la Banque centrale européenne.

Parmi les voies envisageables de réforme budgétaire figure la règle d’or des finances publiques. L’idée de la voir s’appliquer dans l’Union européenne n’est pas nouvelle et la recherche académique autour de sa pertinence a été abondante. Cette règle qui justifie de laisser l’investissement public en dehors de la norme budgétaire à respecter pourrait, par ses effets sur l’activité, l’inflation et la dette publique, avoir une incidence sur la conduite de la politique monétaire dans la zone euro. La hausse de l’investissement contribuerait-elle, par exemple, à augmenter un peu plus l’inflation, obligeant alors la Banque centrale européenne à intervenir ?

Sans évoquer explicitement l’application d’une règle d’or, le comité budgétaire européen a rappelé en juin 2021 que la logique ayant concouru à l’adoption des règles budgétaires sur les déficits et la dette publics en Europe s’inscrivait dans une réflexion sur la nature des interactions stratégiques entre politiques budgétaires et monétaires en Europe. L’argument avancé est le suivant : ces deux types de politique étant supposées poursuivre des objectifs distincts peuvent se trouver en situation de substituabilité stratégique (ou de jeu stratégique de « poule mouillée ») : chaque politique, en poursuivant son objectif, réagit aux conséquences de l’autre politique sur cet objectif en surenchérissant. In fine, la politique monétaire ayant pour objectif de stabiliser les prix devient d’autant plus restrictive que la politique budgétaire est expansionniste ; symétriquement, la politique budgétaire ayant pour objectif de renforcer l’activité est d’autant plus expansionniste que la politique monétaire est restrictive. L’imposition de règles budgétaires et la primauté accordée à la stabilité des prix dans le mandat de la banque centrale indépendante permettent d’échapper à cette surenchère de politiques économiques puisque les gouvernements voient leurs marges de manœuvre limitées. Il s’ensuit un équilibre conservateur : l’objectif de stabilité des prix l’emporte sur l’objectif d’activité. Le comité budgétaire européen rappelle cependant que la crise de Covid-19, inédite, a contribué à la complémentarité stratégique entre les politiques budgétaires et monétaires : dotées d’un objectif commun – la sortie de crise –, elles ont vu leurs effets renforcés par leur coordination. Lorsque la crise sera passée, les deux joueurs, les gouvernements d’un côté et la BCE de l’autre, reprendront leurs objectifs distincts d’avant la crise (voir aussi l’analyse de la BCE et la précision exprimée en fin de page 74).

Il m’a semblé que l’on pouvait utilement s’inspirer de ces réflexions sur les interactions stratégiques entre politiques monétaires et budgétaires européennes pour discuter des inconvénients potentiels d’adopter une règle d’or, en supposant que l’adoption d’une telle règle contribue effectivement à l’augmentation de l’investissement public. Si investissement public et politique monétaire s’avèrent être des substituts stratégiques, l’adoption d’une règle d’or des finances publiques pourrait s’interpréter comme une situation inférieure à l’équilibre institutionnel précédent (règles budgétaires sur le déficit total et primauté de l’objectif de stabilité des prix pour la banque centrale) : le changement de règle budgétaire obligerait, par exemple, la politique monétaire à surenchérir en augmentant ses taux d’intérêt après une hausse de l’investissement public du fait des tensions inflationnistes qu’il aurait engendrées. Pour échapper à la surenchère de politiques économiques, il faudrait associer à l’adoption de la règle d’or des finances publiques une coordination plus étroite entre les politiques budgétaires et la politique monétaire qui complexifierait peut-être un peu la gouvernance économique européenne. À l’inverse, si l’investissement public et la politique monétaire s’avèrent être des compléments stratégiques, l’adoption d’une règle d’or des finances publiques en Europe pourrait s’interpréter comme renforçant la stabilité économique et comme étant supérieure à l’équilibre institutionnel précédent. Il y aurait là un argument supplémentaire à l’adoption d’une règle d’or des finances publiques en Europe.

Dans un article paru récemment, j’ai donc étudié la substituabilité ou la complémentarité stratégique entre politique monétaire et investissement public, afin de mieux cerner leurs besoins de coordination dans l’Union européenne, a priori plus élevés en cas de substituabilité stratégique qu’en cas de complémentarité stratégique. Pour cela, j’ai utilisé un modèle vectoriel-autorégressif en panel en données annuelles entre 1995 et 2020 pour l’ensemble des pays de l’Union européenne à 27. L’exercice reste exploratoire, le modèle sous-jacent est réduit à 4 variables (taux d’intérêt de long terme, taux d’inflation, investissement public et dette publique) et ses résultats ne doivent pas être surestimés. Ils témoignent cependant d’une situation assez intéressante (voir figure ci-dessous) : un choc sur l’investissement public n’a pas d’impact défavorable sur l’inflation et ne fait pas remonter les taux d’intérêt.  Pour l’expliquer, on peut arguer du fait que l’investissement a à la fois un effet favorable sur la demande et sur l’offre. Dans le même temps, la hausse des taux d’intérêt ne conduit pas à une modification de l’investissement public, tout cela dans le cadre budgétaire européen actuel.

Ces résultats empiriques tendent à montrer qu’investissement public et politique monétaire ont jusque-là agi de manière complémentaire, ce qui pourrait alors justifier de relâcher les contraintes pesant sur les politiques budgétaires. Cela ne devrait cependant pas se faire sans un contrôle régulier des liens entre politique monétaire et investissement public dans le nouveau cadre budgétaire et sans une coopération politique renforcée sur la nature des investissements publics effectivement réalisés.




Guerre en Ukraine : quels effets à court terme sur l’économie française ?

par Xavier Ragot, avec les contributions de Céline Antonin, Elliot Aurissergues, Christophe Blot, Eric Heyer, Paul Malliet, Mathieu Plane, Raoul Sampognaro, Xavier Timbeau, Grégory Verdugo.

L’objet de cette analyse est de fournir une première discussion de l’effet de la guerre en Ukraine sur l’économie française. Une telle évaluation est bien sûr incertaine car elle nécessite une prévision de l’évolution diplomatique et militaire. En particulier, les hypothèses sur les sanctions et réactions de politiques économiques sont essentielles.

Si des conséquences perçues comme négatives sont identifiées, cela ne doit pas être lu comme une critique de ces choix politiques mais comme une contribution à la meilleure manière de limiter les effets négatifs.



Ce document est volontairement synthétique et fait référence aux travaux pertinents pour un approfondissement. Des travaux en cours préciseront les analyses et la quantification.

L’effet de la guerre en Ukraine affectera l’économie française par 11 canaux.

I – Le choc économique : les effets de court terme

  • 1) Le premier effet est bien sûr la facture énergétique de la France

L’augmentation du prix du gaz et du pétrole réduira le pouvoir d’achat des ménages et augmentera le coût de production des entreprises. Le prix du gaz est la première inconnue. La moyenne des prix quotidiens sur 2019 était de 14,6 €/MWh, avant de baisser à 9,6 €/MWh en 2020 du fait de la pandémie. Le prix du MWh a atteint 210 euros le 10 mars 2022 !  Ce niveau si élevé ne va pas durer. Prendre un niveau de 100 €/MWh est une hypothèse réaliste et qui constitue une multiplication par 6 du prix par rapport à 2019. Ensuite, la hausse du prix du gaz ne va pas immédiatement se reporter sur la facture des ménages car de nombreux contrats sont à terme (Antonin, 2022) et la régulation du prix du gaz par le gouvernement va lui faire porter une partie de la facture énergétique. Cependant, la hausse du prix sur les importations sera payée par des agents domestiques.

Les importations françaises de gaz étaient de 632 TWh en 2019 et 533 TWh en 2020, année de ralentissement de l’activité. Il faut cependant considérer les importations nettes qui sont inférieures. Le coût des importations nettes de gaz en 2019 était de 8,6 milliards d’euros. Les importations de 2022 seront marquées par un possible ralentissement de l’activité mais aussi par un stockage de gaz. Pour 2022, une hypothèse considérant le niveau des importations nettes de 2019 est une base de travail. En appliquant une hausse de 85 €/MWh, on aboutit à un surcoût de l’ordre de 40 milliards si la hausse devait durer une année. Si une telle hausse devait durer, elle va générer des effets de substitution à moyen terme, discutés plus loin.

Le prix du pétrole est tout aussi difficile à prévoir car il dépend du comportement d’acteurs stratégiques, comme l’OPEP. Le cours du baril de pétrole Brent oscillait entre 60 et 70 dollars en 2019. Il est monté à 133 dollars le 8 mars avant de redescendre à 114 dollars après une annonce de hausse de production de l’OPEP. Autant que le gaz, le prix du pétrole dépendra des sanctions contre la Russie ; il représentait de l’ordre de 10% des achats de brut en France en 2020 et constitue 4,8% des réserves mondiales connues en 2019. On peut considérer un prix moyen de 110 dollars (ou 100 euros ce qui est en cohérent avec les analyses de l’analyse EIA). En 2019, la facture en pétrole brut de la France était de 21,8 milliards d’euros auxquels il faut ajouter 13,3 milliards d’euros de produit raffinés. À demande inchangée, en prenant ces mêmes montants, on aboutit à une facture pétrolière totale de 58,5 milliards d’euros soit un surcoût  de 24 milliards d’euros. Le taux de change euro/dollar va se modifier dans la crise, avec une probable dépréciation de l’euro difficile à estimer à ce jour. De ce fait, on conservera un taux de change constant à 1,1.

Une telle hausse va nécessairement générer des efforts de substitution et de réduction des importations. Pour l’économie allemande, ces effets sont étudiés (avec les références sur les mesures) par Bachman et al. (2022) qui ne se concentrent que sur les effets de substitution. Utilisant la littérature (Ladandeira et al., 2017), ils retiennent une élasticité de -0,2. Dans le cas d’une réduction de la quantité de gaz et de pétrole, quelle est la capacité résiduelle des entreprises à produire ? La réponse à cette question dépend de l’hypothèse de substitution de l’énergie à d’autres facteurs. Suivant des hypothèses, toutes réalistes, l’estimation va pour l’Allemagne de 0,7 point de PIB à 2,5 points de PIB, voire plus par les seuls effets d’offre.

Pour la France, un exemple concret de substitution serait la réduction du chauffage : une baisse de 1° de chauffage conduit à une réduction de 7% de la consommation de gaz, ce qui permettrait de réduire la consommation de gaz de 4,2 Mds de m3 alors que la consommation de gaz de la Russie est de 14,7 Mds de m3.

Le tableau suivant résume des estimations du surcoût liée à la hausse des prix sous différentes hypothèses. 

Le tableau montre l’incertitude de l’estimation suivant la durée de la hausse et l’hypothèse de substitution partielle à court terme. Un surcoût de 64 milliards d’euros est proche de 3 points de PIB, ce qui serait un choc important sur l’économie française. Une durée de 6 mois avec un comportement de substitution aboutit à un choc d’un point de PIB. On voit ici que l’incertitude politique est majeure.

  • 2) Effet macroéconomique de la hausse du coût de l’énergie

Les effets premiers de la hausse du prix de l’énergie sont une baisse du pouvoir d’achat pour les ménages, un renchérissement du coût de production des entreprises et un coût pour l’État du fait des prix réglementés. L’effet sur la croissance passe par des mécanismes complexes. Comme mentionné plus haut, il passe par des effets de substitution mais aussi par la diffusion des prix de l’énergie aux prix de production et aux salaires.

L’OFCE a estimé les effets macroéconomiques d’une hausse du prix de l’énergie de 3 manières différentes. En utilisant deux modèles macroéconomiques tout d’abord, le modèle emod.fr aussi utilisé en prévision, le modèle Threeme, décomposant les consommations énergétiques par secteur (Antonin, Ducoudré, Péleraux, Rifflart, Saussay, 2015). Une autre stratégie a été d’utiliser de l’économétrie possiblement non linéaire (Heyer et Hubert, 2016 et Heyer et Hubert, 2020). Il faut noter que ces derniers travaux incluent les possibilités de substitution mesurées par les élasticités mentionnées plus haut.

Les résultats sont les suivants. Dans l’approche utilisant les modèles, une hausse durable du prix du pétrole de 10 dollars entraîne de 0,1% à 0,15% de croissance du PIB en moins et une inflation de 0,6% la première année. Pour l’approche économétrique, une hausse du prix de pétrole de 10 dollars réduit la croissance de 0,2% et conduit à une hausse de l’inflation de 0,4% avec un effet plutôt linéaire et un effet maximal après quatre trimestres.

Du fait de la taille du choc, il est difficile de savoir s’il faut considérer les fourchettes hautes du fait des non-linéarités ou les fourchettes basses du fait de l’effort accru de substitution et de baisse du taux d’épargne. De plus l’estimation est faite pour le pétrole et non pour le gaz. Pour cette raison, on considèrera ces effets moyens, sans chercher à maximiser la chute du PIB. Ainsi, une hausse de 40 dollars (par rapport à la situation de 2019) que l’on augmente proportionnellement pour tenir compte de la hausse du prix du gaz, conduit à une chute du PIB de l’ordre de 2,5 points de PIB dans la fourchette haute et une hausse de l’inflation de 3% à 4%. Ce montant correspond à un multiplicateur du choc négatif sur les dépenses énergétiques de -1. À comportement des entreprises inchangé et politiques publiques inchangées, cette baisse du PIB se traduit par une baisse du même ordre de l’emploi marchand, de l’ordre de 600 000 emplois (en variante par rapport à un environnement sans guerre). Dans la fourchette basse (durée courte et substitution), on obtient une chute du PIB cinq fois moindre à 0,5 point de PIB.

Cette estimation ne tient pas compte à ce stade de l’effet du conflit sur les autres matières premières, les céréales ou encore les métaux précieux qui sont du second ordre par rapport au prix de l’énergie et discuté par la COFACE.

  • 3) Canal de l’incertitude

La modélisation de l’effet de la guerre en Ukraine dépend fortement de la réaction des ménages et des entreprises à l’incertitude générée par la guerre. Dans un tel environnement, le taux d’épargne devrait augmenter à moyen terme (après d’éventuels achats de produits de première nécessité), ce qui aggraverait l’ampleur de la récession. Cependant, après la crise de la Covid-19, les ménages ont en France un surcroît d’épargne de 12% du revenu annuel (166 milliards d’euros, OFCE Policy Brief n° 95) dans lequel ils pourraient piocher pour payer la facture énergétique additionnelle sans modifier les habitudes de consommation. Cette attitude dépend de manière cruciale de la perception de la durée du choc. Un choc perçu comme très persistent peut conduire à une hausse additionnelle de l’épargne.

L’attentisme des entreprises conduit à un recul de l’investissement (avant de connaître la dynamique des marchés). Pour les entreprises, la période de forte incertitude de la Covid-19 a été marquée par une bonne tenue des investissements, en partie explicable par le soutien public (OFCE Policy Brief n° 95).

Le troisième effet du canal de l’incertitude est l’accroissement de l’épargne de précaution et la recherche de la sécurité dans l’épargne. De ce fait, l’épargne va plus s’orienter vers des actifs sûrs, parmi lesquels les dettes publiques, et le taux d’intérêt réel sur la dette publique française peut baisser. Après l’éclatement du conflit, les taux ont effectivement baissé en Allemagne (0,20 point), aux États-Unis (0,15), en France (0,20), en Italie (0,35) ou en Espagne (0,2). À plus long terme, l’évolution des taux dépendra de la perception de la politique de la BCE dont on parle plus loin. La recherche d’actifs sûrs va aussi faire chuter les bourses et conduire à des effets négatifs sur la richesse financière, modifiant peu la consommation en France.

  • 4) Effets redistributifs.

La hausse de prix de l’énergie affecte différemment les ménages et de manière disproportionnée les ménages les plus pauvres qui ont des taux d’épargne les plus faibles (Malliet, 2020).

Il existe une grande hétérogénéité dans la structure de la dépense en produits énergétiques. Selon les données de l’enquête Budget des familles 2017 menée par l’Insee, 10 % de la dépense de consommation des ménages du 1er décile s’oriente vers l’électricité, gaz et autres combustibles pour le logement et vers les carburants pour le transport. À l’autre bout de l’échelle des niveaux de vie, les ménages appartenant au 10e décile consacrent moins de 7 % à ces dépenses. Par ailleurs, Malliet (2020) montre qu’il subsiste une forte hétérogénéité dans la structure de consommation de ces produits à l’intérieur même des déciles. Il existe une part non négligeable de la population fortement exposée à certains prix énergétiques, ce qui nécessite de mobiliser des dispositifs ciblés qui devraient tenir compte d’une exposition extraordinaire à certains biens pour lesquels il existe peu de substituts facilement mobilisables en absence d’investissements conséquents pour les foyers.

L’aspect anti-redistributif d’une hausse du prix de l’énergie conduit donc à une baisse marquée de la consommation des ménages qui ont le taux d’épargne le plus faible. Cet effet, en plus du canal de l’incertitude, conduit à une baisse de la demande agrégée et de l’activité. Une compensation de la perte du pouvoir d’achat induite par la hausse du prix du pétrole et gaz à 30% est donc de 20 milliards dans la fourchette haute.

  • 5) Effets financiers déstabilisateurs

En plus de l’effet moyen sur les taux d’intérêt, les sanctions contre la Russie qui conduisent à exclure certaines banques du système Swift conduit des banques russes à la cessation de paiement. Le gel des avoirs de la banque centrale russe conduit à des difficultés qui vont probablement conduire à un défaut explicite sur la dette publique russe (une première depuis 1998) si le conflit continue encore quelques semaines. Selon les agences de notation le risque d’un défaut souverain est imminent. Un décret permet déjà d’envisager le remboursement de la dette publique à certains pays en roubles. Le risque de défaut sur la dette russe s’approche de 1 (mesuré par les CDS) et les évaluations des sanctions sur la dette russe varie d’une chute de 7,5% à 10% du PIB en 2022 (Coface). On observe un accroissement des risques sur les dettes turques et sud-africaines.

L’exposition des banques et des fonds d’investissement français et européens au risque russe (public et privé) est difficile à estimer du fait de possibles effets de contagion. Le montant de la dette publique extérieure est cependant faible, estimé à 60 milliards de dollars. On peut faire confiance à la BCE pour intervenir en cas de hausse de l’instabilité financière cependant le risque d’une dynamique moindre du crédit est probable.

Le graphique suivant représente l’exposition au risque russe par pays, mesurée par la position consolidée des résidents sur les actifs russes (données Banque des règlements internationaux).

On voit que la France à une exposition élevée de 22%, comme l’Italie. Cette exposition cache cependant des possibles effets de contagion de crises financières.

II – Réaction de la politique budgétaire

L’activité économique après un tel choc dépendra de la réponse budgétaire et monétaire.

  • 6) Accueil des réfugiés

Tout d’abord si le but premier de l’accueil des réfugiés n’est évidemment pas économique, cela génèrera des dépenses probablement financées par de la dette qui aura un effet sur l’activité. L’expérience de la dernière crise des réfugiés en 2016 conduit à une première estimation. Comme le note Jean Pisani-Ferry, suivant les analyses de l’UNHCR, l’accueil de 750 000 réfugiés en 2016 par l’Allemagne a conduit à un effort budgétaire de 9 milliards d’euros. On peut donc estimer à 10 milliards d’euros par million de réfugiés. Pour une estimation de 4 millions de réfugiés (sachant le nombre actuel est environ à 2,5 millions), cela conduit à un coût temporaire de 40 milliards pour l’Europe, ce qui est peu à l’échelle de l’Europe mais énorme pour les pays accueillant le plus de réfugiés comme la Pologne.

La question centrale est cependant l’organisation du soutien à ces millions de réfugiés. Grégory Verdugo discutait des enjeux d’un asile européen dès 2019 ainsi que l’intégration des réfugiés. Il est noté que l’effet de long terme de la migration est positif, même si les réfugiés actuels sont essentiellement des femmes et des enfants. Bien sûr ces considérations économiques ne sont pas centrales dans le choix de soutien aux réfugiés.

  • 7) Soutien aux ménages les plus fragiles

Comme il a été noté, la hausse du prix de l’énergie et des prix alimentaires est fortement anti-redistributive, affectant plus que proportionnellement les ménages les plus pauvres. Pour cette raison, pour pallier la hausse de l’inflation fin 2021, l’État français a mis en place une indemnité inflation et un renforcement exceptionnel du chèque énergie de 100 euros pour un coût total estimé à 4,4 milliards d’euros (3,8 et 0,6 milliards). Le gouvernement a annoncé des dépenses pour compenser la hausse de l’énergie, de 24 milliards soit environ 1 point de PIB. C’est l’ordre de grandeur de l’accroissement de la facture pétrolière, sans tenir compte de la hausse du prix du gaz. Le Policy Brief de l’OFCE sur le pouvoir d’achat, à paraître le 17 mars, traite ces sujets.

Cette hausse des prix est un appauvrissement national (choc d’offre négatif) du fait de la dépendance domestique aux importations énergétiques. Une hausse des salaires comme réponse à de tels chocs n’est pas une bonne solution, cela conduisant à une hausse des prix et une inflation induite car les entreprises font elles-mêmes face à une hausse des coûts de production. De ce fait, le soutien aux ménages fragiles doit être budgétaire et non salarial. La faiblesse des taux d’intérêt sur les dettes publiques françaises ouvre un espace fiscal qui doit être utilisé temporairement.

  • 8) Investissement énergétique

La réduction de la dépendance au pétrole et au gaz russe (rendu obligatoire en cas d’embargo sur le pétrole et le gaz russe) conduit à des investissements supplémentaires. Le rapport récent de l’IAE pour annuler cette dépendance conduit à des mesures de sobriété mais aussi à des investissements nouveaux qui sont difficiles à chiffrer pour la France à ce jour.

  • 9) Dépenses militaires

La conséquence de la guerre en Ukraine sera la hausse des dépenses militaires. Ces dépenses entraîneront des investissements à moyen terme dont l’effet économique dépendra du financement (par dette ou impôt). L’Allemagne a annoncé une enveloppe de 100 milliards mobilisables à court terme. La France, quant à elle, a un niveau de dépenses militaires plus élevé et reste avec une politique d’accroissement des dépenses militaires de 3 milliards d’euros par an à ce jour.

  • 10) Europe et règle budgétaires européennes

La guerre en Ukraine va très probablement conduire à la suspension des règles budgétaires européennes encore un an de plus, jusqu’à 2024. La mobilisation d’un endettement commun européen est en discussion mais l’issue reste incertaine.

III – Banque centrale européenne et politique monétaire

  • 11) La BCE est dans une situation délicate, confrontée à une hausse des prix de l’énergie, à une baisse de l’activité et à des niveaux d’endettements publics élevés

Un élément mérite d’être clarifié : la hausse des prix de l’énergie augmentera certes l’indice des prix et donc les prix moyens, mais c’est d’abord un appauvrissement domestique. En d’autres termes, la BCE ne peut pas lutter contre cette hausse des prix induite par les prix de l’énergie (qui conduira par ailleurs les acteurs européens à trouver des dispositifs pour réduire leur dépendance énergétique). Cette hausse des prix engendrera de l’inflation si les salaires et les autres prix commencent à augmenter continument après cette impulsion initiale. En d’autres termes, la BCE doit lutter contre d’éventuels effets de second tour, pas contre les effets de premiers tours. Contrairement au choc des années 1970, il est peu probable que la hausse du prix de l’énergie conduise à une spirale inflationniste du fait de la désindexation des salaires. Le mode d’indexation du SMIC devrait cependant conduire à une hausse de ce dernier. Un effort budgétaire vers les personnes payées au SMIC pour compenser la hausse du coût de l’énergie rend cependant moins pertinente la hausse du salaire minimum induite par la hausse du prix de l’énergie à l’inflation.

Cependant, la difficulté actuelle est l’existence de certains effets de second tour à la sortie de la crise de la Covid-19 (indépendamment du prix de la guerre en Ukraine) car l’inflation sous-jacente est à 2,7% en février, supérieure à la cible de 2%. Il est donc important que l’absorption du choc du prix de l’énergie ne conduise pas à des hausses auto-entretenues de prix. 

Ensuite, la BCE devra gérer une nouvelle vague d’instabilité financière, avec des contagions possibles dans le système financier et la hausse des taux d’intérêt de certains pays.

Enfin, le plus probable est que la BCE mettra en œuvre des mesures d’accompagnement des politiques publiques. Il ne s’agit pas de conduire à une stimulation de la demande qui serait inappropriée dans un tel environnement mais d’éviter des hausses de taux d’intérêt dans certains pays, comme une certaine lecture de ses déclarations de la conférence de presse du 10 mars le laisse penser. En effet, la déclaration du jeudi 10 mars et la réduction du volume de rachats de titres vont de pair avec une déclaration vigoureuse de lutte contre la fragmentation de la zone euro et donc de lutte contre la hausse de spreads de taux d’intérêt qui pourrait déstabiliser les pays fortement endettés comme l’Italie. Notre lecture est donc plutôt une politique de réduction de risque de la BCE sans soutien à la demande, ce qui semble justifié pendant le conflit militaire.

Conclusion

La guerre en Ukraine est un choc de revenu massif conduisant, sans réponse publique, à une chute du PIB de 2,5% et à une hausse de l’inflation de 3 à 4% dans l’estimation la plus haute d’une hausse durable des prix, sans modifications des comportements mais sans tenir compte d’une instabilité financière. La fourchette basse d’un conflit court réduit ces effets de ¾ à une baisse inférieure à 1 point de PIB.

  • La hausse du prix de l’énergie conduit à des effets anti-redistributifs qui devraient conduire à une réponse budgétaire pour les plus pauvres.
  • De ce fait, un soutien public d’au moins 1 point de PIB est probable, limitant la chute du PIB mais poussant l’inflation dans la fourchette haute.
  • Des instabilités financières sont possibles, ce qui augmenterait substantiellement ces effets sans tenir compte bien sûr d’extension de la guerre en Europe hors de l’Ukraine, qui changerait complètement la méthode d’estimation.



Bilan humain de deux ans de pandémie à l’échelle de l’Union européenne

Sandrine Levasseur

Pandémie du grec pan (tout) et demos (peuple). Selon la définition du Larousse, la pandémie est une épidémie étendue à toute la population d’un continent, voire au monde entier.

Les deux ans de la pandémie offrent la triste occasion de réaliser un bilan humain de l’impact de la Covid-19 à l’échelle de l’Union européenne (UE). C’est aussi le moment de souligner les différences observées entre les États membres en termes d’incidence et de mortalité imputable à la Covid-19. Tout d’abord plutôt localisée à l’ouest de l’UE, la pandémie s’est peu à peu propagée vers l’est. Finalement, deux ans après le début de la pandémie, un groupe de pays semble se distinguer tout particulièrement, celui des pays d’Europe centrale et orientale (PECO), très fortement touché par la pandémie bien que les États baltes pourraient être plus proches des pays nord-scandinaves, relativement épargnés par la pandémie. Enfin, il est possible de distinguer les pays du Sud, menés par l’Italie, où la pandémie a eu un effet non négligeable relativement aux pays restant de l’UE.



L’an I de la pandémie

Le 11 mars 2020, lorsque l’Organisation mondiale pour la santé (OMS) déclare que la flambée de Covid-19 constitue une pandémie dont l’Europe est l’épicentre, l’Union européenne (UE) concentre à elle seule plus de 60 % des nouveaux cas recensés au niveau mondial[1]. En fait, à cette date, si tous les États membres sont touchés par la pandémie, l’Italie concentre 57,5 % des 21 695 cas recensés depuis le début dans l’UE. De même, l’Italie représente 87,5 % des 945 morts de la Covid-19 recensés dans l’UE. Rapportés à sa population, l’Italie comptabilise ainsi 206 cas de Covid-19 par million d’habitants contre 48 cas par million d’habitant, en moyenne, dans l’UE. L’Espagne est le deuxième pays de l’UE le plus touché par la Covid-19 à la fois en termes absolus et relatifs, suivie des deux autres grands pays de l’UE (France et Allemagne). Comparés à leur population, le Danemark et la Suède recensent aussi un nombre important de cas de Covid-19 (respectivement 76 et 61 cas par million d’habitants).

L’autre fait marquant de ce début de pandémie, au-delà de cette hyper-concentration des cas et décès en Italie, est le fait que les pays d’Europe centrale et orientale (PECO) sont très peu touchés par la Covid-19 : à la date du 11 mars 2020, seuls 299 cas de Covid-19 sont recensés dans les PECO (soit 3 cas par million d’habitants). La Slovénie, pays frontalier de l’Italie, est alors le PECO le plus touché par la Covid-19 avec 27 cas par million d’habitants. Un seul mort imputable au Coronavirus est recensé dans les PECO (en Bulgarie). Les données de surmortalité (voir encadré), qui présentent l’avantage de pallier les problèmes des cas de Covid-19 non déclarés et de tenir compte de la mortalité indirecte, confirment que les PECO ont été pendant quelques temps isolés de la pandémie (Graphique 1). En effet, jusqu’en mai 2020, la surmortalité imputable à la Covid-19 est inférieure à 2 % dans les PECO. En fait, c’est seulement à partir d’octobre 2020 que l’impact de la Covid-19 commence à être particulièrement notable dans les PECO : le taux de surmortalité atteint alors 10 %. En novembre 2020, il atteint un pic à 75 %. Tous les PECO sont alors fortement touchés par la pandémie, à l’exception notable de l’Estonie et aussi, mais dans une moindre mesure, de la Lettonie.

Au total, à la fin de l’année 2020, l’UE à 27 comptabilise un peu plus de 576 000 décès en excès ou « anormaux », dont presque 187 000 dans les PECO (Tableau 1). Autrement dit, les PECO comptabilisent presque 1/3 des décès anormaux alors que leur poids dans la population de l’UE est bien moindre, de l’ordre de 23 %. L’Italie reste le pays de l’UE le plus touché par la Covid-19 en termes absolus ou relatifs : elle comptabilise un excès de mortalité de 107 600 personnes depuis le début de la pandémie, soit presque 19 % de l’excès de mortalité comptabilisé par l’UE pour un poids démographique dans l’UE de 15 %. La Pologne, avec 77 700 décès en excès, est devenu le deuxième pays de l’UE le plus touché par la Covid-19 en termes absolus ou relatifs, devançant légèrement l’Espagne (77 500 décès en excès).

En résumé, à la fin de l’année 2020, si la pandémie est un problème pour tous les pays de l’UE, c’est un problème majeur pour l’Italie et c’est devenu un problème très important pour la plupart des PECO. Comparativement, cinq pays de l’UE – le Danemark, l’Irlande, la Finlande, la Lettonie et l’Estonie – sont relativement peu touchés par la pandémie.

La période allant de décembre 2020 à mars 2021 est marquée par le début et la montée en puissance de la vaccination contre la Covid-19. Au printemps 2020, les instances européennes avaient décidé que la procédure de contractualisation et d’acquisition des vaccins serait centralisée au niveau de l’UE de façon à ce que tous les pays de l’UE, quel que soit leur niveau de richesse, puissent offrir à leur population un accès au vaccin dans les mêmes conditions. À la fin décembre, les campagnes de vaccination débutent donc dans tous les pays de l’UE et, dans les mois qui suivent, on observe une même dynamique vaccinale dans presque tous les pays de l’UE, à l’exception notable de quatre d’entre eux – Lettonie, Bulgarie, Croatie et Luxembourg – où, à la date du 11 mars 2021, le nombre de vaccins inoculés en pourcentage de la population est très inférieur à 11 %, soit la moyenne observée aussi bien à l’ouest qu’à l’est de l’UE. Les données de personnes totalement vaccinées confirment qu’à cette date, en matière de vaccinations, aucun retard particulier n’est à noter dans les PECO, à l’exception des pays déjà mentionnés (Lettonie, Bulgarie et Croatie).

Les campagnes de vaccination débutent dans un contexte marqué par un certain reflux de l’épidémie. Malgré tout, les taux de surmortalité demeurent à des niveaux non négligeables : 17,5 % en janvier 2021 dans l’UE27 mais près de 25 % dans les PECO ; moins de 10 % dans l’UE27 en février 2021 mais encore 17,5 % dans les PECO (Graphique 1).

Le jour de l’An I de la pandémie, soit le 11 mars 2021, environ 119 millions de personnes dans le monde avaient contracté la Covid-19, dont 24 millions dans l’UE. En outre, on recensait dans le monde 2,7 millions de personnes décédées de la Covid-19, dont 570 500 dans l’UE. En proportion de sa population, l’UE est un peu moins touchée que les USA à la fois en termes de cas, de morts de la Covid-19 et de surmortalité.

L’an II de la pandémie

La seconde année de la pandémie est marquée par des campagnes vaccinales qui, à partir de l’été 2021, ralentissent dans la majeure partie des PECO. Ainsi, à la fin janvier 2022, au moment où sévit la cinquième vague, 54 % de la population est totalement vaccinée dans les PECO contre 76 % dans le reste de l’UE. C’est même moins de 30 % en Bulgarie (Graphique 2). Comparativement, les populations sont beaucoup plus vaccinées dans les pays du sud de l’UE : Portugal, Malte et Espagne ont un taux de vaccination qui dépasse les 80 % quand celui de l’Italie s’établit à 76,6 %. Les populations nord-scandinaves sont elles aussi plutôt vaccinées, y compris dans les États baltes que sont la Lituanie et la Lettonie où les taux de vaccination sont aux alentours de 70 %.

Ce ralentissement dans le processus de vaccination au sein des PECO intervient alors qu’une quatrième vague a été identifiée. Elle se concrétise, en septembre 2021, par une reprise des cas et des décès liés à la Covid-19 plus forte dans les PECO que dans le reste de l’UE. La surmortalité repart alors à la hausse dans les PECO (Graphique 1). À l’automne 2021, elle atteint des niveaux particulièrement élevés en Bulgarie et Roumanie où le taux de surmortalité s’établit, en moyenne, autour de 70 % de septembre à novembre 2021.

De façon plus générale, les taux de surmortalité observés depuis le début de la pandémie sont sans commune mesure entre les PECO (Estonie et Lettonie mises à part) et le reste de l’UE (Graphique 3). Evalué sur la période allant de mars 2020 à décembre 2021, le taux de surmortalité moyen approche les 30 % en Bulgarie contre environ 5 % en Suède, au Danemark et en Finlande.

Finalement, à la date du 31 décembre 2021, la surmortalité liée à la pandémie s’établit à plus d’1,2 million de personnes pour l’UE (Tableau 1). La Pologne, avec environ 194 000 décès en excès, est le pays de l’UE qui paie le plus lourd tribut à la pandémie, suivie par l’Italie qui en comptabilise environ 170 000[2]. Globalement, la surmortalité est évaluée à plus d’un demi-million de personnes pour les PECO, soit plus de 40 % des excès de décès de l’UE

Pour finir ce tableau statistique de l’impact différencié de la Covid-19 selon les pays, il peut être intéressant de comparer l’évolution de la surmortalité (qui, par définition, est une estimation) à celle des décès officiels de la Covid-19 (qui relève des déclarations et des stratégies de tests pouvant différer sensiblement d’un pays à l’autre). De mars 2021 jusqu’à ce que survienne la cinquième vague en décembre 2021, la surmortalité évolue, en moyenne, peu ou prou comme les décès liés à la Covid-19 dans l’UE hors PECO (Graphique 4). Si une même stabilisation du ratio est observée dans le même temps pour les PECO, la stabilisation s’opère à un niveau 50 % supérieur aux données officielles. Deux explications sont possibles : soient les PECO ont tendance, en moyenne, à sous-estimer systématiquement leurs décès dus à la Covid-19 (du fait d’une stratégie de tests insuffisante), soit les PECO enregistrent un nombre important de décès indirectement liés à la Covid-19 (du fait d’une mise sous tension des systèmes de santé). En fait, les deux explications sont vraisemblablement fondées.

Conclusion

Les facteurs explicatifs de l’incidence plus ou moins marquée de la pandémie selon les pays sont multiples et, souvent, interagissent de manière complexe.

Certains facteurs contribuent à favoriser ou à accélérer la pandémie sans pour autant être discriminants. Ainsi, la mobilité des personnes a favorisé la propagation du coronavirus mais, assortie de mesures telles que la distanciation sociale, la mise en quarantaine et la fermeture des frontières aux non-résidents, n’a pas forcément induit une flambée des cas de coronavirus. L’exemple le plus emblématique en la matière est le retour de plusieurs millions de travailleurs est-européens dans leur pays d’origine (notamment en Pologne, Roumanie et Bulgarie) en mars/avril 2020, à la suite des mesures de confinement mises en place dans des pays où sévissait le virus (notamment au Royaume-Uni, en l’Italie, en Espagne et Allemagne). Organisées et même institutionnalisées par les gouvernements des PECO, ces mobilités de personnes de l’ouest vers l’est de l’UE ne se sont pas traduites par un surcroît de mortalité dans les pays concernés par les retours (Graphique 1).

Ensuite, la mise en place de restrictions des libertés relativement strictes (e.g. confinements, fermetures des écoles et des magasins non essentiels, télétravail, etc.) a pu constituer une réponse à un nombre important et persistant de cas de Covid-19 (e.g. en Italie et Roumanie) ou au contraire viser à éviter l’entrée de la pandémie sur le territoire (cas des PECO lors de la première vague). Comparativement, certains pays ont instauré assez peu de restrictions des libertés sans pour autant enregistrer de flambée de cas de Covid-19 (e.g. les pays nord-scandinaves).

Des températures peu élevées qui, toutes choses égales par ailleurs, sont un facteur favorisant de la propagation du coronavirus n’ont pas non plus donné lieu à une flambée hors de contrôle des cas de Covid-19 dans les pays nord-scandinaves. L’une des explications en serait que, dans ces pays, le froid diminue spontanément le brassage social, les nord-scandinaves restant davantage chez eux comparativement aux personnes vivant sous des climats plus cléments.

À côté de ces différents facteurs explicatifs aux interactions complexes, la couverture vaccinale apparaît comme un véritable facteur discriminant en matière de mortalité. C’est en effet en 2021, notamment lors de la dernière vague (cf. tableau 1 et graphique 1), que les trajectoires de surmortalité des PECO s’écartent de celles du reste de l’UE, les PECO étant comparativement (et en moyenne) moins vaccinés contre la Covid-19 et plus touchés par la pandémie que le reste de l’UE. La faible couverture vaccinale dans les PECO trouve ses racines dans une grande défiance envers les vaccins et, plus généralement, envers l’autorité gouvernementale. Si cette défiance existe aussi dans le reste de l’UE – en témoignent les manifestations anti-passe vaccinal dans tous les pays de l’UE –, cette défiance est beaucoup plus marquée à l’est de l’Europe où les gouvernements peinent, plus de trente ans après la fin du joug communiste, à instaurer croissance économique et baisse des inégalités sociales. En Bulgarie, la forte instabilité gouvernementale n’a pas permis de mettre en place des politiques de communication expliquant les avantages et inconvénients de la vaccination contre la Covid-19. La forte présence des populations Rom dans certains pays de l’Est – jusqu’à 8 à 10 % de la population en Bulgarie, Roumanie, Hongrie et Slovaquie – peut aussi expliquer la difficulté à obtenir une couverture vaccinale élevée, cette population bénéficiant généralement d’un faible suivi sanitaire. Notons que cette présence des populations Rom peut aussi expliquer une partie de la surmortalité observée dans ces PECO, ces populations souffrant davantage de co-morbidités (obésité, diabète et maladies cardio-vasculaires) dont on sait que ce sont des facteurs aggravant de la Covid-19.

Enfin, les systèmes de santé semblent constituer un autre facteur discriminant de l’impact de la Covid-19. Les PECO, mais aussi les pays du sud de l’UE, ont comparativement des secteurs de la santé moins bien dotés en ressources financières que les autres pays de l’UE. À titre d’exemple, les dépenses de santé par habitant dans les PECO atteignent, en moyenne, 43 % de celles réalisées dans le reste de l’Europe[3]. Dans les pays du sud de l’UE, les dépenses de santé par habitant sont certes plus élevées que dans les PECO, mais à seulement 63 % de celles réalisées dans le reste de l’UE. Enfin, sous l’effet de la fuite des cerveaux (brain drain), la sous-dotation en médecins est patente dans les PECO relativement à celle observée dans le reste de l’UE (respectivement 313 médecins pour 100 000 habitants dans les PECO contre 408 dans le reste de l’UE)[4]. Il est manifeste que certains systèmes de santé, y compris au sein des pays les plus avancés de l’UE, sont sous-calibrés pour faire face à la pandémie actuelle.

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Encadré : définition et mesures de la surmortalité

La surmortalité se définit comme l’excès de mortalité imputable à une « crise » (e.g. canicule, pandémie, guerre), c’est-à-dire une mortalité qui n’est pas attribuée aux causes traditionnelles (vieillissement, cancers, maladies cardio-vasculaires, accidents de la route, suicides, etc.).

Le problème du calcul de la surmortalité dans le cas de la Covid-19 est multiple. Certaines causes traditionnelles de décès peuvent être des facteurs favorisant et accélérant (e.g. vieillissement et co-morbidités liées aux maladies cardio-vasculaires et diabète). Ainsi certaines personnes testées et décédées de la Covid-19 seront déclarées – à juste titre – comme décédées de la Covid-19 mais, dans un autre contexte, seraient décédées de leur pathologie (ou d’une autre pathologie) quelques mois ou quelques années plus tard. Autrement dit, d’un point de vue statistique, (i) un nombre important de morts de la Covid-19 n’est pas nécessairement associé à une (forte) surmortalité et (ii) la surmortalité peut être ponctuelle et être suivie, quelques temps plus tard, d’une sous-mortalité. Pour illustrer le point (i), remarquons que peu de personnes sont décédées de la grippe saisonnière durant les hivers 2020 et 2021. Pour illustrer le point (ii), notons que la baisse de l’espérance de vie en 2004, due à la canicule du mois de juillet, a été suivie en 2005 par un « boom » de l’espérance de vie.

Un autre problème tient au fait que la pandémie s’est accompagnée de la mise en place de mesures sanitaires et de restrictions des libertés – plus ou moins strictes selon les pays – qui ont affecté les comportements et donc les causes de mortalité. Les mesures de distanciation sociale, l’usage des gels hydro-alcooliques et l’interdiction des rassemblements, la fermeture des écoles et le recours au télétravail, ont ainsi fait baisser de manière drastique certaines infections et donc certaines causes de mortalité au cours des deux années de pandémie. Et c’est sans compter la baisse de la mortalité par accident de la route lors du premier confinement. A contrario, les reports de certains diagnostics, traitements ou interventions chirurgicales observés lors des différentes vagues ont pu se traduire par une mortalité qui n’aurait pas eu lieu en temps normal.

En l’absence de données très fines et exhaustives sur les différentes causes de mortalité, à la fois avant et depuis la pandémie, le calcul de la surmortalité relève d’un travail d’estimation reposant sur des hypothèses de travail plus ou moins sophistiquées.

Depuis le début de la pandémie, trois principales bases proposent des séries de surmortalité avec de fréquentes actualisations et ce, pour un nombre relativement important de pays. Deux sont sous l’égide d’institutions internationales (Eurostat et l’OCDE) tandis que la troisième (OWiD) est le fait d’un travail joint des chercheurs de l’Université de Berkeley (USA) et du Max Planck Institute for Demographic Research (Allemagne)1.

La fréquence des données de l’OCDE et d’OWiD est hebdomadaire tandis que celle d’Eurostat est mensuelle.

Eurostat et l’OCDE calculent la surmortalité de manière très simple. Pour Eurostat, la surmortalité (mensuelle) est calculée comme l’excès de morts observés le mois m relativement à la moyenne des morts observés le mois m au cours des années 2016-2019. L’OCDE calcule la surmortalité (hebdomadaire) comme l’excès de morts observés la semaine s relativement à la moyenne des morts observés la semaine s au cours des années 2015-2019. Au-delà de la fréquence, ce sont bien plus les années de référence utilisées pour calculer la moyenne qui expliquent les différences de résultats observées entre Eurostat et l’OCDE : l’année 2015 ayant été une année à forte mortalité pour cause de grippe saisonnière2, les données de l’OCDE vont se traduire ceteris paribus par une plus faible surmortalité que celles d’Eurostat. Pour un échantillon de pays de l’UE comparable (tous les pays de l’UE ne sont pas membres de l’OCDE), la minoration de la surmortalité par l’OCDE ne dépasse jamais les 6 ou 7 % sauf pour un certain nombre de pays nord-scandinaves (Danemark, Finlande, Lituanie et Suède).

Les données d’OWid sont calculées avec deux hypothèses supplémentaires : elles sont ajustées au préalable des variations saisonnières de mortalité (e.g. on meurt plus en hiver qu’en été ceteris paribus) et des tendances annuelles de mortalité (e.g. les pays vieillissant connaissent une hausse de la mortalité ceteris paribus). Pour le reste, fréquence et période de référence sont identiques à celles de l’OCDE. Les deux hypothèses supplémentaires vont se traduire ceteris paribus par une mesure de surmortalité plus faible par les données OWiD que par celles de l’OCDE. Pour un échantillon de pays de l’UE comparable, la minoration de la surmortalité par l’OWiD peut être conséquente (jusqu’à 50 % pour l’Allemagne et 33 % pour la France) tandis qu’à la fois d’importantes majorations (Suède, Lettonie et Lituanie) ou minorations (Danemark) peuvent apparaître pour les pays nord-Scandinaves.

Bien que fournissant probablement une fourchette haute de la surmortalité imputable à la Covid-19, les données d’Eurostat nous semblent les moins discutables.

1 Les trois bases sont librement accessibles en ligne.

2 Quatre mois d’espérance de vie ont été perdues, en moyenne, dans l’UE27 entre 2014 et 2015.


[1] Les données de cas et de morts de la Covid-19 ainsi que celles de vaccinations proviennent d’OWiD. Les mesures de surmortalité proviennent d’Eurostat (voir encadré).

[2] Les estimations concurrentes de surmortalité (voir encadré) montrent que, dans tous les cas, l’excès de surmortalité s’établit à plus de 150 000 personnes à la fois en Pologne et en Italie.

[3] Sont considérées ici uniquement les dépenses de santé au titre de l’assurance publique et obligatoire. L’évaluation est en parité de pouvoir d’achat de façon à tenir compte des différentiels de prix entre les pays. Source : Eurostat.

[4] Source : Eurostat.




L’économie européenne sous présidence française

par Jérôme Creel

La nouvelle édition de L’économie européenne 2022 se concentre cette année sur les enjeux de l’après-crise de la Covid-19 pour le fonctionnement de l’Union européenne et principalement sur les questions budgétaires et monétaires. Elle éclaire ainsi quelques-uns des projets annoncés fin 2021 pour la présidence française du Conseil de l’Union européenne.

Depuis le 1er janvier 2022, la France a pris la présidence tournante du Conseil de l’Union européenne pour un semestre. À ce titre, la France va établir les objectifs à long terme de l’Union européenne et élaborer un programme définissant les thèmes et les grandes questions qui seront traités par le Conseil. Elle ne le fera cependant pas seule et pas seulement pour six mois car la règle en vigueur inscrite dans le Traité de Lisbonne depuis 2009 veut que chaque État membre présidant le Conseil de l’Union européenne établisse ses objectifs et le programme avec les deux autres États qui le précéderont ou lui succéderont dans ce rôle. La France formera ainsi un trio avec la Tchéquie et la Suède. La continuité des travaux du Conseil est donc assurée sur des périodes successives de 18 mois.



Toujours depuis 2009 et le Traité de Lisbonne, la présidence du Conseil de l’Union européenne se distingue de la présidence permanente du Conseil européen dont le rôle est principalement d’ordre administratif (préparation des Conseils) ou de représentation (lors des sommets internationaux). La présidence du Conseil de l’Union européenne conserve un rôle d’impulsion des travaux législatifs du Conseil tandis qu’elle partage avec la présidence du Conseil européen un rôle d’intermédiaire et de producteur de consensus entre les États membres, objectif devenu de plus en plus complexe et donc crucial, à réaliser au fil des élargissements de l’Union européenne.

La présidence française a ceci de particulier qu’elle précédera une période de vacance d’une année d’un représentant de la zone euro à la présidence tournante. Cela n’est sans doute pas sans importance dans le choix de la France de certains grands chantiers de réforme pour le premier semestre 2022, notamment celui du cadre budgétaire européen.

Les priorités de la présidence française se reflètent dans la devise qu’elle a adoptée : « Relance, Puissance, Appartenance » : la relance pour permettre à l’Union européenne de réussir les transitions écologique et numérique ; la puissance pour défendre et promouvoir les valeurs et les intérêts des Européens ; et enfin l’appartenance par la culture, les valeurs et l’histoire commune. Dans son discours du 9 décembre 2021 en vue de présenter les priorités de la présidence française, le Président de la République française, Emmanuel Macron, a défini trois grands axes autour desquels s’articuleront les activités de la présidence : mettre en œuvre un agenda pour une souveraineté européenne, bâtir un nouveau modèle européen de croissance et créer une Europe à taille plus « humaine » dont le point d’orgue pourrait être la conclusion de la Conférence sur l’avenir de l’Europe en mai 2022.

La défense de la souveraineté européenne consistera à maîtriser les frontières en poursuivant trois axes : la gestion des flux migratoires, la politique de défense et la stabilité et la prospérité du voisinage direct de l’Union européenne. La gestion des flux migratoires passera par un pilotage politique plus régulier de l’espace Schengen de libre circulation des personnes et par une meilleure organisation des flux migratoires extra-européens, notamment par l’harmonisation des règles en matière d’asile ou d’accompagnement des réfugiés ou des migrants. Sur les questions de défense, devenues sans doute plus urgentes après l’invasion de l’Ukraine par la Russie, la présidence française ambitionne de présenter l’état des menaces stratégiques qui pèsent sur l’Union européenne et d’aboutir, après les travaux menés depuis la présidence allemande notamment, à la définition d’une souveraineté stratégique européenne. Pour assurer une meilleure stabilité de son voisinage direct, principalement l’Afrique et les Balkans, la présidence française vise à intensifier les investissements européens, y compris dans les domaines de l’éducation, de la santé et du climat.

Du côté de l’agenda de croissance, la France poursuit les ambitions de la Commission européenne présidée par Ursula von der Leyen en faveur de la transition vers une économie bas carbone et vers la digitalisation et la création d’un marché unique du numérique. Pour cela, la présidence française souhaite parachever l’union bancaire et l’union des marchés de capitaux. Elle envisage également que les règles budgétaires européennes accordent la priorité aux investissements nécessaires à l’achèvement de cette double transition. La présidence française souhaite aussi améliorer l’équilibre entre ambition climatique, justice sociale et maintien de la compétitivité. Pour cela, elle espère la mise en place du mécanisme d’ajustement carbone aux frontières et l’adoption de clauses de réciprocité (ou clauses miroirs) dans les exigences environnementales et sociales des futurs accords commerciaux. Enfin, la France veut contribuer à la création de « bons emplois », qualifiés, de qualité et mieux rémunérés. Sur le plan européen, cela passera par l’adoption des directives sur le salaire minimum en Europe et sur la transparence salariale pour renforcer l’égalité entre les femmes et les hommes.

L’ouvrage L’économie européenne 2022, s’il cherche à analyser en priorité les enjeux de l’après-crise de la Covid-19 pour le fonctionnement de l’Union européenne, et principalement les débats budgétaires et monétaires qu’ils soulèvent, éclaire également certains projets de la présidence française du Conseil de l’Union européenne.

L’ouvrage présente tout d’abord un état des lieux conjoncturel de la zone euro. Coordonné par Christophe Blot, le chapitre expose les conditions de la reprise économique en 2022, notamment le maintien de conditions monétaires souples et le renoncement à l’austérité budgétaire précoce dans un contexte sanitaire en voie d’amélioration. L’incertitude prévaut cependant quant à l’intensité de la reprise attendue, et ce d’autant plus désormais qu’à la crise sanitaire succède une crise géopolitique majeure sur le continent européen.

L’ouvrage dresse ensuite un premier bilan du nouvel outil de gestion Next Generation EU (par Caroline Bozou, Jérôme Creel et Francesco Saraceno). Ce programme européen est dédié à la reprise et à la résilience après la crise de la Covid-19. Le chapitre présente les différentes innovations du programme, ses effets économiques attendus et les conséquences qu’elles pourraient avoir sur l’intégration budgétaire future des États membres.

Le chapitre suivant (par Christophe Blot, Caroline Bozou et Jérôme Creel) revient sur la révision stratégique de la Banque centrale européenne intervenue en juillet 2021. Le chapitre discute des raisons qui doivent inciter les banques centrales à revoir leur stratégie de politique monétaire à intervalles réguliers. Il présente ensuite les différents éléments de cette révision en mettant l’accent sur la définition de la cible d’inflation avant d’exposer des stratégies de révision alternatives qui tolèreraient des écarts plus durables et plus importants de l’inflation à sa cible.

Le quatrième chapitre (par Lucrezia Reichlin, Giovanni Ricco et Matthieu Tarbé) s’interroge sur la nature des relations entre politique monétaire et politique budgétaire : complémentaires afin de poursuivre les mêmes objectifs ou substituables car poursuivant des objectifs distincts ? Dans le premier cas, le besoin de coordination est généralement moins grand que dans le second. Le chapitre montre qu’avec l’avènement des politiques monétaires non conventionnelles, les besoins de coordination se sont plutôt renforcés, un point à garder à l’esprit dans les réformes à venir du cadre budgétaire européen.

Les deux chapitres qui suivent (l’un par Jérôme Creel et Xavier Ragot, l’autre par Xavier Timbeau) reviennent sur plusieurs changements structurels qui modifient la réflexion sur les règles budgétaires européennes : la montée importante des dettes publiques nationales, les charges d’intérêt au plus bas et l’émission d’une dette européenne commune. Le premier des deux chapitres expose les nombreuses propositions de réforme. Dans ce contexte inédit, deux voies de réforme du cadre budgétaire européen semblent souhaitables : l’une, radicale, avec le passage d’une coordination par des critères numériques à une coordination politique des politiques budgétaires, et l’autre, plus incrémentale, avec des règles assouplies associées à la pérennisation de NGEU. Le deuxième chapitre utilise la modélisation Debtwatch pour quantifier l’impact de différents scénarios de réduction des dettes publiques en Europe. La réduction des dettes imposerait à une bonne partie des États membres de la zone euro une austérité longue et peu compatible avec les autres objectifs à moyen et long terme, et ce sans gain économique véritable par ailleurs.

Le septième chapitre (par Catherine Mathieu) présente un bilan de l’application de l’accord du 24 décembre 2020 entre le Royaume-Uni et l’Union européenne sur le commerce de marchandises, la pêche, les services financiers, et l’Irlande du Nord. Les indicateurs suggèrent que le Brexit a eu un impact sur l’économie britannique qui reste cependant difficile à distinguer de celui du choc provoqué par la crise sanitaire.

Enfin, le dernier chapitre (par Tom Bauler, Vincent Calay, Aurore Fransolet, Mélanie Joseph, Eloi Laurent et Isabelle Reginster) expose les enjeux et les défis de la « transition juste » en Europe en proposant une définition claire et opérationnelle de cette notion. Il en explore ensuite les voies d’opérationnalisation au niveau politique. Enfin, il propose l’ébauche de tableaux de bord utiles à la mise en place d’une action publique dédiée aux objectifs de transition juste.

Le présent ouvrage ne traite pas de l’ensemble des grands axes de la présidence française du Conseil de l’Union européenne mais les lecteurs intéressés pourront toujours utilement se reporter aux éditions précédentes qui livrent des analyses toujours d’actualité sur certains d’entre eux. Je pense notamment aux chapitres sur « L’Europe au défi de la nouvelle immigration » (par Grégory Verdugo), sur « L’Europe face aux défis numériques » (par Cyrielle Gaglio et Sarah Guillou) et sur les « Marché(s) du travail : à la recherche du modèle européen » (par Éric Heyer et Pierre Madec) de l’édition de 2019, à ceux sur « La dette climatique en Europe » (par Paul Malliet et Xavier Timbeau) et sur « Polarisation et genre sur le marché du travail » (par Guillaume Allègre et Grégory Verdugo) de l’édition de 2020, ou encore à celui sur « Le Green Deal européen : juste une stratégie de croissance ou une vraie transition juste ? » (par Éloi Laurent) de l’édition de 2021.

Le présent ouvrage partage ainsi avec son objet, l’économie européenne, une dimension de continuité et de longue haleine.




Dépendance commerciale UE-Russie : les liaisons dangereuses*

par Céline Antonin

* Ce texte s’appuie sur les informations disponibles en date du 28 février 2022.

Le déclenchement du conflit entre la Russie et l’Ukraine le 24 février a donné lieu à une salve de décisions visant à pénaliser la Russie. Après la suspension par l’Allemagne de l’autorisation de mise en service du gazoduc Nord Stream 2 reliant la Russie à l’Allemagne, les annonces de sanctions se sont multipliées tous azimuts. Ces sanctions décidées par les gouvernements sont pour l’heure d’ordre financier et visent l’infrastructure de paiements : interdiction faite aux institutions financières d’effectuer des transactions avec les banques russes, gel d’avoirs russes dans les banques étrangères, gel des avoirs de la Banque centrale de Russie, exclusion de certaines banques russes du système interbancaire SWIFT. Certaines vont encore plus loin : reprenant la phraséologie du gouvernement ukrainien, d’aucuns évoquent des sanctions commerciales directes via des embargos ciblés sur certains produits d’exportation ou d’importation. Aujourd’hui le danger porte sur l’approvisionnement énergétique. Car la Russie pourrait à son tour « punir » l’Union européenne ; elle est en effet son principal fournisseur de matières premières énergétiques, même si elle se priverait, ce faisant, de sa principale source de revenus.



Ainsi, le risque d’une escalade de sanctions nous invite à examiner l’état du commerce UE-Russie et, notamment, la dépendance européenne à l’égard de son voisin de l’Est. On constate que le degré de dépendance – notamment énergétique – est hétérogène entre pays. En conséquence, une rupture d’approvisionnement énergétique affecterait les pays de façon contrastée et risquerait de fragiliser l’unité politique de l’Union européenne.

Union européenne : une balance commerciale déficitaire avec la Russie

La Russie est le cinquième plus grand partenaire de l’UE en matière commerciale : elle représente 4,1 % des exportations de biens (89 milliards d’euros) et 7,5 % des importations de biens de l’UE (158 milliards d’euros) en 2021 (graphique 1). Ainsi, la balance commerciale de l’UE avec la Russie est déficitaire ; l’UE importe à hauteur de 62 % des matières premières énergétiques (pétrole, gaz naturel, charbon, aluminium, …) et exporte vers la Russie du matériel de transport, des produits chimiques (médicaments, produits pharmaceutiques) et d’autres articles manufacturés.

Les pays de l’Union européenne ne sont pas exposés de la même façon au commerce avec la Russie. Sans surprise, les pays les plus exposés au commerce bilatéral sont les pays situés à l’est de l’Europe (tableau) : la Lituanie (14,1 %), la Lettonie (10,3 %), la Finlande (9,1 %), l’Estonie (6,9 %), la Bulgarie (6,0 %) ou la Pologne (4,7 %).

Une dépendance énergétique hétérogène entre pays

Ainsi, on constate que la dépendance à la Russie est essentiellement de nature énergétique. Cela étant, le degré de dépendance est variable entre pays et dépend de plusieurs facteurs :

  • Le mix énergétique du pays : la France, dont le nucléaire représente 41 % du mix énergétique, jouit de facto d’une indépendance plus forte que l’Allemagne dont le mix énergétique dépend plus fortement des combustibles fossiles importés (charbon, gaz, pétrole) ;
  • Les ressources énergétiques dont dispose le pays (le degré d’autosuffisance) : certains pays disposent de ressources gazières (Pays-Bas) ou de charbon (Pologne, Allemagne, Tchéquie) ;
  • La part des importations russes dans le total des importations : ainsi, les pays les plus à l’Est sont souvent ceux dont l’approvisionnement est le moins diversifié. Pour le gaz naturel dont le transport s’effectue par gazoducs, les pays du sud de l’Europe peuvent importer du gaz d’Algérie ou de Libye. La France, la Belgique ou l’Allemagne importent également des quantités substantielles de gaz norvégien. Quant aux pays d’Europe centrale et orientale, ils sont largement exposés à la Russie via les gazoducs Yamal (Russie/ Biélorussie/ Pologne/ Allemagne ou Russie/ Biélorussie/ Ukraine/ Slovaquie/ République tchèque), Droujba (Russie/ Ukraine/ Slovaquie/ République tchèque ou Russie/ Ukraine/ Moldavie/ Roumanie/ Bulgarie), et Turkstream/ Tesla Pipeline (Russie/ Turquie/ Grèce/ Bulgarie/ Serbie). Le gaz naturel liquéfié (GNL), majoritairement importé des États-Unis ou du Qatar, et qui permet de s’abstraire de l’infrastructure des gazoducs grâce au transport par méthaniers, ne représente pour l’heure que 23,5 % des importations de gaz en Europe (BP, 2020). La possibilité de déployer le GNL à grande échelle au sein d’un pays se heurte en effet au problème des infrastructures. Au total, l’Europe dépend de la Russie pour 30 % de ses importations de pétrole et produits pétroliers.

Pour mesurer l’exposition énergétique des pays d’Europe à la Russie, on peut construire un indice de dépendance énergétique qui dépendra à la fois du mix énergétique, de la part de la Russie dans les importations et de l’ampleur des importations nettes (importations nettes des exportations et des variations de stocks). Pour un pays donné, cet indice se calcule de la façon suivante :

as représente la part de chacune des énergies (charbon, gaz, pétrole, biocarburants et nucléaire) dans le mix énergétique total.  Le ratio Imp Russie,s / Imp Monde,s représente la part des importations en provenance de Russie dans le total des importations du pays pour la source d’énergie s. Le ratio Imp nettess/Energie brute disps représente la part des importations nettes des exportations et des variations de stocks de la source d’énergie s, dans le total de l’énergie s disponible du pays considéré[1]. Si ce ratio est négatif (le pays exporte davantage qu’il n’importe), alors on considère que le ratio est égal à zéro pour la source d’énergie s. Autrement dit, Imp nettess / Energie brute disps  = max [0, (Importationss -Exportationss+Variations de stockss ) / Energie brute disps]. Pour rappel, Energie brute disp = production primaire + produits récupérés et recyclés + importations – exportations + variations de stocks. Les données sont issues d’Eurostat. Par construction, l’indice est compris entre 0 (dépendance nulle aux importations russes) et 100 % (dépendance totale).

La Slovaquie est le pays qui a la dépendance énergétique à la Russie la plus marquée. Bien que 24 % de son mix énergétique soit composé d’énergie nucléaire, elle est très dépendante des importations russes de gaz et de pétrole. La Hongrie est également très dépendante du gaz russe (95 % des importations) et du pétrole russe (51 %). Sans surprise, on constate que parmi les pays les plus dépendants se trouvent deux pays baltes, la Lituanie (41 %) et la Lettonie (30 %). L’Estonie en revanche, dont le mix énergétique est composé à 65 % d’énergies renouvelables, est globalement peu dépendant de son voisin russe. La Finlande, la Pologne et l’Allemagne sont également assez dépendantes de la Russie, pour environ un quart de leur approvisionnement total. Grâce à l’énergie nucléaire, la France a un indice de dépendance faible – seulement 8 % – à la Russie. On constate que les pays d’Europe de l’Ouest sont globalement les moins dépendants (Portugal, Espagne, Irlande, …). Il faut noter que cet indice renseigne sur l’intensité de la dépendance à la Russie mais ne présage pas de la capacité des pays à trouver des fournisseurs alternatifs ou à substituer du GNL au gaz naturel classique. Seuls les dix pays possédant des terminaux de regazéification sont susceptibles de recevoir du GNL à grande échelle, ce qui est le cas de la Belgique, la France, la Grèce, l’Italie, la Lituanie, Malte, les Pays-Bas, la Pologne, le Portugal et l’Espagne.

Notons que cette dépendance européenne est en réalité une interdépendance : de son côté, la Russie dépend de l’Union européenne et des exportations de matières premières énergétiques. Ces dernières représentent 61 % des exportations russes, dont 46 % pour le pétrole et les produits pétroliers, 11 % pour le gaz et 4 % pour le charbon. Par ailleurs, les revenus du gaz et du pétrole constituent une part importante du budget fédéral russe : en 2019, ils représentaient 41 % du budget (37 % en 2021). Notons que cette part a baissé depuis 2014 où les recettes issues du gaz et du pétrole représentaient 50 % du budget, ce qui révèle des progrès dans la diversification de l’économie russe.Au niveau des flux de capitaux, 40 % des investissements directs étrangers en Russie sont d’origine européenne, avec une part importante des Pays-Bas (12 %), du Royaume-Uni (10 %) et de la France (7 %).

L’embargo, un outil à manier avec précaution

En cas de ruptures majeures dans l’approvisionnement énergétique, les entreprises et ménages européens devraient trouver dans l’urgence d’autres sources de fourniture. Sur le marché du gaz naturel, le GNL venu des États-Unis et du Qatar pourrait offrir des quantités d’appoint. Cependant, étant donné les contraintes physiques liées au transport de gaz et les infrastructures nécessaires, aucun pays ne pourrait intégralement compenser le manque à gagner si les approvisionnements russes venaient à se tarir.

Sur le marché du pétrole, le contexte est celui d’une pénurie d’offre. Malgré ses engagements réitérés, en janvier 2022, l’OPEP 10 (hors Venezuela, Libye et Iran) ne parvient pas à atteindre le niveau des quotas que le cartel s’est imposé en août 2021, en raison de problèmes d’infrastructures et d’investissements, mais aussi d’un choix politique : l’Arabie saoudite et les Émirats arabes unis refusent d’utiliser leur capacité de production excédentaire pour combler le manque de volume de leurs partenaires. Par ailleurs, la production étatsunienne n’a pas encore retrouvé son niveau pré-crise. La Russie est le troisième producteur mondial de pétrole brut avec une production moyenne de 10,5 Mbj en 2020 (soit plus de 10 % de l’offre totale). Si une partie de cette production venait à disparaître du marché, le déséquilibre entre offre et demande se creuserait, provoquant une nouvelle hausse des cours. Dans le cas de l’Iran, sous l’effet des sanctions occidentales, les exportations iraniennes étaient ainsi passées de 2,5 Mbj en 2017 à 0,4 Mbj en 2020. Si la Russie est privée de la capacité d’exporter ses matières premières vers les pays occidentaux, elle pourrait éventuellement exporter une partie de sa production vers des pays tiers (Inde, Chine) avec une décote, mais ce débouché serait trop limité pour lui permettre de maintenir son niveau d’exportation actuel.

Quelles seraient les marges de manœuvre du côté russe ? Le pays tenterait de renforcer son commerce extérieur avec la Chine, qui représente un quart de ses importations. La Russie pourrait accroître la part de ses exportations vers la Chine et l’Inde, mais sans que cela ne lui permette de compenser le manque à gagner européen. Autre possibilité, la Russie pourrait « profiter » des sanctions pour tenter d’accroître son indépendance. Ce fut le cas lors de la crise en Ukraine de 2014 où les sanctions européennes avaient provoqué un embargo russe sur plusieurs produits d’exportation agricoles, notamment d’origine européenne.

Étant donnée la sensibilité de la question énergétique, aucun gouvernement de l’Union européenne n’a voté de sanction commerciale contre la Russie. Et pour cause : les conséquences globales d’une rupture d’approvisionnement en énergie seraient un regain d’inflation et une perte de pouvoir d’achat pour les ménages ainsi que des difficultés accrues pour les entreprises déjà affectées par la pandémie de Covid-19. Mais le fait saillant, c’est que les pays de l’Union européenne ne sont pas égaux devant le risque énergétique étant donnée leur exposition hétérogène à la Russie et que des ruptures d’approvisionnement risqueraient de fragiliser l’unité politique de l’Union européenne à l’aune des intérêts énergétiques nationaux.


[1] L’énergie brute disponible représente la quantité de produits énergétiques nécessaires pour satisfaire toute demande d’entités dans un pays donné. Elle est égale à la somme de la consommation intérieure brute d’un pays et des soutes internationales (les soutes internationales sont les consommations des navires et avions assurant les liaisons internationales).




Pour l’instauration d’un dialogue budgétaire en Europe

par Jérôme Creel

La succession des crises a renouvelé l’intérêt pour une
réforme du cadre budgétaire européen (voir, par exemple, OFCE
Policy Brief
2021
). Parmi les très nombreuses propositions de réforme des
règles sur les déficits, les dépenses ou les normes, seules quelques-unes
mentionnent la dimension démocratique du processus budgétaire européen à mettre
en œuvre.



Aussi, en complément des propositions de normes budgétaires
(fiscal standards) de Blanchard et
al.
(2021)
, j’ai récemment plaidé (Creel,
2021
) en faveur d’une responsabilité accrue des politiques budgétaires
nationales vis-à-vis d’un organe démocratique européen et proposé d’établir un
dialogue budgétaire entre les gouvernements de l’UE et le Parlement européen
(PE).

Propositions récentes
et leur mise en application

L’application des règles ou de nouvelles normes budgétaires
soulève la question de leur mise en œuvre et des institutions qui en sont
chargées. Blanchard et al. (2021), et Martin
et al. (2021)
dans une certaine mesure, préconisent un rôle de
surveillance plus important pour le Comité budgétaire européen (CBE) et/ou la
Commission européenne, ainsi qu’un organe judiciaire pour statuer sur les
différends. Ceci peut poser un certain nombre de problèmes. Si la Commission et
le CBE possèdent les compétences techniques nécessaires à la surveillance
budgétaire, ils ne disposent pas de la jurisprudence nécessaire pour jouer le
rôle d’arbitre. De plus, le CBE n’est qu’un comité consultatif sur les
questions budgétaires et devrait voir ses statuts révisés pour être adapté au
contrôle et à l’application des normes budgétaires. En revanche, le rôle
d’arbitre revient naturellement et habituellement à la Cour de justice de
l’Union européenne qui dispose de la jurisprudence mais ne possède pas les compétences
techniques pour apprécier les écarts par rapport aux normes.

Bien qu’il n’y ait pas d’options faciles, celles mentionnées
ci-dessus nécessiteraient certainement des modifications des traités européens.
Il ne s’agit pas d’un obstacle insurmontable mais cela retardera davantage
l’adoption des normes budgétaires.

Un dialogue
budgétaire

Quelles que soient les conclusions futures de la révision du
cadre budgétaire de l’UE (statu quo, adoption de nouvelles règles, adoption de
normes), la conformité et l’application immédiates seront la clé du succès de
la réforme, non seulement au niveau macroéconomique général (la gestion
budgétaire dans l’UE doit produire à la fois la stabilité macroéconomique et la
soutenabilité de la dette) mais aussi pour l’opinion publique européenne.

Certes, une opinion publique européenne n’existe pas.
Néanmoins, les opinions publiques européennes ont des représentants : ce sont
les membres du Parlement européen (MEP). Par conséquent, une modification non
contraignante de la législation européenne actuelle, comme la création d’un
dialogue budgétaire, peut être envisagée. Il s’agirait d’établir des auditions
régulières des ministres des Finances devant le Parlement européen. Hallerberg
et al. (2011)
ont fait une proposition dans ce sens il y a dix ans.
Les circonstances actuelles, à savoir le renouvellement de la réflexion sur les
politiques budgétaires (Blanchard et
Summers, 2020
), les crises économiques fréquentes et la montée du populisme
donnent sans doute un nouvel élan à la promotion d’un dialogue budgétaire entre
les différents niveaux d’autorités politiques de l’UE, y compris, par
conséquent, avec son institution la plus démocratique et la plus européenne :
le Parlement.

L’objectif principal du dialogue budgétaire serait de créer
les conditions d’une coordination renforcée et continue des politiques budgétaires
(et également monétaires) dans l’UE tout au long de l’année. Au cours des
auditions ou témoignages trimestriels des ministres des Finances devant le PE,
en séance plénière ou devant la Commission des affaires économiques et
monétaires du PE, les ministres présenteraient leur Loi de finances
(préparatoire et finale) et leurs analyses de soutenabilité de la dette.
L’initiative de dialogue budgétaire peut également fournir l’occasion d’un
dialogue public avec la Banque centrale européenne.

Avantages d’un
dialogue budgétaire

Le dialogue budgétaire offrirait une arène pour une
véritable discussion européenne des politiques budgétaires nationales devant
les représentants des opinions publiques européennes. Bien que le PE n’ait pas
le pouvoir de retarder l’adoption d’un budget national, la discussion pourrait
offrir plus de transparence sur la conformité de chaque gouvernement avec les règles
ou normes communes. Dans ce nouveau cadre, les politiques budgétaires des
gouvernements de l’UE seraient considérées comme des biens publics pour
l’ensemble de l’UE. À cet égard, le dialogue budgétaire pourrait s’appuyer sur
l’article 10 du Traité sur l’Union européenne (TUE) qui stipule que toutes les
décisions de l’UE sont fondées sur la démocratie représentative. L’article
10(4) du TUE stipule notamment que : « Les partis politiques au
niveau européen contribuent à la formation de la conscience politique
européenne et à l’expression de la volonté des citoyens de l’Union ».

Deuxièmement, le dialogue budgétaire offrirait une
transparence sur la manière dont chaque gouvernement tient compte du contexte
général de l’UE dans l’élaboration de ses politiques. Le dialogue budgétaire
tendrait à produire une meilleure internalisation des retombées des politiques budgétaires
nationales sur leurs pays partenaires, générant ainsi une coordination budgétaire
plus efficace dans l’UE.

Troisièmement, un dialogue budgétaire donnerait au PE un
rôle plus important, mais sans doute symbolique, et une plus grande implication
dans les affaires budgétaires, ce qui réduirait les critiques contre la
technocratie et l’éventuelle mauvaise perception du PE par les électeurs. Les
auditions publiques mettraient en lumière les responsabilités distinctes des
ministres des Finances nationaux et des députés européens dans la préparation
et le déroulement des politiques budgétaires nationales tout en permettant aux
ministres des Finances d’argumenter sur leur position budgétaire et d’en
débattre avec les représentants européens.

Quatrièmement, à ce jour, il n’existe pas d’événement public
régulier organisant une discussion conjointe des politiques budgétaires de l’UE
avec le PE et la BCE, bien qu’il y ait quatre événements de ce type par an pour
une discussion des politiques monétaires de l’UE entre le PE et la BCE : les
dialogues monétaires. Les auditions trimestrielles du président de la BCE au PE
ont leurs avantages et leurs inconvénients (Claeys
et Dominguez-Jimenez, 2020
). La réforme du dialogue monétaire pourrait être
à l’ordre du jour, afin de le rendre plus pertinent dans le débat économique. À
cet égard, l’adoption d’un dialogue budgétaire en complément du dialogue
monétaire pourrait donner un double élan à la transparence et au contrôle
démocratique des politiques économiques de l’UE.

Limites ou lacunes
d’un dialogue budgétaire ?

Un dialogue budgétaire peut faire l’objet de nombreuses
critiques, auxquelles il est possible d’apporter des contre-arguments.

Tout d’abord, des discussions générales sur les politiques
budgétaires européennes, et peut-être sur leurs éventuels effets de débordement
sur les pays partenaires, ont lieu lors des conseils réunissant les ministres
des Finances et lors des réunions de l’Eurogroupe. Cependant, ces discussions
ne sont ni publiques ni systématiques. Les discussions à huis clos entre
ministres des Finances pourraient être complétées par des discussions publiques
et transparentes devant le PE.

Deuxièmement, le Semestre européen fournit déjà un cadre
pour la coordination des politiques économiques dans l’Union européenne. Il
permet aux pays de l’UE de discuter de leurs programmes économiques et
budgétaires et de suivre les progrès accomplis à des moments précis de l’année.
Toutefois, le Semestre européen est principalement un exercice entre deux
parties, un État membre et la Commission jusqu’à ce que des recommandations à
certains États
soient éventuellement adressées au Conseil. Il n’implique pas directement les
gouvernements de l’UE et le PE et ne constitue pas un dispositif complet de
coordination ex ante entre tous les
États membres de l’UE.

Troisièmement, les gouvernements de l’UE sont déjà
responsables devant leurs parlements nationaux et ne sont pas responsables
devant le PE car les politiques fiscales et budgétaires restent souveraines.
Cependant, les effets budgétaires de débordement externes peuvent ne pas être
(suffisamment) pris en compte par les parlements nationaux et peuvent donc
exposer l’ensemble de la zone à des situations budgétaires globales
insatisfaisantes. L’objectif du Comité budgétaire européen (CBE) est
précisément de donner des conseils sur l’orientation budgétaire appropriée dans
l’UE, en lien avec les Hauts conseils de finances publiques (HCFP) nationaux qui
contrôlent le respect des règles budgétaires nationales dans les États membres
et renforcent ainsi la responsabilité interne des gouvernements. La
responsabilité d’apprécier les effets de débordement des politiques budgétaires
européennes n’est cependant pas claire : il n’est pas certain en effet
qu’elle incombe à une institution. Enfin, le recours à des institutions
indépendantes pose toujours la question de leur représentativité
démocratique : les membres du CBE et des HCFP étant nommés, ces instances
restent très technocratiques.

Quatrièmement, les députés européens peuvent ne pas disposer
d’informations suffisantes sur les politiques budgétaires appropriées et
peuvent donc être incapables de remettre en question les ministres des Finances
nationaux. Si le CBE est censé conseiller la Commission européenne, un organe
similaire pourrait bien voir le jour pour conseiller le PE et réduire
l’éventuelle asymétrie d’information entre les députés et les ministres lors
des dialogues fiscaux.

Cinquièmement, il existe déjà de nombreux freins et
contrepoids à l’utilisation des outils budgétaires dans l’UE. Outre les règles
budgétaires du Pacte de stabilité et de croissance et leur surveillance par les
HCFP et le CBE, l’UE a mis en place un dialogue économique entre le PE, la
Commission et l’Eurogroupe. Il peut aussi exister des échanges de vues occasionnels
avec les ministres des Finances des États membres au PE. L’instauration d’un
dialogue économique régulier avec les États membres est problématique pour le
PE qui n’a pas de compétence juridique en la matière. Cependant, il existe
certains cas où il y a une base légale pour inviter les États membres (par
exemple, les pays de la zone euro sous surveillance renforcée à la suite d’un
programme d’ajustement macroéconomique ou d’une procédure de déficit excessif)
mais ils restent spécifiques et rares. Depuis sa création en 2012, il n’y a eu
que dix-sept dialogues économiques et cinq échanges de vues avec un ministre
des Finances impliquant quinze États membres de l’UE. Des dialogues budgétaires
réguliers et structurés feraient une grande différence : il n’y aurait pas
de stigmatisation des ministres des Finances, comme c’est le cas aujourd’hui,
car l’ensemble d’entre eux seraient auditionnés et plus seulement ceux sous
programme.

Enfin, il existe un risque de « nationalisation »
du débat au sein du PE. Les députés européens situés dans l’opposition au plan
national peuvent engager des discussions avec leur ministre des Finances sur
des questions qui sont plus d’intérêt national qu’européen. C’est un défaut qui
s’est déjà manifesté lors des dialogues monétaires ou lors de la récente
intervention du Président de la République française. Par conséquent, il est
essentiel d’organiser les dialogues budgétaire et monétaire de manière à éviter
les biais nationaux et à souligner que les députés européens représentent les
intérêts de tous les citoyens
européens. Bien qu’il n’y ait pas de solution parfaite, les membres de la
commission ECON pourraient jouer le rôle d’intermédiaire en recueillant les
questions et les réactions aux présentations des ministres, contribuant ainsi à
atténuer la « nationalisation » des débats politiques européens afin
que se dégage un dialogue véritablement européen sur les questions d’ordre
budgétaire.

References

Blanchard O., Á. Leandro et J. Zettelmeyer, 2021, « Redesigning EU Fiscal Rules: From Rules to Standards », Economic Policy (à paraître).

Blanchard O. et L. H. Summers, 2020, « Automatic stabilizers in a low-rate environment », American Economic Review Papers and Proceedings, n° 110, pp. 125-130.

Claeys G. et M. Dominguez-Jimenez, 2020, « How Can the European Parliament Better Oversee the European Central Bank? », Study for the ECON Committee, European Parliament.

Creel J. , 2021, « Establishing a Fiscal Dialogue in Europe », Comparative Economic Studies (à paraître).

Hallerberg M., B. Marzinotto et G. B. Wolff, 2011, « How effective and legitimate is the European semester? Increasing the role of the European Parliament », Bruegel Working Paper, n° 2011/09.

Martin P., J. Pisani-Ferry et X. Ragot, 2021, « Pour une refonte du cadre budgétaire européen », Note du Conseil d’Analyse Economique, n° 63.