Le retour à la drachme serait-il un drame insurmontable?

par Céline Antonin

Le 17 juin 2012, le vote des Grecs aux élections législatives a, au moins pour un temps, éloigné le spectre d’une sortie du pays de la zone euro. Cependant, l’idée n’est pas totalement enterrée, et trouve des relais aussi bien en Grèce que chez certaines formations politiques en zone euro. Cela continue de poser la question du coût d’un défaut total de la Grèce pour ses créanciers, au premier rang desquels figure la France. L’analyse publiée dans la dernière  Note de l’OFCE (n°20 du 19 juin 2012) montre que malgré l’ampleur des pertes potentielles, plusieurs facteurs permettent de relativiser les conséquences d’un défaut de l’Etat grec sur les pays de la zone euro.

Une sortie de la Grèce de la zone euro, non prévue par les traités, serait un véritable casse-tête juridique à résoudre, il faudrait notamment gérer le retrait d’un pays de l’Eurosystème[1]. En cas de retour à une nouvelle drachme, qui se déprécierait fortement par rapport à l’euro[2], le fardeau de la dette publique restant à rembourser serait considérablement alourdi, de même que celui des dettes privées qui seraient toujours libellées en euros. Les faillites d’entreprises financières et non financières seraient nombreuses. Légalement, la Grèce ne pourrait pas convertir unilatéralement sa dette publique en nouvelles drachmes. Etant donné la faible soutenabilité de l’endettement public du pays et le fait que la dette soit libellée quasi-exclusivement en euros, le pays ferait certainement défaut (au moins partiellement) sur sa dette publique, voire sur sa dette extérieure[3]. Les principaux détenteurs de dette grecque étant les pays de la zone euro, quel serait l’ampleur du choc en cas de défaut grec ?

L’objectif ici, dont on trouvera plus de détails dans la Note de l’OFCE (n°20 du 19 juin 2012), est de décomposer l’exposition des pays de la zone euro (et notamment la France) à la dette publique et privée grecque. L’exposition à la dette publique grecque transite par trois canaux principaux :

1) les deux plans d’aide budgétaire de mai 2010 et mars 2012 ;

2) la participation à l’Eurosystème ;

3) l’exposition des banques commerciales.

Si l’on analyse chacun de ces canaux, il apparaît que ce sont surtout les plans d’aide à la Grèce qui exposent les pays de la zone euro à des pertes. Ils exposent les pays de la zone euro à des pertes maximales de 160 milliards d’euros (dont 46 milliards d’euros pour l’Allemagne et 35 milliards d’euros pour la France). Les pays de la zone euro sont également exposés à la dette publique grecque via leur participation à l’Eurosystème : en effet, le bilan de l’Eurosystème a gonflé considérablement pour soutenir les pays fragiles de la zone euro, notamment la Grèce. Cela étant, au vu de la capacité d’absorption des pertes de l’Eurosystème (plus de 3 000 milliards d’euros), nous considérons que les pertes potentielles pour les pays de la zone euro sont peu probables, dans le cas d’un défaut unilatéral de la Grèce sur sa dette publique. Enfin, le système bancaire de la zone euro serait exposé à hauteur de 4,5 milliards d’euros au risque souverain grec et à hauteur de 45 milliards d’euros au secteur privé grec[4].

L’exposition cumulée de la zone euro à la dette grecque, hors Eurosystème, atteindrait au maximum 199 milliards d’euros (2,3 % du PIB de la zone euro, tableau), dont 52 milliards d’euros pour l’Allemagne (2 % du PIB) et 65 milliards d’euros pour la France (3,3 % du PIB). Si l’on inclut l’exposition à l’Eurosystème, l’exposition cumulée de la zone euro à la dette grecque atteindrait 342 milliards d’euros (4 % du PIB de la zone euro), dont 92 milliards d’euros pour l’Allemagne (3,6 % du PIB) et 95 milliards d’euros (4,8 %) pour la France. La France apparaît comme le pays le plus exposé de la zone euro, à cause de l’exposition de ses banques à la dette privée grecque, via des filiales en Grèce. Si l’on ne considère que la dette publique grecque, en revanche, c’est l’Allemagne qui apparaît comme le pays le plus exposé à un défaut grec.


 

Ces montants constituent une borne supérieure : ils représentent le maximum des pertes potentielles dans le scénario le plus défavorable, à savoir le défaut total de la Grèce sur sa dette publique et privée. En outre, il est impossible de prévoir avec certitude l’ensemble des réactions en chaîne liées à une sortie de la Grèce de la zone euro : tout dépend si la sortie est concertée ou pas, si un plan de rééchelonnement des dettes est mis en place, de l’ampleur de la dépréciation de la drachme par rapport à l’euro, …

L’élément « rassurant » de cette analyse est l’ordre de grandeur des pertes éventuelles (tableau): le choc d’une sortie de la Grèce serait absorbable, même si cela induirait un choc sur chacun des pays membres et creuserait leur déficit, sapant leurs efforts pour revenir à l’équilibre budgétaire. En revanche, cette analyse rappelle également combien les économies des pays de la zone euro sont imbriquées, ne serait-ce que via l’Union monétaire, sans parler des mécanismes de solidarité budgétaire. Ainsi, une sortie de la Grèce de la zone euro risquerait d’ouvrir la boîte de Pandore, et si d’autres pays sont tentés d’imiter l’exemple grec, c’est l’ensemble de la zone euro qui risque de sombrer.


[1] L’Eurosystème est l’institution européenne regroupant la BCE et les banques centrales des pays faisant partie de la zone euro.

[2] Sur cette question, voir A. Delatte, Quels sont les risques du retour à la drachme encourus par les Grecs, blog de l’OFCE, juin 2012.

[3] La dette extérieure désigne l’ensemble des dettes qui sont dues par tous les acteurs publics et privés d’un pays à des prêteurs étrangers.

[4] On se situe ici dans un cas d’école, où la dépréciation de la drachme serait telle que la monnaie ne vaudrait plus rien.

 




Italie : le défi de Mario Monti

par Céline Antonin

Dès son arrivée au pouvoir, le 12 novembre 2011, l’objectif de Mario Monti était explicite et s’articulait autour du triptyque : rigueur budgétaire, croissance et équité. Réussira-t-il à relever le défi ?

Mario Monti a succédé à Silvio Berlusconi alors que la défiance des investisseurs vis-à-vis de l’Italie ne cessait de croître, comme en attestaient le creusement de l’écart de taux obligataire avec l’Allemagne et la forte augmentation des prix des CDS.

 


Pour remplir son premier objectif de rigueur budgétaire, l’une des premières mesures du gouvernement a été l’adoption d’un plan d’austérité en décembre 2011, chiffré à 63 milliards d’euros sur 3 ans. Ce plan, le troisième de l’année, portant le nom évocateur de Salva Italia (Sauver l’Italie), a pour but de revenir à un quasi-équilibre des finances publiques dès 2013 (voir « Italie : le pari de Mario Monti »).

Quant au deuxième objectif, celui de restaurer la croissance et de renforcer la compétitivité du pays, il apparaît dans le plan « Croissance de l’Italie » (Cresci Italia) adopté par le Conseil des ministres le 20 janvier 2012 dans des conditions houleuses. Outre une simplification des procédures administratives (procédures d’appels d’offre, création d’entreprises, passage au numérique, …) et des libéralisations dans les professions réglementées, l’énergie, les transports, et les assurances, ce plan prévoit des réformes complémentaires, concernant notamment la flexibilité du marché du travail. Autant les mesures de rigueur ont été adoptées facilement, autant ce deuxième plan a été assez mal accueilli, notamment les discussions autour des modifications de l’article 18 du Code du travail qui confère aux employés et aux ouvriers dans les entreprises de plus de quinze salariés une protection contre les licenciements.

Enfin, sur le plan de l’équité, les progrès sont encore timides, notamment en matière de lutte contre l’évasion fiscale et contre l’économie souterraine.

La population sait que les mesures seront douloureuses : le quotidien économique Il Sole 24 Ore a ainsi annoncé que l’augmentation annuelle des impôts pour une famille moyenne vivant en Lombardie atteindrait 1 500 euros par an, et presque 2 000 euros pour une famille du Latium. Pourtant la population italienne a jusqu’à présent fait montre d’un grand sens de l’intérêt national, acceptant avec résignation la cure d’assainissement budgétaire. Quant aux marchés financiers, ils ont dans un premier temps relâché la pression sur le pays, l’écart de taux publics à long terme avec l’Allemagne passant de 530 à 280 points de base entre début janvier et mi-mars 2012. L’action de Mario Monti n’est pas la seule explication : grâce au rachat de titres obligataires fin 2011 et aux deux opérations de refinancement du système bancaire à 3 ans (LTRO) pour un montant total de 1 000 milliards d’euros, dont ont largement profité les banques italiennes, la BCE a activement participé à cette détente des taux. En outre, la réussite du plan d’échange de la dette grecque avec les créanciers privés a également contribué à détendre les taux.

La situation n’en demeure pas moins fragile et volatile : il a suffi que l’Espagne montre des signes de faiblesse budgétaire pour que l’Italie pâtisse de la méfiance, que l’écart de taux publics à long terme avec l’Allemagne se creuse à nouveau, atteignant 400 points de base début mai 2012 et que les primes sur CDS se remettent à progresser (graphique).

Quelles sont donc les perspectives pour les deux années à venir ? Après une récession entamée en 2011, avec deux trimestres de croissance négative, l’Italie devrait connaître une année 2012 difficile, avec une forte contraction du PIB de 1,7 %, conséquence des trois plans de rigueur votés en 2011. Cet effet se poursuivrait en 2013, avec une nouvelle contraction du PIB de -0,9 %[1]. En l’absence de mesure de rigueur supplémentaire, elle réduirait son déficit, mais moins qu’escompté en raison de l’effet multiplicateur : le déficit atteindrait 2,8 % du PIB en 2012, et 1,7 % en 2013, soit un rythme de réduction des déficits inférieur à son engagement qui prévoit de revenir à l’équilibre en 2013.


[1] Le FMI donne une prévision plus pessimiste pour 2012, avec -1,9 % de croissance en 2012 et plus optimiste pour 2013, avec -0,3 %.




The financial markets: Sword of Damocles of the presidential election

By Céline Antonin

Although some of the candidates may deny it, the financial risk linked to the fiscal crisis in the euro zone is the guest of honour at the presidential campaign. As proof that this is a sensitive issue, the launch in mid-April of a new financial product on French debt crystallized concerns. It must be said that this took place in a very particular context: the Greek default showed that the bankruptcy of a euro zone country had become possible. Despite the budgetary firewalls in place since May 2010 (including the European Financial Stability Fund), some of France’s neighbours are facing a lack of confidence from the financial markets, which is undermining their ability to meet their commitments and ensure the fiscal sustainability of their government debt, the most worrying example to date being Spain. What tools are available to speculators to attack a country like France, and what should be feared in the aftermath of the presidential election?

The tool used most frequently for speculation on a country’s public debt is the Credit Default Swap, or CDS. This contract provides insurance against a credit event, and in particular against a State’s default (see the “Technical functioning of CDS” annex for more detail). Only institutional investors, mainly banks, insurance companies and hedge funds, have direct access to the CDS market on sovereign States [1].

Credit default swaps are used not only for coverage, but also as an excellent means of speculation. One criticism made of the CDS is that the buyer of the protection has no obligation to hold any credit exposure to the reference entity, i.e. one can buy CDS without holding the underlying asset (“naked” purchase/sale). In June 2011, the CDS market represented an outstanding notional amount of 32,400 billion dollars. Given the magnitude of this figure, the European Union finally adopted a Regulation establishing a framework for short-selling: it prohibits in particular the naked CDS on the sovereign debt of European States, but this will take effect only on 1 November 2012.

The FOAT: new instrument for speculation on French debt?

This new financial instrument, introduced by Eurex on April 16 [2], is a futures contract, that is to say an agreement between two parties to buy or sell a specific asset at a future date at a price fixed in advance. The specific asset in this case is the French Treasury OAT bond, with a long residual maturity (between 8.5 and 10.5 years) and a coupon of 6%, ​​and it has a face value of 100,000 euros. Should we worry about the launch of this new contract on the eve of the presidential election? Not when you consider that the launch of the FOAT addresses the gap in yields between German and French bonds that has arisen since the recent deterioration of France’s sovereign rating: previously, as German and French bond yields were closely correlated, the FOAT on German bonds allowed coverage of both German and French bond risks. After the gap in yields between the two countries widened, Eurex decided to create a specific futures contract for French bonds. Italy witnessed this same phenomenon: in September 2009, Eurex also launched three futures contracts on Italian government bonds [3]. In addition, Eurex is a private market under German law, and is much more transparent than the OTC market on which CDS are traded. Note that the FOAT launch was not very successful: on the day it was launched, only 2,581 futures contracts were traded on French bonds, against 1,242,000 on German bonds and 13,671 on Italian bonds [4].

Even if, as with the CDS, the primary function of the FOAT is to hedge against risk, it can also become an instrument for speculation, including via short selling. While speculation on French debt was previously limited to large investors, with an average notional amount of 15 billion euros per CDS [5], the notional amount of the new FOAT contract is 100,000 euros, which will attract more investors into the market for French debt. If speculators bet on a decline in the sustainability of France’s public finances, then the price of futures contracts on the OAT bonds will fall, which will amplify market movements and result in higher interest rates on OAT contracts.

The not so rosy future?

It is difficult to predict how the financial markets will behave in the wake of the French presidential election. Studying what has happened in other euro zone countries is not very informative, due to each one’s specific situation. The country most “comparable” to France would undoubtedly be Italy. However, the appointment of Mario Monti in November 2011 took place in an unusual context, where the formation of a technocratic government was specifically intended to restore market confidence through a strenuous effort to reduce the deficit, with Italy also benefitting from the ECB’s accommodative policy.

The French budgetary configuration is different, as the financial imperative appears only in the background. The candidates of the two major parties both advocate the need to restore a balanced budget. Their timetables are different (2016 for Nicolas Sarkozy’s UMP, 2017 for François Hollande’s PS), as are the means for achieving this: for Sarkozy, the focus will be more on restraint in public spending (0.4% growth per year between 2013 and 2016, against 1.1% for the PS), while Hollande emphasizes growth in revenue, with an increase in the tax burden of 1.8% between 2012 and 2017 (against 1% for the UMP).

But this is not the heart of the matter. What is striking, beyond the need to reduce public deficits in the euro zone countries, is the fact that our destinies are inextricably linked. As is shown by the graph on changes in bond yields in the euro zone (Figure 2), when the euro zone is weakened, all the countries suffer an impact on their risk premium relative to the United States and the United Kingdom, although to varying degrees. It is therefore unrealistic to think about France’s budget strategy and growth strategy outside of a European framework. What will prevent the financial markets from speculating on a country’s debt is building a Europe that is fiscally strong, has strict rules, and is supported by active monetary policy. This construction is taking place, but it is far from complete: the EFSF does not have sufficient firepower to help countries in difficulty; the growth strategy at the European level agreed at the summit of 2 March 2012 needs to be more comprehensive; and the ECB needs to pursue an active policy, like the Fed, which specifically requires a revision of its statutes. As was pointed out by Standard and Poor’s when it announced the downgrade of the French sovereign rating last December, what will be watched closely by the financial markets is the fiscal consistency of the euro zone. On 6 May 2012, what attitude will the next President then take vis-à-vis the construction of the budget and how able will he be to assert his position in the euro zone – this will determine the future attitude of the financial markets, not only vis-à-vis France, but also vis-à-vis every euro zone country.

Annex: Technical functioning of Credit Default Swaps

The contract buyer acquires the right to sell a benchmark bond at its face value (called the “principal”) in case of a credit event. The buyer of the CDS pays the seller the agreed amounts at regular intervals, until maturity of the CDS or the occurrence of the credit event. The swap is then unwound, either by delivery of the underlying instrument, or in cash. If the contract terms provide for physical settlement, the buyer of the CDS delivers the bonds to the seller in exchange for their nominal value. If the CDS is settled in cash, the CDS seller pays the buyer the difference between the nominal amount of the buyer’s bonds and the listed value of the bonds after the credit event (recovery value), in the knowledge that in this case the buyer of the CDS retains its defaulted bonds. In most cases, the recovery value is determined by a formal auction process organized by the ISDA (International Swaps and Derivatives Association). The annual premium that the bank will pay to the insurance company for the right to coverage is called the CDS spread and constitutes the value listed on the market: the higher the risk of default, the more the CDS spread increases (Figure 1). In reality, as the banks are both the buyers and sellers of protection, the spread is usually presented as a range: a bank can offer a range from 90 to 100 basis points on the risk of a French default. It is thus ready to buy protection against the risk of default by paying 90 basis points on the principal but it demands 100 to provide that protection.

To illustrate this, consider the following example. On 7 May 2012, a bank (buyer) signs a CDS on a principal of 10 million euros for five years with an insurance company (seller). The bank agrees to pay 90 basis points (spread) to protect against a default by the French State. If France does not default, the bank will receive nothing at maturity, but will pay 90,000 euros annually every 7 May for the years 2012-2017. Suppose that the credit event occurs on 1 October 2015. If the contract specifies delivery of the underlying asset, the buyer has the right to deliver its French bonds with a par value of 10 million euros and in exchange will receive 10 million euros in cash. If a cash settlement is expected, and if the French bonds are now listed only at 40 euros, then the insurance company will pay the bank 10 million minus 4 million = 6 million euros.


[1] Individuals can play on the markets for corporate CDS via trackers (collective investment in transferable securities that replicates the performance of a market index).

[2] The Eurex was created in 1997 by the merger of the German futures market, Deutsche Termin-Borse (DTB), and the futures market in Zurich, the Swiss Options and Financial Futures Exchange (SOFFEX), to compete with the LIFFE. It belongs to Deutsche Börse and dominates the market for long-term financial futures.

[3] In September 2009 for bonds with long residual maturities (8.5 to 11 years), October 2010 for bonds with short residual maturities (2 to 3.25 years) and July 2011 for bonds with average residual maturities (4.5 to 6 years).

[4] Note that this comparison is biased due to the fact that there are 4 types of futures contracts on German debt, 3 on Italian debt and only 1 on French debt.

[5] Weekly data provided by the DTCC for the week of 9 to 13 April 2012 on CDS on French sovereign debt: the outstanding notional amount came to 1,435 billion dollars, with 6822 contracts traded.

 

 




Les marchés financiers, épée de Damoclès de l’élection présidentielle

par Céline Antonin

Même si certains candidats s’en défendent, le risque financier lié à la crise budgétaire en zone euro est l’invité d’honneur de la campagne présidentielle. Preuve que la question est sensible, le lancement d’un nouveau produit financier sur la dette française, mi-avril, a cristallisé les tensions. Il faut dire que le contexte est particulier : le défaut grec a montré que la faillite d’un pays de la zone euro était devenue possible. Malgré les pare-feux budgétaires mis en place depuis mai 2010 (notamment le Fonds européen de stabilité financière), certains pays voisins de la France font face à une défiance des marchés financiers, fragilisant leur capacité à tenir leurs engagements budgétaires et à assurer la soutenabilité de leur dette publique, l’exemple le plus préoccupant en date étant l’Espagne. Quels sont les instruments dont disposent les spéculateurs pour attaquer un pays comme la France et que faut-il craindre au lendemain de l’élection présidentielle ?

 

L’outil le plus utilisé pour spéculer contre la dette publique d’un pays est le swap de défaut (ou CDS, Credit Default Swap). Ce contrat procure une assurance contre un événement de crédit et notamment le défaut d’un Etat (voir en annexe “Fonctionnement technique des CDS” in fine). Seuls les investisseurs institutionnels, principalement les banques, assurances et hedge funds, ont accès directement au marché des CDS sur les Etats souverains[1].

 

Les CDS n’ont pas seulement un rôle de couverture, ils sont également un moyen privilégié de spéculation. L’une des critiques vis-à-vis des CDS vient du fait que l’acheteur de protection n’a aucune obligation de détenir une exposition crédit à l’entité de référence, autrement dit on peut acheter des CDS sans détenir l’obligation sous-jacente (achat/vente à nu). En juin 2011, le marché des CDS représentait 32 400 milliards de dollars d’encours notionnel. Devant l’ampleur de ces chiffres, l’Union européenne a finalement adopté un règlement portant sur l’encadrement des ventes à découvert : il interdit notamment les CDS à nu sur la dette souveraine des Etats européens, mais ne sera applicable qu’à partir du 1er novembre 2012.

 

Le FOAT, nouvel instrument de spéculation sur la dette française ?

Ce nouvel instrument financier, mis en place le 16 avril par Eurex[2], est un contrat futures, c’est-à-dire un accord entre deux parties pour acheter ou vendre un actif spécifique à une date future et à un prix fixé à l’avance. L’actif spécifique est en l’occurrence une obligation assimilable du Trésor français (OAT), de maturité restante longue (comprise entre 8,5 et 10,5 années), avec un coupon de 6 % et pour un montant nominal de 100 000 euros. Doit-on s’inquiéter du lancement de ce nouveau contrat, à la veille de l’élection présidentielle ? Non si l’on considère que le lancement du FOAT répond au décrochage entre taux obligataires allemands et français, intervenu depuis la récente dégradation de la note souveraine française : auparavant, les taux obligataires allemands et français étant étroitement corrélés, le FOAT sur les obligations allemandes permettait une couverture du risque sur les obligations allemandes et françaises. A la suite du creusement de l’écart de taux entre les deux pays, Eurex a décidé de créer un contrat futures spécifique pour les obligations françaises. Le même phénomène s’est produit pour l’Italie : depuis septembre 2009, l’Eurex a également lancé trois contrats futures sur les titres de dette obligataire italienne[3]. En outre, l’Eurex est un marché organisé privé de droit allemand, beaucoup plus transparent que le marché de gré à gré sur lequel s’échangent les CDS. Notons que le lancement du FOAT n’a pas connu beaucoup de succès : le jour de son lancement, il s’est échangé seulement 2 581 contrats futures sur les obligations françaises, contre 1 242 000 sur les obligations allemandes et 13 671 sur les obligations italiennes[4].

Même si, comme pour les CDS, la fonction première du FOAT est la couverture contre le risque, il peut également devenir un instrument de spéculation, notamment via les ventes à découvert. Alors que la spéculation sur la dette française était réservée aux gros investisseurs, avec un montant notionnel moyen de 15 milliards d’euros par CDS[5], le montant notionnel du nouveau contrat FOAT est de 100 000 euros, ce qui drainera davantage d’investisseurs sur le marché de la dette française. Si les spéculateurs parient sur une dégradation de la soutenabilité des finances publiques, alors le prix des contrats futures sur les OAT baissera, ce qui amplifiera les mouvements de marché et provoquera la hausse des taux sur les contrats OAT.

Des lendemains qui déchantent ?

Il est difficile de prévoir l’attitude des marchés financiers au lendemain des résultats des élections présidentielles françaises. L’étude de ce qui se passe dans d’autres pays de la zone euro nous renseigne peu, en raison des situations spécifiques dans chacun d’entre eux. Le pays le plus « comparable » à la France serait sans doute l’Italie. Or, la nomination de Mario Monti en novembre 2011 s’inscrivait dans un contexte particulier, où la constitution d’un gouvernement technique avait précisément pour but de restaurer la confiance des marchés en réduisant le déficit à marches forcées, l’Italie bénéficiant également de la politique accommodante de la BCE. La configuration budgétaire française est différente, l’impératif financier n’apparaissant qu’au second plan. Les candidats des deux grands partis mettent néanmoins en avant la nécessité de revenir à l’équilibre budgétaire. Le calendrier diffère (2016 pour l’UMP, 2017 pour le PS), ainsi que les moyens d’y parvenir : pour Nicolas Sarkozy, les efforts budgétaires porteront davantage sur une modération des dépenses publiques (0,4 % par an entre 2013 et 2016, contre 1,1 % pour le PS), alors que François Hollande met l’accent sur la hausse des recettes, avec une augmentation du taux de prélèvements obligatoires de 1,8 % entre 2012 et 2017 (contre 1 % pour l’UMP).

Mais l’essentiel n’est pas là. Ce qui frappe, au-delà de l’impératif de réduction des déficits publics dans les pays de la zone euro, c’est le fait que nos destins soient inextricablement liés. Comme le montre le graphique d’évolution des taux d’intérêt obligataires en zone euro (graphique 2), lorsque la zone euro est affaiblie, c’est l’ensemble des pays qui en subissent les conséquences sur leur prime de risque par rapport aux Etats-Unis et au Royaume-Uni, bien qu’à des degrés divers. Il est donc irréaliste de penser la stratégie budgétaire et la stratégie de croissance française en dehors du cadre européen. Ce qui empêchera les marchés financiers de spéculer sur la dette d’un pays, c’est la constitution d’une Europe budgétaire forte et dotée de règles strictes, assistée d’une politique monétaire active. Cette construction est en marche mais elle est loin d’être aboutie : le FESF n’a pas une force de frappe suffisante pour aider les pays en difficulté, la stratégie de croissance à l’échelle européenne, décidée au sommet du 2 mars 2012, demande à être approfondie, et la BCE doit mener une politique active, à l’instar de la Fed, ce qui exige notamment une révision de ses statuts. Comme l’a rappelé l’agence Standard and Poor’s lorsqu’elle a annoncé la dégradation de la note française en décembre dernier, c’est avant tout la cohésion budgétaire en zone euro qui sera regardée de près par les marchés financiers. Le 6 mai 2012, ce sera donc davantage l’attitude du prochain Président vis-à-vis de cette construction budgétaire et sa capacité à faire valoir sa position au sein de la zone euro qui détermineront l’attitude future des marchés financiers, non seulement vis-à-vis de la France, mais également vis-à-vis de chacun des pays de la zone euro.


Annexe : Fonctionnement technique des CDS

L’acheteur du contrat acquiert le droit de vendre une obligation de référence à sa valeur nominale (qualifiée de « principal ») en cas d’événement de crédit. L’acheteur du CDS paie au vendeur des montants convenus, à intervalles réguliers, jusqu’à l’échéance du CDS, ou à la survenance de l’événement de crédit. Le swap est alors dénoué, soit par livraison du sous-jacent, soit en cash. Si les termes du contrat prévoient un règlement physique, l’acheteur du CDS livre les obligations au vendeur en échange de leur valeur nominale. Si le CDS est dénoué en cash, le vendeur du CDS rembourse à l’acheteur la différence entre le montant nominal des obligations de l’acheteur et le montant des obligations cotées à la suite de l’événement de crédit (valeur de recouvrement), sachant que dans ce cas, l’acheteur du CDS conserve ses obligations décotées. Dans la plupart des cas, la valeur de recouvrement est déterminée officiellement par un processus d’enchère organisé par l’ISDA (International Swaps and Derivatives Association). La prime annuelle que versera la banque à la compagnie d’assurance pour avoir le droit à une couverture s’appelle le spread du CDS et constitue la valeur cotée sur le marché : plus le risque de défaut est élevé, plus le spread des CDS augmente (graphique 1). En réalité, les banques étant à la fois des acheteurs et des vendeurs de protection, le spread est généralement présenté comme une fourchette : une banque peut proposer une fourchette 90-100 points de base sur le risque de défaut de la France. Elle est donc prête à acheter une protection contre le risque de défaut en payant 90 points de base sur le principal, mais elle en exige 100 pour fournir cette protection.

A titre d’illustration, on peut considérer l’exemple suivant. Le 7 mai 2012, une banque (acheteuse) signe un CDS sur un principal de 10 millions d’euros pour 5 ans avec une compagnie d’assurance (vendeuse). La banque s’engage à payer 90 points de base (spread) pour se protéger contre le défaut de l’Etat français. Si la France ne fait pas défaut, la banque ne recevra rien à l’échéance, mais paiera chaque année 90 000 euros chaque 7 mai des années 2012 à 2017. Supposons qu’un événement de crédit survienne le 1er octobre 2015. Si le contrat spécifie la livraison du sous-jacent, l’acheteur a le droit de livrer ses 10 millions d’euros de nominal d’obligations françaises et recevra en échange 10 millions d’euros en cash. S’il est prévu un dénouement en cash, et si les obligations françaises ne sont plus cotées qu’à 40 euros, alors la compagnie d’assurance versera 10 000 000-4 000 000 = 6 millions d’euros à la banque.



[1] Les particuliers pouvent jouer sur les marchés de CDS d’entreprise via les trackers (placements collectifs en valeurs mobilières qui répliquent la performance d’un indice boursier).

[2] L’Eurex a été créé en 1997 par la fusion du marché à terme allemand, la Deutsche Termin-Börse (DTB), et le marché à terme de Zurich, le Swiss Options and Financial Futures Exchange (SOFFEX), entre autres pour concurrencer le LIFFE. Il appartient à Deutsche Börse et domine le marché des contrats de taux à long terme.

[3] En septembre 2009 pour les obligations à maturité restante longue (8,5 à 11 ans), octobre 2010 pour les obligations à maturité restante courte (2 à 3,25 ans) et juillet 2011 pour les obligations à maturité restante moyenne (4,5 à 6 ans).

[4] Notons que cette comparaison est biaisée du fait qu’il existe 4 contrats futures sur la dette allemande, 3 sur la dette italienne, et seulement 1 sur la dette française.

[5] Données hebdomadaires fournies par la DTCC pour la semaine du  9 au 13 avril 2012 sur les CDS souverains sur la dette française : le notionnel brut atteint 1 435 milliards de dollars et 6822 contrats ont été échangés.

 




Carburant cher : un mal nécessaire ?

par Céline Antonin

Avec un litre de gazole à 1,33 € et un litre de super sans plomb à 1,50 € en moyenne sur les huit premiers mois de 2011, les niveaux de 2008 (respectivement 1,26 € et 1,35 €) sont allègrement dépassés. A qui la faute ? Que doit faire l’Etat ?

A qui la faute ? Parmi les principaux coupables, citons  la crise au Moyen Orient et l’effondrement de la production libyenne qui ont pesé sur les cours mondiaux du pétrole, ou encore la dépréciation de l’euro par rapport au dollar. La mauvaise nouvelle, c’est que malgré la normalisation de la situation au Moyen Orient et la reprise progressive de la production libyenne à partir de 2012, l’accalmie devrait être de courte durée : en effet, selon les experts (voir, par exemple, ceux du FMI), les prix du pétrole sont structurellement orientés à la hausse ; les prix du carburant devraient donc rester durablement élevés.

Que doit faire l’Etat face à cette situation ? Dans une Lettre parue cet été, nous expliquions qu’une baisse généralisée des prix du carburant via une baisse des taxes était coûteuse économiquement et écologiquement et que la nécessité de concilier équité, efficacité et impératif écologique plaidait plutôt pour des mesures transitoires comme la mise en place de « chèques transport », spécifiquement ciblées vers les ménages périurbains et ruraux.