Pourquoi est-il si difficile de réformer l’impôt en France ?

par Guillaume Allègre

Jusqu’ici, les réformes de la fiscalité des ménages ont consisté à rajouter un impôt (CSG, 1991), à en supprimer un (taxe d’habitation, 2018-2022) ou à déformer un impôt en particulier (voir les nombreuses modifications de la décote au titre de l’impôt sur le revenu) plutôt qu’à une remise à plat générale. Ceci nuit à la cohérence du système fiscal, à son efficacité, à sa transparence ainsi qu’à sa compréhension par les contribuables (et même souvent par les « experts »). L’exemple de la décote est parlant : elle est calculée après l’application du barème et consiste à réduire l’impôt des contribuables les moins aisés de façon inutilement complexe[1]. L’objectif est d’exonérer certains contribuables tout en réduisant le coût pour les finances publiques. Pour se faire, la décote crée des taux marginaux implicites plus élevés que les taux affichés à l’entrée de l’impôt de façon incompréhensible pour un contribuable lambda[2]. Une fois mise en place, il est politiquement difficile de la réformer. Les citoyens ne comprenant pas les tenants et aboutissants, ils peuvent croire qu’il y a un loup : simplifier c’est compliqué.

« 56% des foyers français ne payent pas l’impôt sur le revenu »[3]. Cette affirmation, vraie pour l’impôt sur le revenu stricto sensu, est répétée à longueur de tribunes et d’émissions télévisées. L’impôt universel, payé par tous les Français dès le premier euro de revenu, fait partie des revendications des gilets jaunes. Or, cet impôt existe déjà : la CSG impose les revenus du travail et du capital à 9,2% dès le premier euro (les petites pensions en sont exonérées). La CSG rapporte plus que l’impôt sur le revenu : elle a rapporté près de 100 milliards d’euros en 2017 alors que l’impôt sur le revenu (IR) a rapporté 77 milliards d’euros[4]. Cette superposition de deux impôts sur le revenu est une exception en comparaison internationale. Une solution, plus simple et transparente serait de fusionner IR et CSG, d’autant plus que les deux impôts sont maintenant prélevés à la source. Cette fusion est un serpent de mer. Elle faisait partie, avec le prélèvement à la source, des propositions du candidat Hollande lors de la campagne présidentielle de 2012. Un rapport d’information de l’Assemblée nationale prônait ce rapprochement dès 2007 (voir également Allègre et al., 2007 : « Vers la fusion de l’impôt sur le revenu et de la CSG »). Le rapport concluait que « fusionner IR et CSG permettrait à la fois d’éviter une trop grande concentration apparente de l’impôt sur un nombre réduit de contribuables et de prendre en compte les facultés contributives de tous les contribuables, y compris ceux qui ne sont imposés aujourd’hui principalement qu’à la CSG ». Elle aurait permis de remettre à plat les niches fiscales qui mitent l’IR : à l’époque, on en dénombrait 189 (contre 60 pour la CSG). La fusion permettrait ainsi de s’inspirer du meilleur des deux prélèvements : le rendement pour la CSG et la progressivité pour l’IR.

Alors pourquoi la réforme n’a jamais eu lieu ? Comme toute réforme de la fiscalité à rendement constant, elle ferait de nombreux perdants (et gagnants), notamment dans le bas de la distribution des revenus. Ceci s’explique entre autre par le fait que la CSG, prélevée directement sur les revenus du travail, est individualisée alors que l’IR tient compte de la composition des foyers fiscaux ainsi que de l’intégralité de leur revenu. L’IR est ainsi familialisé – par le quotient familial – et conjugalisé (il tient compte des revenus des deux conjoints). Alors que l’avantage du quotient familial est plafonné, celui du quotient conjugal ne l’est pas (voir Allègre, Périvier et Pucci, 2019 : « Imposition des couples en France et statut marital : simulation de trois réformes du quotient conjugal ». L’avantage maximal du quotient conjugal est de 32 000 euros par an pour les très hauts revenus, alors que le quotient familial est plafonné à 1 500 euros. L’individualisation de l’impôt impliquerait un gain en recettes fiscales de 7,2 milliards d’euros qui pourrait être redistribué sous forme de réduction d’impôt pour tous les ménages afin que le rendement global de l’impôt ne soit pas affecté. Une telle réforme n’a pas été menée jusqu’ici car les les réformes impliquant des transferts massifs entre différentes catégories de ménages n’étaient pas appréciées : le gain politique est perçu comme faible car les perdants protestent alors que les gagnants se taisent[5]. Ceci explique également l’absence de réforme de la taxe d’habitation et de la taxe foncière : calculés sur des valeurs locatives cadastrales qui n’ont jamais été actualisées, ces deux impôts sont particulièrement inéquitables[6]. Une grande réforme fiscale aurait pu fusionner taxe foncière, IFI et droits de mutation à titre onéreux (« frais de notaires ») en un impôt s’appuyant sur la valeur de marché de l’habitation nette de l’endettement. Mais au lieu de remettre à plat la fiscalité, le gouvernement Philippe a décidé de supprimer intégralement la taxe d’habitation sans toucher, jusqu’ici, à la taxe foncière. La suppression intégrale de la taxe d’habitation bénéficiera principalement aux ménages les plus riches (voir Madec, 2018 : « Exonération de taxe d’habitation pour tous » : quand justice fiscale rime avec inégalités… » alors que l’exonération pour 80% des ménages seulement était la principale proposition du candidat Macron en direction de la classe moyenne. Résultat, l’ensemble des réformes socio-fiscales du gouvernement Philippe sont dégressives avant même la prise en compte de l’exonération totale de la taxe d’habitation (voir Madec et al., 2018 : « Budget 2019 : du pouvoir d’achat mais du déficit » , graphique 4 ).

Une remise à plat de l’ensemble de la fiscalité, locale et nationale, est nécessaire. La baisse de la fiscalité, entamée en 2018 et poursuivie en 2019, aurait pu être l’occasion d’une grande réforme fiscale qui aurait limité le nombre de perdants, notamment dans le bas de l’échelle des revenus. L’opportunité d’une réforme globale a été gâchée. Une réforme future pourrait revenir sur les avantages fiscaux accordés aux plus aisés afin de limiter l’impact sur les plus pauvres. Comme toute réforme visant une plus grande équité socio-fiscale, cela ne se fera pas sans mécontenter une partie de la population mais c’est le rôle des politiques d’arbitrer entre les revendications des différents groupes sociaux.

 

[1] Le montant de la décote est égal à la différence entre le plafond applicable en fonction de la situation familiale du contribuable (1 196 € pour les contribuables célibataires, divorcés ou veufs et 1 970 € pour les contribuables soumis à imposition commune) et les trois-quarts du montant de l’impôt brut résultant du barème.

[2] Le taux marginal implicite passe ainsi passe de 0 % à 28 %, avant de descendre à 14 %, pour remonter à 30 %, 40 puis 45 % (voir Pacifico et Trannoy, 2015 : « Abandonner la décote, cette congère fiscale »)

[3] Ce chiffre correspond aux foyers fiscaux. Il peut toutefois y avoir plusieurs foyers fiscaux dans un même ménage, certains payant l’impôt sur le revenu et d’autres ne le payant pas (concubin ou enfant par exemple). Le nombre de ménages imposables est donc plus élevé.

[4] Avec la mise en place du prélèvement forfaitaire unique sur les revenus du capital et la bascule des cotisations sur la CSG, l’écart va augmenter.

[5] Notons néanmoins que la bascule cotisations/CSG fait beaucoup de gagnants et perdants (entre salariés du privé qui gagnent à la réforme et retraités fonctionnaires qui y perdent). Ce gouvernement, contrairement aux autres, ne semble donc pas avoir peur des gros transferts.

[6] La valeur locative cadastrale est calculée à partir des conditions du marché locatif au 1er janvier 1970. Si l’inflation a été prise en compte, les évolutions structurelles du marché immobilier depuis 50 ans n’ont pas modifié le calcul de la taxe.




Pouvoir d’achat : les retraités maltraités ?

par Pierre Madec

Les mesures socio-fiscales du budget 2018 ayant des impacts redistributifs furent nombreuses et largement analysées. Celles attendues pour 2019 et 2020 le seront tout autant et les premiers éléments du Projet de loi de finance pour 2019 ont d’ores et déjà fait l’objet de quelques réactions. Dans un billet récent, nous notions que les mesures contenues dans les budgets 2018 et 2019 ayant un impact direct sur le pouvoir d’achat devraient entraîner une « amélioration du pouvoir d’achat global et de multiples transferts ». En plus d’un impact différencié selon la place des ménages dans l’échelle des revenus, l’effet des mesures devrait également être différent selon le statut d’activité des ménages. Si l’analyse exhaustive des impacts à attendre doit faire l’objet d’une publication plus complète une fois les discussions budgétaires avancées, nous nous proposons ici d’analyser les effets de quelques mesures sur le pouvoir d’achat des ménages retraités, sujet au cœur de l’actualité.

Les pensions de retraite ne devraient être revalorisées que de 0,3% en 2019 et 2020 (après une hausse de 1,7 point de la CSG en 2018) alors que l’indice des prix à la consommation devrait s’établir autour de 1,6 %. Par ailleurs, certains ménages subiront la moindre revalorisation des aides au logement (après une baisse de 5 euros par mois actée fin 2017). En revanche, les ménages retraités devraient en contrepartie profiter d’une partie de l’exonération de la taxe d’habitation ou encore, pour les plus modestes d’entre eux, de la forte revalorisation du minimum vieillesse (ASPA) ou de l’annulation de la hausse de la CSG promise par le gouvernement ces derniers jours. Qu’en est-il finalement ? Ces mesures génèrent-elles plus de « gagnants » que de « perdants » parmi les retraités ? L’utilisation du modèle de micro simulation Ines, développé conjointement par l’Insee et la Drees, permet de répondre en partie à ces questions.

A l’heure actuelle, l’analyse exhaustive des mesures socio-fiscales est rendue complexe du fait de l’état d’avancement des débats budgétaires pour 2019 (et 2020). Nous nous concentrons donc ici sur les six principales mesures ayant un impact sur le niveau de vie des retraités : la moindre indexation des pensions de retraite pour 2019 et 2020, la revalorisation de l’ASPA (+30€ en avril 2018, +35€ en janvier 2019, +35€ en janvier 2020), la bascule CSG/cotisations salariés en 2018, la sous-indexation des aides au logement en 2019 et 2020, l’exonération de la taxe d’habitation pour 80 % des ménages à l’horizon 2020 ainsi que la mesure récente de baisse de la CSG pour « 300 000 retraités ».

D’autres mesures non étudiées ici sont à même d’avoir un impact sur le pouvoir d’achat des retraités dans les mois ou années à venir. Le nouveau mode de calcul des aides personnelles au logement, la mise en place du prélèvement forfaitaire unique (PFU) sur les revenus du capital, la transformation de l’ISF en IFI[1], la mise en place du chèque énergie, la hausse de la fiscalité écologique ou celle sur le tabac ne sont ainsi pas traités ici. Cette analyse, non exhaustive, permet tout de même d’éclairer quelques peu le débat. Les résultats laissent apparaître des situations diverses au sein des ménages comptant au moins une personne retraitée.

En 2018, l’impact des mesures analysées serait quasi neutre en moyenne pour les retraités (-20€ par an et par ménage). Néanmoins, au sein de près de 11 millions de ménages comptant au moins une personne retraitée[2], des hétérogénéités importantes existent. Alors que 38 % de ces ménages gagneraient globalement à la mise en place des mesures retenues, pour un gain moyen de l’ordre de 470 euros, 62% soit 6,7 millions perdraient à leur mise en place pour une perte moyenne de l’ordre de 320 euros par an (Tableau 1).

tabe1_post27-09En 2019, du fait de la sous-indexation des pensions de retraite, l’impact des mesures retenues serait globalement négatif sur le revenu disponible des retraités, et ce malgré l’annonce récente d’annulation de la hausse de la CSG pour 300 000 retraités. En moyenne, les ménages comptant au moins une personne retraitée perdraient 200 euros par an du fait de l’entrée en vigueur des mesures. Si la part des ménages perdants est plus forte (73%), des ménages continueraient tout de même à être « bénéficiaires nets » des mesures, notamment sous l’effet de la montée en charge de l’exonération de la taxe d’habitation et des revalorisations de l’ASPA.

En 2020, la poursuite de la sous-indexation impacterait très négativement le revenu disponible des ménages étudiés. Par rapport à 2017, les mesures socio-fiscales étudiées diminueraient en moyenne de 400 euros le revenu disponible des ménages comptant au moins un retraité. Au final, 79 % de ces ménages seraient perdants pour une perte moyenne de l’ordre de 700 euros par an. A l’inverse, l’exonération totale de taxe d’habitation et les revalorisations successives de l’ASPA permettraient à 21 % des ménages étudiés de voir leur revenu disponible s’accroître en moyenne de 700 euros (Tableau 2).

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Cette diversité des impacts des mesures nouvelles sur le revenu disponible des retraités s’observe également si l’on analyse les effets de ces mesures en fonction du niveau de vie des ménages comptant au moins une personne retraitée. Si, quel que soit le décile de niveau de vie considéré, les perdants sont plus nombreux que les gagnants, ces derniers ne représente que 55% des 10% de ménages retraités les plus modeste et plus de 80% des 10% de ménages retraités les plus aisés. De plus, les 10 % de ménages retraités les plus modestes sont les seuls à percevoir un gain (en moyenne de 230 euros par an) à la mise en place des mesures. Les 10% de ménages les plus aisés comptant au moins une personne retraitée accusent quant à eux une perte moyenne de l’ordre de 1 270 euros. Ces résultats n’intégrant ni les mesures réformant la fiscalité du capital (PFU, ISF) ni celles renforçant la fiscalité indirecte, aux effets anti-redistributifs largement étudiés, ils peuvent être en partie relativisés. Ils éclairent toutefois sur les dynamiques de transferts à l’œuvre au sein même des ménages retraités.

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[1] Les ménages comptant au moins une personne retraitée représentent près de 40% des ménages appartenant aux deux centiles de niveau de vie les plus élevés, principaux bénéficiaires des réformes de la fiscalité du capital. De fait, nos résultats sur-estiment l’impact négatif des mesures socio-fiscales pour ces ménages.

[2] Ces effectifs sont cohérents avec ceux observés du nombre de personnes retraitées en France.




Incohérences fiscales

par Henri Sterdyniak

La société française a choisi de mettre en place un niveau important de dépenses publiques et sociales, ce qui implique un haut niveau de prélèvements obligatoires. Ce choix social nécessite d’une part que les dépenses soient gérées avec rigueur, d’autre part que les prélèvements soient le plus équitables possibles.La fiscalité a trois rôles. Le premier est de faire financer les dépenses publiques par chaque citoyen selon ses capacités contributives. Ceci se traduit aussi par la règle : « A revenu égal, impôt égal ». Le degré de liberté des gouvernements en matière fiscale est ainsi en principe limité. Le deuxième est de redistribuer les revenus de façon à ce que les revenus disponibles soient plus équitables que les revenus primaires. Le troisième est d’inciter les agents économiques à avoir des comportements socialement et économiquement souhaitables. Ces objectifs se renforcent parfois (ainsi, la taxation progressive est conforme aux deux premiers rôles de la fiscalité) mais parfois se contredisent (ainsi, subventionner les emplois à domicile n’est pas conforme aux deux premiers objectifs). Aussi, les mesures fiscales incitatives qui entrent en conflit avec le principe de taxation selon les capacités contributives doivent-elles être soigneusement réfléchies.

Malheureusement, la fiscalité française est trop souvent réformée par des mesures incohérentes, qui contribuent à la rendre compliquée et injuste. Ces réformes sont dictées par les préoccupations à court terme des hommes politiques, au pouvoir ou en campagne électorale. Des mesures à fort effet de communication sont souvent privilégiées, comme la baisse de l’IR, censée avoir un impact psychologique positif sur les contribuables. Les gouvernants préfèrent créer de nouvelles prestations plutôt qu’indexer correctement les prestations existantes. Des dispositions inutiles, compliquées, injustes ne sont pas revues pour ne pas faire de vagues. Pourtant, il est légitime qu’une réforme qui vise à mettre fin à des situations injustes, crée des perdants parmi leurs bénéficiaires.

Nous discuterons ici, de point de vue de la logique fiscale, six mesures annoncées par Emmanuel Macron dans sa campagne électorale, mesures que le gouvernement actuel essaie de mettre en œuvre dans le budget et la loi de financement de la Sécurité sociale de 2018[1].

 1- La suppression de l’ISF et la création de l’IFI

Le gouvernement a donc décidé de supprimer l’ISF. Cet impôt était accusé de faire fuir les plus riches et de coûter davantage en pertes de recettes fiscales qu’il ne rapporte. Il ne portait pourtant pas sur les biens professionnels et comporte de larges possibilités d’exemption pour les entrepreneurs et leurs familles. L’ISF considérait que le patrimoine est un indicateur de la capacité à contribuer aux dépenses publiques, en plus du revenu. Déjà, le plafonnement de l’ISF en fonction du revenu était une erreur puisque les contribuables aisés qui réussissaient à échapper à l’IR en dissimulant leur revenu, échappaient aussi à l’ISF. Le gouvernement va donc remplacer l’ISF par un IFI (Impôt sur la fortune immobilière) pour encourager les placements productifs et décourager les placements immobiliers.

Le problème est que ce nouvel impôt n’aura strictement aucune légitimité. Les dépenses des collectivités locales liées au logement sont déjà prises en charge par la taxe foncière. Il y aurait certes des arguments pertinents pour taxer le revenu que représentent les loyers implicites, mais l’IFI n’est pas une taxe sur les loyers implicites puisqu’il frappe aussi les immeubles loués. Il y a aussi de bons arguments pour taxer les biens de luxe, comme l’occupation de résidences d’un prix élevé, les yachts, les voitures luxueuses, etc. Mais, l’IFI ne taxe que les résidences (et pas les autres biens de luxe) et ne fait pas le partage entre résidences occupées et résidences louées. Du point de vue redistributif, il n’y a pas de raison pour frapper particulièrement la richesse immobilière. Faut-il détaxer la richesse mobilière car elle a la possibilité de fuir à l’étranger ? C’est récompenser l’exil fiscal et encourager la concurrence fiscale en renonçant à l’équité.

Par ailleurs, le besoin de logement est aussi respectable qu’un autre ; une entreprise qui construit et gère des logements pour étudiants est aussi utile qu’une entreprise qui organise des soirées de gala ; la production de services de logement est aussi productive que la production de tels ou tels services, services de beauté, d’éducation, de loisir, etc. Comment placer la frontière : comment traiter les titres de SCPI, de OCPI ? C’est de l’immobilier, semble dire le gouvernement. Et les entreprises qui gèrent des établissements d’accueil de personnes âgées ou dépendantes, celles qui gèrent des chaînes d’hôtels ? Que faire enfin des entreprises qui possèdent et louent des bureaux ou des locaux industriels ? La distinction entre actifs immobiliers et mobiliers est parfois arbitraire.

Enfin, il semble que l’IFI portera sur la valeur du patrimoine immobilier moins les dettes immobilières. Imaginons donc quelqu’un qui dispose d’un patrimoine de 3 millions d’euros et veut faire un placement immobilier. Il peut acheter un immeuble pour 3 millions et sera alors assujetti à l’IFI ; mais, il peut aussi acheter cet immeuble avec un crédit de 2,5 millions et utiliser 2,5 millions à faire des placements financiers, par exemple un dépôt dans sa banque (qui servira précisément à financer ce crédit). Dans ce cas, son patrimoine immobilier net ne sera que de 0,5 million et il ne sera pas assujetti.

Bref, l’IFI est un impôt mal pensé, qui ne sert qu’à réduire le coût de la suppression de l’ISF (et son mauvais effet sur l’opinion publique). Il est certain que l’IFI sera déféré par les parlementaires devant le Conseil constitutionnel. Il est probable que celui-ci le refusera.

2- Le Prélèvement Forfaire Unique

Avec les mêmes motivations pour favoriser les placements financiers, le gouvernement veut introduire un Prélèvement Forfaitaire Unique à 30% sur les revenus du capital mobilier. L’objectif qui avait guidé les premières réformes fiscales du quinquennat précédent : « Tous les revenus doivent être taxés de la même manière » est oublié. Le principe de progressivité de l’impôt sur le revenu est lui aussi oublié. Comment le justifier ? La cohérence de la taxation du revenu des ménages est mise en cause. Le chiffre de 30% est arbitraire. A chaque réforme se posera la question : comment s’applique-t-elle aux revenus du capital ? On le voit dès maintenant avec la hausse de la CSG (qui ne frappera donc pas les revenus du capital). Le 30% sera-t-il bien réparti entre 15,5+1,7=17,2% pour la Sécurité Sociale et 12,8% pour l’Etat ? Ce 12,8% est très faible par rapport au 45% de la tranche supérieur de l’IR.

La fiscalité actuelle distingue les intérêts et les dividendes. Les dividendes ayant déjà subi un prélèvement à l’IS (de 33,3% en principe) bénéficient en contrepartie d’un abattement de 40% à l’IR, ce qui n’est pas le cas pour les intérêts. Cet avantage relatif des dividendes va disparaître avec le PFU.

On pourrait à la limite justifier des exonérations du revenu épargné (à condition qu’il soit taxé à la sortie, comme dans les PERP) ; il est difficile de justifier un traitement privilégié des revenus du capital qui ne sont pas a priori réinvestis dans les fonds propres des entreprises. La mesure envisagée ne s’attaque pas aux dépenses fiscales injustifiées actuellement : la non-taxation des PEA, les privilèges de l’assurance-vie…

Le point le plus délicat nous semble le même que celui de l’IFI : comment justifier un traitement différencié des revenus du capital mobilier et des revenus du capital immobilier ? Se pose de plus le traitement du revenu mixte, celui des entrepreneurs individuels, dont la composante implicite « revenu du capital » sera taxé au taux normal de l’impôt sur le revenu, donc obligatoirement à un taux plus élevé que 30%, de sorte que la mesure devrait décourager les entrepreneurs individuels d’investir dans leur entreprise. Là aussi, le Conseil constitutionnel aura son mot à dire.

3- La réduction de la taxe d’habitation

Pour compenser ces deux mesures qui profitent essentiellement aux ménages les plus riches, Le gouvernement a donc décidé de supprimer la taxe d’habitation pour 80% des contribuables, ceux dont le revenu fiscal de référence est en dessous d’un certain seuil. Certes la taxe d’habitation est un impôt injuste qui affecte lourdement les habitants des communes pauvres et dont la base (les valeurs locatives) est périmée. Cependant, cette base périmée demeure pour la taxe foncière ; elle demeure pour les 20% de ménages qui continueront à la payer ; on peut craindre que la mesure de suppression ne fasse que retarder la nécessaire révision des valeurs locatives

Ensuite, il faudra compenser durablement la perte pour les communes ; on ne peut se contenter de leur dire que l’Etat assurera une compensation euros pour euros car ce serait injuste (pourquoi subventionner plus certaines communes que d’autres en 2027 sur la base de leur taxe d’habitation de 2017). De toute évidence, il fallait repenser la fiscalité locale : revaloriser les bases de la taxe d’habitation et de la taxe foncière ; réduire leur importance en finançant par des transferts budgétaires les dépenses imposées aux communes et, par ailleurs, donner aux communes une part de la taxation du revenu. Mais il aurait fallu réfléchir à cette réforme avant de prendre une mesure d’allègement sur laquelle il faudra revenir. Il sera d’autant plus difficile de repenser la fiscalité locale que les perdants seront obligatoirement des ménages figurant dans les 80% bénéficiant de la réforme aujourd’hui, donc que la prochaine réforme semblera anti-redistributive.

Cette mesure a le défaut de prévoir que 80% des habitants ne contribueront plus financièrement, en tant qu’habitant, à leur commune ; c’est gênant du point de vue de la démocratie locale. Enfin, la réforme introduit un seuil brutal, ce qui n’est pas souhaitable en principe et introduit des injustices (une personne dont le revenu dépasse le seuil de 1 euro peut devoir payer 500 euros d’impôt supplémentaire) ou des complications (si on introduit un raccord en biseau). Une fiscalité progressive bien pensée suppose un barème avec des tranches régulières d’imposition et non avec des seuils.

Notons cependant un point satisfaisant. Le seuil d’exonération s’applique au revenu fiscal de référence (et non au revenu imposable), de sorte que les revenus de capital financier (ceux qui ne seront pas soumis à l’IR mais au PFU) seront bien pris en compte. Le barème des seuils tient compte de la situation familiale selon des unités de consommation proches de celles définies par l’OCDE (ou l’INSEE) : les familles avec enfants sont toutefois légèrement perdantes

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4- Financement de l’assurance chômage : une réforme sans légitimité

L’assurance chômage est jusqu’à présent régie selon les principes de l’assurance sociale. Chaque salarié a droit à des prestations (l’ARE, Allocation d’aide au retour à l’emploi) qui dépendent, pour leur montant comme pour leur durée, des cotisations que lui et son entreprise ont versées. Actuellement, les cotisations employeurs représentent 4 % du salaire brut ; les cotisations salariés 2,4%. Les règles sont définies par accord contractuel entre les partenaires sociaux qui gère l’UNEDIC ; l’Etat valide ces règles et garantit la dette de l’Unedic. Le principe des assurances sociales est que le lien entre les cotisations et les droits n’est pas strict, n’est pas défini par des règles actuarielles, mais est social, comportant une certaine composante de solidarité. Ainsi, les cotisations ne dépendent pas du risque individuel de chômage ; ainsi, le taux de remplacement des cadres est plus faible que celui des salariés au SMIC. Les prestations chômage constituent du salaire socialisé et différé. La même problématique s’applique aux 0,75 point de cotisations maladie des salariés qui finance les indemnités maladie et maternité de remplacement.

Comme l’assurance chômage couvre des pertes d’emploi involontaires, elle ne couvre pas les salariés démissionnaires. Toutefois, elle couvre les démissions jugées légitimes (comme suivi du conjoint ou harcèlement au travail) et tout salarié démissionnaire peut demander un réexamen de ses droits après 4 mois. Les partenaires sociaux ont décidé que la rupture conventionnelle ouvre les droits aux prestations chômage. Le gouvernement propose d’ouvrir ce droit aux salariés démissionnaires, ce qui ne pose pas problème, sauf que ce droit ne serait donné qu’une fois tous les 5 ans, au lieu de dépendre du motif de la démission.

L’autre réforme envisagée est d’ouvrir le droit à l’ARE aux non-salariés, mais cela supposerait, en toute équité, qu’ils cotisent pour 4+2,4=6,4% d’une base de leur revenu équivalente au salaire brut, base qui permettrait de calculer leurs droits à l’ARE. De même que le salaire brut représente environ 70% du salaire extra-brut, le revenu assuré des non-salariés pourrait représenter 70 % de leur revenu d’activité (la différence étant leurs cotisations sociales) ; les non-salariés devraient cotiser pour environ 6,4% de leur revenu assuré (soit 4,5% de leur revenu d’activité). Les non-salariés voudront-ils bien payer une telle cotisation ? On pourrait certes mettre en place une cotisation plus faible qui leur ouvrirait des droits plus limités (soit en niveau de revenu assuré, soit en taux de remplacement), dans une caisse autonome. Par contre, ils ne peuvent avoir des droits équivalents à ceux des salariés sans cotisations équivalentes aux leurs. Ce d’autant plus que pour les non-salariés, le chômage est difficile à définir en raison de la discontinuité de leur activité et de leur revenu. S’agit-il de compenser la perte totale de revenu d’activité ou les fluctuations de celui-ci ou la baisse durable de revenu ? En tout état de cause, il faudra des règles spécifiques pour eux (comme pour les intermittents du spectacle). Il aurait fallu que ces règles soient négociées, avec les gestionnaires de l’Unedic, si les non-salariés voulaient bénéficier de l’assurance-chômage des salariés.

Bizarrement, le gouvernement affirme que les prestations chômage qui couvriront tous les actifs deviendront de ce fait une prestation universelle. C’est une interprétation erronée. Les prestations famille ou maladie en nature sont universelles car elles ne dépendent pas des cotisations versées. Ce n’est pas le cas pour les prestations chômage, retraites ou maladie de remplacement, qui restent des prestations d’assurances sociales. Cet argument est utilisé pour justifier de remplacer les cotisations chômage (et maladie) des salariés, soit 3,15 points par 1,7 point de CSG.

Les allocations chômage seraient en partie financées par un impôt payé par des retraités et des titulaires de revenu foncier. Elles perdraient leur statut de salaire différé et socialisé. Cela justifierait qu’elles ne soient plus gérées de façon paritaire par les syndicats de salariés et d’employeurs, mais par l’Etat. Une prestation financée par l’impôt doit être une prestation universelle ou une prestation d’assistance. Avec cette réforme du financement, la porte est ouverte pour que les allocations chômage deviennent des prestations universelles d’un montant uniforme et relativement faible, au détriment des salariés de salaire moyen qui se détourneraient du système de protection sociale qui ne les protégerait plus de façon satisfaisante.

Alors que les salariés profiteraient d’une hausse de 1,8% de pouvoir d’achat, les retraités (du moins ceux qui paient actuellement la CSG, ceux dont le revenu dépasse 1 330 euros par mois pour un célibataire, 2 040 euros pour un couple) subiraient une perte de pouvoir d’achat de 1,85%, alors qu’ils ne bénéficient pas depuis 1983 de hausse de pouvoir d’achat, quelle que soit l’évolution des salaires. La réforme réduirait immédiatement le taux de remplacement net des retraites (de 72% à 69,5 %), alors que celui-ci est déjà sur une pente descendante du fait des réformes en cours. Cette baisse ne s’inscrit pas dans une réflexion d’ensemble sur l’évolution souhaitable du niveau de vie relatif des retraités. Elle fragilise encore la garantie de niveau de vie que devrait apporter le système des retraites puisqu’une mesure analogue pourrait être prise demain pour les cotisations famille ou santé.

Les chômeurs seraient épargnés. Ils continueraient à payer 6,7% de CRDS-CSG contre 9,1% pour les retraités et 9,7% pour les actifs.

Les ménages titulaires de revenus du capital financier ne seraient pas touchés pour la quasi-totalité puisque le PFU implique une taxation uniforme à 30% de ces revenus[2].

Les fonctionnaires et les salariés du secteur public ne paient pas actuellement de cotisations maladie et chômage ; ils paient une contribution de solidarité de 1%. La réforme se traduirait pour eux par une baisse de 0,7% de leur revenu brut, si leur contribution de solidarité était supprimée. Certes, le gouvernement avait fait courir le bruit qu’ils bénéficieraient eux aussi d’une hausse de revenu équivalente à ceux du secteur privé, mais il y a renoncé, se contentant d’évoquer les gains que le PPCR apporterait aux fonctionnaires. Par ailleurs, les salariés du secteur public n’ont pas droit à l’Unedic. Leurs éventuelles prestations chômage sont payées par leur employeur. Cela deviendra injustifiable s’ils financent l’Unedic par de la CSG. Mais il faudrait alors que les employeurs publics paient des cotisations employeurs.

Les non-salariés paieraient certes de la CSG, mais a priori pas de cotisations, donc leurs droits ne seraient pas calculables, contrairement à ceux des salariés (sauf, là encore, si la prestation devient universelle). La réforme ne peut se justifier que si les non-salariés paient en plus de la CSG l’équivalent des cotisations chômage employeurs (soit 4% de leur revenu assuré, 2,8% de leur revenu d’activité), cela permettra de leur ouvrir des droits. En toute logique, ils devraient perdre 4,5% de pouvoir d’achat (2,8 points de cotisations employeurs et 1,7 point de CSG) en échange de l’ouverture de droits aux prestations chômage. En fait, le programme présidentiel prévoyait de leur donner les mêmes gains de pouvoir d’achat qu’aux salariés, alors même que leur situation de départ, en ce qui concerne les prestations chômage, était différente. Le gouvernement a donc décidé que les non-salariés bénéficieraient d’une réduction de 2,15 points de leur cotisation famille sur l’ensemble de leur revenu (ce qui compense la hausse de la CSG compte tenu des différences d’assiette) et d’une baisse dégressive des cotisations maladie jusqu’à un revenu de l’ordre de 3 SMIC. Ces baisses sont arbitraires et elles ne vont pas vers une convergence des cotisations salariés et non-salariés, en particulier pour les cotisations non-contributives maladie et famille. La réforme souhaitable, aligner les prestations et les cotisations des salariés et des non-salariés, se serait traduite au contraire par une hausse des cotisations des non-salariés.

Si la prestation chômage devient universelle, ouverte à tous les actifs sans conditions de cotisations, rien ne justifiera plus qu’elle soit financée en grande partie par des cotisations employeurs ne portant que sur les salaires.

Donc, la proposition du gouvernement ne repose pas sur une légitimité économique et sociale. Elargir l’assurance chômage telle qu’elle est, avec des droits dépendant des cotisations, nécessite qu’elle reste essentiellement financée par des cotisations assises sur les revenus d’activité (même si l’Etat et donc l’impôt pourrait prendre en charge une plus grande part des frais de fonctionnement de Pôle emploi et des dépenses de formation[3]). Transformer les prestations chômage en une prestation universelle suppose de supprimer les cotisations chômage employeurs ou de faire payer une cotisation équivalente aux non-salariés et aux revenus du capital. En tout état de cause, on ne peut avoir une prestation financée pour partie par la CSG, assise sur tous les revenus des ménages, pour partie par des cotisations employeurs assises sur les seuls salaires du privé, prestation à laquelle auraient droit les salariés du privé selon les cotisations versées par leurs employeurs et les non-salariés (de manière non encore définie) et pas les salariés du secteur public.

Contrairement à l’apparence, la mesure n’est pas favorable aux salariés puisque tant leur droit à l’assurance chômage que leur taux de remplacement à la retraite seront fragilisés. Il y a une différence fondamentale entre une cotisation qui fait partie du salaire socialisé et ouvre des droits salariaux que les syndicats ont toute légitimité à cogérer et un impôt (même si celui-ci finance une prestation). Ainsi, la réforme remet en cause le principe même de l’assurance chômage. Elle risque d’aboutir à remplacer une prestation d’assurances sociales, droit des salariés ayant cotisé, assurant un taux de remplacement relativement satisfaisant à la grande masse des salariés, par une prestation uniforme et d’un montant non garanti.

Reste l’aspect financier. Selon le gouvernement la mesure serait neutre pour les finances publiques. Donc, contrairement à ce qu’il prétend par ailleurs, elle n’augmenterait pas le pouvoir d’achat des ménages. Les retraités perdraient ce que gagneraient les actifs. En fait, les promesses faites ne sont pas équilibrées. Donner 1,45 % de hausse de revenu brut aux salariés du privé et aux non-salariés coûterait 9,6 milliards, ouvrir l’ARE aux non-salariés et aux démissionnaires environ 2 milliards ; prélever 1,7 point de CSG supplémentaire sur les retraités et titulaires de revenus immobiliers rapporterait 6 milliards. Il manque 5,6 milliards pour boucler l’opération.

5- L’exonération des heures supplémentaires

La mesure figurait dans le programme présidentiel : les heures supplémentaires seraient dispensées de cotisations sociales salariés et de CSG. Les cotisations salariés financent actuellement des prestations retraites (au régime général, à l’Agirc, à l’Arrco) ou chômage. Le montant de ces prestations dépend des cotisations versées. Si les heures supplémentaires ne sont plus soumises à cotisations, elles ne devraient pas ouvrir de droit. Les salariés perdraient à terme ce qu’ils gagneraient à court terme. Peut-on imaginer que les heures supplémentaires ouvrent des droits sans verser de cotisations ? Le Conseil constitutionnel s’est déjà opposé à ce dévoiement quand le gouvernement a voulu créer des exonérations de cotisations salariés pour les bas-salaires (décision du 6 Août 2014).

Le principe de base de la CSG, ce qui fait sa force et sa cohérence, est que, contrairement à l’IR, il n’est pas mité par des niches fiscales. Ce serait prendre une lourde responsabilité que d’en introduire une quasi-première, de plus pour les heures supplémentaires, dont il n’est pas évident qu’il faille les encourager en situation de chômage de masse.

6- Le choix de l’individualisation

Dans son programme, Emmanuel Macron proposait de permettre « à tous les couples qui le souhaitent de faire le choix d’une imposition individualisée ». Ceci avec l’argument : « dans le système actuel, certains couples à deux salaires paient davantage d’impôts que si les deux membres du couple vivaient seuls ! Cela pèse particulièrement sur le conjoint qui a le revenu le plus faible – souvent une femme – pour laquelle une hausse du revenu d’activité donne lieu à un supplément d’impôt plus important que si elle était seule ».

Notons d’abord qu’une telle présentation oublie les enfants. Peut-on préconiser que les parents pratiquent l’imposition séparée en attribuant fictivement la charge de 2 enfants au père et du troisième à la mère (ou l’inverse) ? Il mélange deux problèmes : le choix entre l’individualisation et la familialisation de l’impôt (que nous ne discuterons pas ici[4]) et le fait que, dans certains cas, l’individualisation serait plus favorable pour un couple. En fait, le principe de l’impôt progressif et du quotient familial fait que dans la grande majorité des cas, un couple (ou une famille) a intérêt à l’imposition conjointe. Il aurait même toujours intérêt à l’imposition conjointe si la France n’avait pas introduit un mécanisme baroque de décote.

Avec l’imposition séparée comme avec l’imposition conjointe, une personne seule compte pour une part fiscale et un couple pour 2 parts. C’est injuste par rapport aux unités de consommation telles que mesuré par l’OCDE ou l’INSEE (tableau 1) : une personne seule devrait compter pour 1 ; un couple pour 1,5. Mais, ce n’est pas réalisable du point de vue fiscal car le mariage (ou le PACS) serait fiscalement sanctionné par rapport au concubinage.

La meilleure solution aurait été de compter 2 part pour un couple (marié ou pacsé), 1 part pour une personne vivant en couple non officiel et 1,33 part (2/1,5) aux personnes vivant effectivement seules. Ce qui supposerait soit de se fier à leurs déclarations sur l’honneur, soit un contrôle pénible (comme celui que la CAF pratique déjà aujourd’hui).

La France avait choisi une cote mal taillée en donnant une part à tous les célibataires, une demi-part supplémentaire aux personnes seules avec enfants, une demi-part supplémentaire aux veuves (ou veufs) ayant élevé des enfants[5] et en introduisant en 1981 une décote pour les célibataires de bas-revenus. Cette décote a été étendue en 1986 aux couples de faible revenu, mais avec un montant identique pour les célibataires et les couples. Les couples bénéficient maintenant d’une décote plus élevée que les célibataires, mais le système continue à favoriser les célibataires (leur décote est de 1 165 euros) au détriment des couples (leur décote est de 1 920 euros, soit 410 euros de moins que 2 fois 1 165 euros). Ainsi, certains couples (par exemple, deux conjoints de 14 470 euros de revenu imposable chacun) peuvent devoir payer 410 euros de plus en étant mariés plutôt que concubins.

Il s’agit cependant de cas très particuliers. Le problème n’est pas qu’ils payent 410 euros de trop ; le problème est que les concubins bénéficient indument d’une réduction d’impôt qui devrait être réservée aux personnes vivant seules. L’idéal serait donc de supprimer la décote, quitte à repenser le barème pour les bas revenus, et d’attribuer 1,33 part aux personnes vivant seules.

Plus généralement, laisser aux couples la possibilité de choisir entre taxation conjointe ou séparée n’est pas une piste souhaitable. D’une part, cela rendra difficile le calcul de l’IR et l’automatisation du prélèvement à la source si les familles pouvaient changer chaque année la prise en charge des enfants et l’attribution des revenus et charges communes (revenus fonciers par exemple). D’autre part, le fisc et surtout les services sociaux ont besoin d’attribuer un niveau de vie à chaque famille : le meilleur moyen est de diviser le revenu fiscal de référence par le nombre d’unités de consommation de la famille. Cela ne serait pas possible si les familles avaient le droit de décider arbitrairement de leur composition pour minimiser leurs impôts et maximiser leurs droits aux aides. Il faut pouvoir distinguer une femme qui est seule sans ressources avec trois enfants et une femme sans ressources propres qui vit en famille, avec trois enfants et un mari à revenu satisfaisant. Compte-tenu des réformes récentes ou envisagées du RSA, de la prime d’activité, des allocation-logement, de l’impôt sur le revenu, comme de l’extension de la DSN, l’avenir est sans doute à un suivi en temps continu des ressources des ménages. Il faudra d’une façon ou d’une autre lever l’ambiguïté sur la composition de ces derniers.

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[1] Nous ne revenons pas ici sur le chiffrage du coût des mesures. Voir : « Evaluation du programme présidentiel pour le quinquennat 2017-2022 », OFCE, Policy Brief, n°25, 12 juillet 2017.

[2] Ne seraient touchés que les ménages les plus pauvres qui auraient intérêt à choisir la taxation à la CSG à 18,2% et à l’IR, donc les ménages non imposables pour les obligations, les ménages dans la tranche à 14% pour les actions. Très peu de personnes.

[3] Voir Bruno Coquet : « L’assurance chômage doit-elle financer le Service public de l’emploi ? », Lettre de l’OFCE, février 2016.

[4] Voir Sterdyniak Henri : « Faut-il remettre en cause la politique familiale française ? », Revue de l’OFCE, n° 116, janvier 2011 ; pour un point de vue différent : Allègre Guillaume et Hélène Périvier : “Le choix d’individualiser son impôt pour les couples.” OFCE Policy Brief n° 22, 2017.

[5] Cette demi part est maintenant réservée aux veuves (ou veufs) ayant élevé seules leurs enfants.




Restructurer la CSG et la Prime d’activité ? Commentaires sur la décision du Conseil constitutionnel du 29 décembre 2015

par Henri Sterdyniak

Le 29 décembre 2015, le Conseil constitutionnel a censuré l’article 77 de la Loi de finances 2015. Issu d’un amendement présenté par deux députés socialistes, Jean-Marc Ayrault, ancien Premier ministre, et Pierre-Alain Muet, cet article instaurait le versement d’une fraction de la prime d’activité (PA) sous la forme d’une réduction dégressive de la CSG.

Cette censure était souhaitée et prévue par le gouvernement et la plupart des fiscalistes.  L’amendement rendait encore plus inextricable notre système fiscalo-social.  Une prestation sociale (la prime d’activité, PA), calculée sur une base familiale, devait être versée en partie par l’entreprise sous la forme d’une réduction de la CSG (le montant de la réduction n’ayant aucun lien avec le montant de la PA due), réduction qui devait s’imputer sur la PA versée par la CAF, mais devait être récupérée sous forme de hausse de l’IR l’année suivante pour ceux qui n’auraient pas droit à la PA.  Ainsi, les députés avaient-ils voté en décembre 2015 une réforme de la PA votée en juillet, avant même que cette prime ne soit encore versée. De toute évidence, c’est au moment du vote de la PA que les modalités de versement auraient dues être pensées.

Malheureusement, le Conseil constitutionnel a censuré l’amendement sur un premier grief (la différence de traitement entre les salariés et les non-salariés) sans examiner les autres, de sorte que certains commentateurs (comme Thomas Piketty, « Retour sur la censure de l’amendement Ayrault-Muet », Libération, 31 décembre 2015) ont cru qu’il suffirait d’étendre les bénéfices de l’amendement aux non-salariés. Certains se sont indignés d’une décision qui « empêchait  les parlementaires d’améliorer les conditions de vie des travailleurs modestes ». Nous voudrions ici expliquer pourquoi l’amendement en question n’était pas bien pensé et, plus généralement, pourquoi l’aide aux familles de travailleurs pauvres ne peut pas prendre la forme d’une réduction de la CSG.

Un amendement malvenu

Le système fiscalo-social français est basé sur un principe fondamental, qui est la reconnaissance de la famille, en tant qu’unité de base. Les parents sont censés partager l’ensemble des ressources de la famille entre tous ses membres. La fiscalité comme les prestations sociales évaluent le niveau de vie de la famille en considérant sa composition et l’ensemble de ses revenus. Selon ce principe, tout impôt progressif, toute prestation à visée redistributive doit être familialisée. C’est le cas de l’IR, du RSA, des allocations logement.

Ce principe peut certes être remis en cause ; certains souhaitent que la France passe à un système individuel, qui ne reconnaîtrait pas la famille comme élément de base de la société. Mais, ce choix doit être publiquement posé et démocratiquement décidé. Il doit être pensé de façon cohérente pour les prestations comme pour les impôts comme pour le droit du divorce et de l’héritage. Il suppose, en particulier, que soit clairement établi qui supporte la charge financière des enfants. Il ne peut être introduit en contrebande, par des amendements qui affaiblissent la cohérence du système actuel sans proposer un système alternatif cohérent. Or, l’amendement Ayrault-Muet stipulait que l’imposition des revenus avait deux composantes, l’IR et la CSG, et aboutissait à ce que la progressivité de la seconde se fasse sur une base individuelle, ne tenant pas compte, de plus, des revenus du capital[1].  Aussi, certains économistes comme Piketty, Liem-Hoang-Ngoc (« La réforme fiscale manquée », Libération du 6 janvier 2016), Bargain, Lehmann et  Trannoy (« L’amendement Ayrault sur la fiscalité ne doit pas être repoussé », Le Monde, 9 décembre 2015) soutenaient l’amendement, mais comme une étape vers une réforme fiscale, dont le contenu n’a pas fait l’objet jusqu’à présent d’un débat et d’une décision démocratique. Ce n’est pas une bonne méthode.

Le système français aide fortement les travailleurs à bas-salaires et leurs familles (tableau 1). Le choix fait a été d’instaurer un salaire minimum relativement élevé en en réduisant le coût pour les employeurs par de fortes exonérations de cotisations sociales patronales. Ainsi, la valeur du travail est reconnue ; ainsi, les travailleurs dits non-qualifiés sont incités à travailler. Par ailleurs, les familles de travailleurs pauvres sont aidées par les prestations familiales, les allocations logement,  naguère par le RSA activité, maintenant par la PA.  Ainsi, un célibataire au SMIC supporte un prélèvement négatif (-45 euros) si on fait le solde entre les cotisations sociales non-contributives (maladie, famille, etc.) que verse son employeur (314 euros), sa CSG-CRDS (115 euros), ses impôts indirects (218 euros) d’un côté, sa prime d’activité (94 euros), son allocation logement (67 euros) et les exonérations de cotisations employeurs (531 euros) de l’autre. De même, le prélèvement est négatif (-81 euros) pour une famille de deux adultes payés au SMIC, ayant deux enfants à charge.

Le choix fait en juillet 2015 a été de renforcer la progressivité du système en remplaçant le RSA activité et la PPE par la Prime d’activité.  Comme l’aide aux familles pauvres doit être familialisée et tenir compte de l’ensemble de leurs revenus, elle ne peut pas figurer sur la fiche de paye puisque l’employeur ne connaît pas la situation familiale de ses salariés, leurs autres revenus et que le barème de l’aide souhaitable ne correspond pas à celui de la CSG (tableau 2). Le dispositif mis en place par la PA est beaucoup plus ciblé sur les familles les plus pauvres que ne l’eût été la dégressivité de la CSG.  Il est impossible d’aider fortement les familles les plus pauvres par la dégressivité de la CSG car elles en paient très peu. Cette dégressivité ne peut être familialisée et donc elle diminuerait le niveau de vie relatif des familles avec enfants.

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En contrepartie, le risque est grand que la PA souffre d’un taux de non-recours élevé, puisque c’est une prestation quérable, dont le montant découle d’un calcul compliqué, intégrant le revenu de la famille et les salaires de chacun, difficilement compréhensible par les bénéficiaires potentiels. Le taux de non-recours du RSA activité était certes de 62%, mais celui des allocations logement (une prestation quérable et compliquée) est lui de l’ordre de 10%[2].  Les conditions d’obtention de la PA sont allégées et simplifiées par rapport à celles du RSA activité, de sorte que les 50% de taux de recours prévu pourraient progressivement être augmentés. L’amendement Ayrault-Muet aurait risqué de démobiliser les CAF sur ce que doit dorénavant  être leur objectif: la hausse du taux de recours de la PA.

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L’amendement proposé par Ayrault et Muet souffrait de son ambiguïté. Les entreprises auraient distribué à leurs salariés un acompte à la PA qui aurait pris la forme d’une réduction dégressive de la CSG, soit 90% du montant de la CSG pour les travailleurs au SMIC, pourcentage qui aurait diminué linéairement pour s’annuler à 1,34 fois le SMIC. Les auteurs de l’amendement le défendaient, parfois en soutenant qu’il s’agissait d’un simple acompte à la PA (et donc qu’il n’était pas  gênant qu’il soit réservé aux salariés et qu’il ne tienne pas compte des charges familiales), parfois en soutenant qu’il s’agissait de rendre la CSG progressive, et donc de réduire la charge fiscale des travailleurs à bas-salaires.

Il est trompeur d’écrire comme les auteurs de l’amendement que le taux d’imposition est immédiatement de 9,7% pour le salarié qui perçoit juste le SMIC, puisque c’est ne tenir compte que de la CSG-CRDS en oubliant, dans le cas du célibataire, la PA,  les allocations logement, les cotisations employeurs et leurs exonérations et, dans le cas des familles, les prestations familiales, qui font que le taux d’imposition net est négatif à ce niveau de salaire. Il est trompeur de prétendre que grâce à l’amendement, le taux d’imposition du travailleur au SMIC passait à  1,4%, en confondant un acompte sur prestation avec une baisse d’impôt.

Le mécanisme proposé par l’amendement Ayrault-Muet ne bénéficiait pas aux familles qui reçoivent le plus de PA (tableau 2). Certes, le taux de recours aurait mécaniquement augmenté, mais pas pour les familles les plus pauvres.  La CAF pour verser la PA aux familles de salariés aurait dû connaître la ristourne de CSG dont elles avaient effectivement bénéficié, ce qui aurait encore compliqué le dispositif. L’amendement ne prévoyait pas comment ce transfert d’information se serait effectué, ni comment les pertes de CSG seraient compensées à la Sécurité sociale. Par ailleurs, des salariés auraient bénéficié de la ristourne de la CSG sans avoir droit à la PA, en raison des revenus de leur conjoint ou de revenus du capital ; cette ristourne aurait dû être récupérée par le fisc au moment du versement de l’IR. Encore une nouvelle complication puisque le fisc aurait dû vérifier pour chaque ménage ayant bénéficié de la ristourne CSG sans demander la PA s’il y avait droit.  Mélangeant la CSG, la PA et l’IR, l’amendement accentuait encore la mise en cause de l’autonomie des ressources de la Sécurité sociale. On ne peut  utiliser la CSG comme acompte d’une PA, alors que les deux obéissent à des logiques bien différentes.

Le mieux est l’ennemi du bien. Du moment où le système français comporte des transferts fortement redistributifs (comme l’IR, l’ISF, les cotisations employeurs, la PA, les AL), il n’est pas nécessaire que tous les prélèvements le soient, d’autant qu’un prélèvement progressif obligatoirement familialisé est obligatoirement difficile à gérer. Le choix fait d’aider les travailleurs pauvres par la PA plutôt que par la dégressivité de la CSG (mesure déjà censurée par le Conseil constitutionnel le 19 décembre 2000) est légitime. Il est bizarre de la remettre en cause cinq mois après son vote.

Il est trompeur d’écrire, comme Laurent Mauduit (Médiapart du 30 décembre 2015, « Le Conseil constitutionnel plombe toute réforme fiscale »), « cette disposition contribuait à rétablir un peu d’équité dans un système français très inégalitaire »  ou la décision du Conseil constitutionnel « conforte le conservatisme néo-libéral ambiant au terme duquel les riches ne doivent surtout pas payer plus d’impôt que les pauvres ». Il est erroné de prétendre que cette décision remet en cause le principe de progressivité de l’impôt ; au contraire, elle conforte la jurisprudence de la Cour : l’impôt progressif  doit être familial.

Le système mis en place est-il pour autant parfait ?  Non, sans doute et pour deux raisons, au moins. La prime d’activité aide les familles de travailleurs pauvres, mais n’est plus versée en cas de chômage, ce qui  augmente fortement la perte de revenus de ces familles en cas de  chômage. Pourquoi ne pas considérer les allocations chômage comme un revenu d’activité et ouvrir aux chômeurs le droit à la PA ?

Il eut été préférable de bien séparer l’objectif d’aide aux familles les plus pauvres (qui nécessite obligatoirement un suivi en temps réel de la composition des familles et de leurs revenus) et l’objectif d’aide à l’emploi non-qualifié (qui dispose déjà d’un instrument spécifique : le couplage SMIC/exonération des cotisations employeurs).  Augmenter le SMIC de 10%, en compensant cette hausse par des exonérations de cotisations employeurs ; créer un complément familial pour les familles à 1 ou 2 enfants sous le seuil de pauvreté aurait permis de limiter fortement le nombre de bénéficiaires potentiels de la PA et de réduire le non-recours puisque le recours aux prestations familiales est nettement plus élevé que celui prévu pour la PA.

L’objectif doit être maintenant d’augmenter le taux de recours à la PA, ce qui suppose une forte volonté politique et une mobilisation des CAF pour que le taux prévu (50 %) soit dépassé.

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Prime d’activité et réduction de la CSG

La prime d’activité est calculée pour un ménage par la formule :

 PA = (montant forfaitaire + bonifications individuelles) – (38% des revenus d’activité + autres ressources + prestations familiales + forfait logement).

Le montant forfaitaire est le montant du RSA et dépend de la composition de la famille ; le forfait logement est soustrait si la famille perçoit les allocations logement ou est propriétaire de son logement ; la bonification individuelle est versée pour les actifs dont les revenus d’activité sont d’au moins 0,5 Smic ; elle atteint 67 euros pour un actif dont les revenus d’activité dépassent 0,8 SMIC.

Soit, pour une famille de deux enfants et un actif au SMIC :

PA=1001+67-(0,38*1142+0+129+67+129)= 449 € par mois.

La CSG est actuellement de 7,5% sur les 98,75% du salaire brut. L’amendement Ayrault-Muet prévoyait une réduction de 90% pour les salariés au SMIC, soit de 6,67% du salaire brut, soit 98 €. Le taux de réduction baissait linéairement jusqu’à 1,34 SMIC.

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[1] Certes, la CSG est déjà quelque peu progressive pour les  retraités, pour des raisons historiques (quand la CSG a été introduite, les pouvoirs publics n’ont pas voulu diminuer le pouvoir d’achat des plus faibles retraites), mais cette progressivité est entièrement calquée sur celle de l’IR, de sorte qu’elle tient compte de l’ensemble des revenus du retraité et de sa situation familiale.

[2] Selon : CAF (2014) : L’Accès aux droits et le non-recours dans la branche Famille des Prestations familiales, Novembre.




« Pour un impôt juste, prélevé à la source », une note de lecture

par Henri Sterdyniak

Deux députés socialistes, Jean-Marc Ayrault, ancien Premier ministre, et Pierre-Alain Muet, ancien conseiller de Lionel Jospin, viennent de publier un opuscule : « Pour un impôt juste, prélevé à la source ». Etonnamment, ils évoquent d’abord une grande réforme fiscale, puis proposent de prélever à la source l’impôt … tel qu’il est actuellement.

Faut-il une grande réforme fiscale ?

Selon les auteurs, notre système est devenu complexe et illisible. Notre imposition des revenus est devenue atypique dans le paysage européenL’impôt doit être progressif, alors qu’aujourd’hui la moitié la plus modeste de nos concitoyens n’est soumise qu’à un impôt proportionnel (la CSG).

Je ne partage pas ce diagnostic. Le gouvernement de Jean-Marc Ayrault en imposant les revenus du capital au barème de l’IR, en réduisant les niches fiscales, en portant le taux marginal supérieur à 45 %, en imposant à 75 % les salaires exorbitants (mesure qui malheureusement n’a pas été prolongée au-delà de deux ans) a déjà réalisé d’importantes réformes ; il est difficile de faire plus. Il reste certes quelques niches injustifiables (les PEA, l’assurance-vie, le plafonnement de l’ISF, etc.), mais cela demande des retouches et pas une refonte complète.

Le système français d’imposition a sa cohérence propre, qu’il faut comprendre et expliquer au lieu d’écrire, sans précision : nos concitoyens considèrent, parfois avec raison, que la contribution de chacun n’est pas ajustée à son revenu.  Ce système se compose de l’IR, de la CSG, des prélèvements sociaux sur les revenus du capital, des cotisations sociales, des prestations familiales, des allocations logement, du RSA et maintenant, de la Prime d’activité (PA). C’est l’ensemble qu’il faut évaluer alors que les auteurs écrivent : la progressivité de notre imposition des revenus est bien plus faible que dans la plupart des pays développés, tout en reconnaissant dans une note de bas de page que la progressivité résulte aussi des cotisations employeurs et des prestations sociales.

En fait, le système français est très redistributif, cela par trois canaux[1]. Les familles les plus pauvres ne payent pas l’IR ; certes, elles paient la CSG, mais elles bénéficient en contrepartie du RSA ou de la PA, des allocations logements, des allocations familiales. Soit, pour une famille avec deux enfants au SMIC, une CSG de 112 euros par mois contre des prestations de 840 euros (voir tableau). Les allocations logement comme la PA sont des allocations progressives, de sorte qu’il est erroné d’écrire, comme Ayrault et Muet le font, que les familles modestes ne sont soumises qu’à des prélèvements  proportionnels ; en fait, elles bénéficient d’un impôt négatif fortement progressif.  Leur employeur paie 297 euros par mois de cotisations employeurs maladie et famille, qui sont plus que compensés par des exonérations bas-salaires de 372 euros. Certes, le système est compliqué, mais il n’en est pas moins très favorable pour les bas revenus.

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En ce qui concerne les hauts salaires, au taux marginal supérieur affiché de 45 %, s’ajoutent les 8 points de CSG plus 20 points de cotisations employeurs (maladie, famille, construction, …),  qui font que le taux marginal effectif est de 62,4 %, ce qui est nettement supérieur au niveau allemand ou anglais, où les cotisations sociales sont plafonnées.

Les revenus du capital supportent la CSG et les prélèvements sociaux et sont taxés au barème de l’IR, de sorte qu’ils financent autant les dépenses de protection sociale, maladie et famille, que les revenus salariaux, ce qui est une exception en Europe. Pour les ménages taxés marginalement au taux de 45 %, la taxation marginale des intérêts, des revenus fonciers, des dividendes est pour ces revenus aussi de l’ordre de 62 %.

Malgré cela, nos auteurs nous disent que la progressivité n’est pas optimale. Cependant, ils refusent d’augmenter le taux supérieur. Ils proposent d’augmenter le nombre de tranches (mais plus de tranches n’implique pas plus de progressivité) ; d’exprimer le barème en taux moyen, plutôt qu’en taux marginal (mais, ce n’est qu’une question de présentation). On ne voit guère comment ces propositions aboutiraient à un impôt plus juste.

Surtout, ils remettent en cause, une nouvelle fois, le caractère familial de l’imposition des revenus. Pourtant, les familles mettent en commun leurs ressources ;  la morale commune, veut que le revenu de la famille soit partagé équitablement entre ces membres ; c’est d’ailleurs la pratique habituelle. C’est sur cette base qu’est évalué le niveau de vie de la famille, qui sert de base au calcul de l’IR, mais aussi aux diverses allocations sociales, au RSA aux bourses scolaires. Faut-il la remettre en cause ? Faut-il baser notre système fiscal et social sur l’individualisme familial, chaque parent étant censé garder son salaire pour lui et les enfants vivre des seules allocations familiales ? Ayrault et Muet ne nous indiquent pas comment seraient alors calculés les allocations sociales, les pensions alimentaires, le RSA une fois individualisées les ressources de la famille.

Les auteurs ne jugent pas utile d’expliquer la logique du quotient familial[2].  Ils continuent à soutenir la thèse que la demi-part attribuée aux enfants serait une aide fiscale, équivalente à une prestation mais ne profitant qu’aux plus riches, alors qu’il ne s’agit que de la prise en compte obligée de la présence d’enfants dans une famille, pour évaluer son niveau de vie et donc les impôts qu’elle doit payer.  Qui peut penser qu’une femme avec 3 enfants et 2 000 euros de salaire par mois à le même niveau de vie, la même capacité contributive que sa collègue, de même salaire, mais sans enfants à charge ? Ils proposent vaguement de  remplacer le quotient familial par un crédit d’impôt par enfant mais sans préciser s’il s’agit d’un crédit remboursable (donc faisant double emploi avec les allocations familiales), sans préciser ses justificatifs et son montant. Le quotient familial, lui, n’est pas arbitraire puisqu’il repose sur deux principes : les parents doivent partager leurs revenus avec leurs enfants ; deux familles de même niveau de vie doivent payer le même taux d’imposition.

En ce qui concerne le quotient conjugal, les auteurs prétendent qu’il décourage l’emploi des femmes (alors que la France a un des taux d’activité des femmes de 25-55 ans le plus élevé d’Europe). Ils veulent surtaxer les foyers mono-actifs, compte-tenu du fait qu’ils ne travaillent pas assez. Mais, alors, pourquoi ne pas surtaxer les retraités, les rentiers, qui travaillent encore moins ? Pourquoi surtaxer les couples à salaires inégaux, qui eux fournissent bien le montant de travail requis ? Comment traiter les couples où l’un des conjoints ne travaille pas car il est malade, chômeur, handicapé ou élève une famille nombreuse ? Ayrault et Muet sachant que l’individualisation de l’IR aboutirait à pénaliser les familles mono-actives qui sont obligatoirement les plus pauvres bottent en touche : L’importance des transferts des revenus résultant de l’individualisation implique des marges de manœuvre pour baisser les impôts. Un débat approfondi est donc nécessaire et bien des étapes préalables doivent être franchies avant d’arriver à cette question. Bref, c’est une injustice, mais la corriger suppose des transferts de revenus inacceptables.  Les auteurs ont signalé que l’IR avait un poids insuffisant en France, mais il faudrait le baisser pour l’individualiser. Comprenne qui peut !

La grande injustice du système français est-il vraiment le fait qu’il tienne compte de la solidarité familiale ?

Le prélèvement à la source

Ceci dit, les auteurs proposent ensuite de prélever à la source l’impôt tel qu’il existe actuellement, alors que, dans la plupart des pays, le prélèvement à la source s’accompagne de l’individualisation de l’IR sur les salaires et d’un prélèvement libératoire à taux fixe sur les revenus du capital. Peut-on prélever à la source un impôt compliqué comme l’impôt français[3] ?

Les auteurs s’inspirent du projet de Romain Perez et Marc Wolf[4]. Grâce à la Déclaration Social Nominative, le fisc connaîtra bientôt, en temps réel, le salaire mensuel de chaque contribuable. Selon le projet des auteurs, le fisc ferait alors la somme des revenus du ménage (en prolongeant jusqu’à la fin de l’année les derniers revenus salariaux ou sociaux mensuels connus) ; il calculerait l’impôt dû par le couple, puis les impôts que devraient payer chacun des conjoints s’il était imposé séparément sur son seul salaire ; le rapport entre l’impôt dû et la somme des impôts dus sur une base individuelle donnerait un coefficient de réduction familial, qui serait envoyé à chacun des employeurs du couple. Celui-ci, pour le mois suivant, calculerait l’impôt dû sur la base du seul salaire de son salarié, lui appliquerait le coefficient de réduction familial et prélèverait à la source l’impôt ainsi calculé.

Cette usine à gaz a peu de crédibilité. Elle repose sur un système informatique d’une lourde complexité qui risque fort de ne pas fonctionner de façon satisfaisante (comme le système Louvois ou le dossier médical individuel). L’extrapolation des revenus par le fisc n’a pas de base légale et pourra toujours être contestée (comment faire l’extrapolation en cas de prime exceptionnelle, d’emploi temporaire ?). Les auteurs oublient d’expliquer comment seraient extrapolés et imposés les revenus financiers.

Surtout, l’entreprise se verrait imposer un important surcroît de tâches administratives : gérer pour chaque salarié des coefficients de réduction familiaux variables chaque mois, calculer deux fois l’impôt dû par son salarié. Elle devrait prélever chaque mois sur la paie de chacun de ses salariés un montant d’IR différent, résultat d’un calcul compliqué et contestable, que ni elle ni le salarié ne maîtriseraient. Comment seraient gérés les différends entre le salarié et le fisc ? L’entreprise serait-elle partie prenante ? Bref, la perception de l’impôt deviendrait d’une complexité accrue.

Les auteurs ne résolvent pas la question de l’année de transition, étant paralysés par la décision annoncée par le gouvernement : la mesure s’appliquera en 2018, ce qui oblige à une transition brutale sans guère de préparation.

Le fait que le paiement de l’impôt devienne contemporain à la perception du revenu contribuerait certes à augmenter le jeu de l’IR comme stabilisateur automatique. Par contre,  la progressivité de l’impôt impose que son calcul soit fait sur une base annuelle (et pas mensuelle), ce qui complique obligatoirement l’opération. En fait, quand le fisc disposera effectivement des revenus mensuels de chaque ménage, il pourra effectuer un prélèvement automatique de l’impôt prévu sur le compte bancaire du ménage, sans avoir besoin de passer par les entreprises employeuses des conjoints, le ménage pouvant modifier lui-même, sous sa responsabilité propre, les prévisions de revenus faites par le fisc. Ainsi, l’impôt pourrait être payé par le ménage, de façon plus proche de la perception des revenus, sans que soit nécessaire d’intercaler l’employeur entre le ménage et le fisc.

Une réforme du versement de la prime d’activité.

Les auteurs proposent aussi que la Prime d’activité soit versée sous la forme d’une  réduction automatique et dégressive de la CSG jusqu’à 1,3 fois le SMIC, ceci permettant de la faire apparaître sur la fiche de paye.  C’est une proposition peu réaliste. Ce serait une nouvelle complication dans l’établissement de la fiche de paye, une nouvelle charge administrative pour l’employeur. Certains travailleurs payés au SMIC n’auront pas droit à la PA car leur conjoint a un revenu satisfaisant : ils ne sont pas tenus actuellement d’en aviser leur employeur. Devront-ils le faire ? Certains travailleurs peuvent avoir deux emplois à mi-temps au SMIC : ils auront droit à une PA de 132 euros et non de deux fois 246 euros ; c’est la CAF qui le sait, pas obligatoirement les deux employeurs. Un travailleur célibataire qui travaille pour un demi-SMIC a droit à une PA de 246 euros alors qu’il ne paye que 58 euros de CSG. On ne peut utiliser la CSG comme acompte d’une PA, alors que les deux obéissent à des logiques bien différentes.

Le système français est actuellement fortement redistributif et globalement juste (bien qu’il faille encore supprimer certaines niches fiscales). Sa familialisation est un élément de justice et marque le souci de notre société pour l’élevage des enfants. La DSN permettra sans doute dans quelques années de verser le RSA, les allocations logements, la Prime d’activité en temps réel et de passer à un prélèvement de l’IR contemporain au revenu, sans qu’il soit besoin d’intercaler l’employeur entre le ménage et le fisc.

 


[1] Voir Henri Sterdyniak (2015), « La grande réforme fiscale, un mythe français », Revue de l’OFCE, n°139.

[2] Voir Henri Sterdyniak (2011), « Faut-il remettre en cause la politique familiale française », Revue de l’OFCE, n°116.

[3] Sur ce sujet, voir aussi Sterdyniak (http://www.ofce.sciences-po.fr/blog/prelevement-la-source-une-reforme-compliquee-un-gain-tres-limite) et Touzé (http://www.ofce.sciences-po.fr/blog/prelever-limpot-sur-le-revenu-la-source-une-reforme-compliquee-et-couteuse/)

[4] Romain Perez et Marc Wolf, 2015, Retenue à la source : le choc de simplification à l’épreuve du conservatisme administratif, Terra Nova, mai.




Vers une grande réforme fiscale, enfin ?

par Guillaume Allègre,  @g_allegre

En début de semaine, Jean-Marc Ayrault a annoncé une remise à plat de la fiscalité qui pourrait, entre autre, passer par un rapprochement entre impôt sur le revenu et CSG. L’OFCE participera certainement à ce débat qu’il a déjà essayé d’éclairer à de nombreuses reprises, notamment à l’occasion d’un numéro spécial « Réforme fiscale » de la Revue de l’OFCE, dirigé par Mathieu Plane et moi-même, et sorti en avril 2012.

Mentionnons quelques contributions. Jacques Le Cacheux y discutait des finalités et moyens d’une réforme fiscale (« Soutenabilité et justice économique »), rappelant ainsi quels sont les fondamentaux de la politique fiscale. Nicolas Delalande effectuait une analyse historique des résistances aux réformes fiscales et évaluait les contraintes qui pèsent sur l’élaboration et l’application des réformes (« L’économie politique des réformes fiscales »), autant de sujets qui semblent avoir été rattrapés par l’actualité. Il souligne que : « En effet, il peut se révéler plus compliqué d’agréger des soutiens positifs à une mesure que de rallier temporairement des oppositions hétéroclites aux motivations parfois antagonistes, surtout s’il s’agit de créer un nouvel outil de prélèvement ou de toucher à des situations acquises». Mathieu Plane posait la question des conséquences d’une hausse de la fiscalité (qui a bien eu lieu en 2012-2013): « Dans un contexte de hausse du chômage, sera-t-il possible de générer un nouveau choc fiscal d’ampleur sans faire plonger la France dans une nouvelle crise ? La volonté de réduire les déficits publics uniquement par des ajustements structurels pèse sur la dynamique de croissance et de chômage» (« Finances publiques : vers une nouvelle hausse de la fiscalité? »). Si le gouvernement annonce aujourd’hui vouloir réformer la fiscalité à prélèvement constant, la question de l’impact des ajustements budgétaires (cette fois, à travers la baisse des dépenses publiques) sur la croissance et, in fine,  l’acceptabilité sociale d’une réforme structurelle de la fiscalité se pose toujours pour la période 2014-2017. Le gouvernement parviendra-t-il à mettre en place une réforme structurelle dans un contexte où le chômage est élevé et ne baisse pas ?

La fusion de la CSG et de l’impôt sur le revenu pose de nombreuses questions, déjà abordées dans un article de la Revue de l’OFCE en 2007 (« Vers la fusion de l’impôt sur le revenu et de la CSG ? »). Le législateur devra trancher la question de la conjugalisation (imposition commune des conjoints) ou de l’individualisation de l’impôt fusionné ainsi que la prise en compte des enfants (« Faut-il défendre le quotient familial ? »). Ce sujet, qui touche à la représentation de la famille et aux relations entre l’Etat et la famille est particulièrement sensible. Il a fait l’objet de débats au sein même de l’OFCE (« Réformer le quotient conjugal », « Pour défendre le quotient familial »).

En entremêlant intérêts privés (quelles charges pour quels ménages?) et sociaux (quels instruments pour quels objectifs?), la question fiscale a toujours été au centre du débat démocratique. Le rôle de l’OFCE est d’alimenter ce débat par des argumentations solides et quantifiées. Les chercheurs de l’OFCE continueront de proposer leur propre vision de la « bonne » réforme fiscale, en discutant des objectifs, des conséquences et de la soutenabilité de façon transparente et rigoureuse.




Individualisation ou conjugalisation de l’impôt : que faire après la décision du Conseil constitutionnel ?

par Guillaume Allègre

Le Conseil constitutionnel a censuré la contribution exceptionnelle sur les très hauts revenus d’activité au motif qu’elle est prélevée auprès des personnes physiques et non du foyer fiscal ; ainsi elle méconnaîtrait les principes d’imposition selon la faculté contributive et d’égalité devant les charges publiques. En rappelant que tous les prélèvements progressifs sur le revenu doivent tenir compte de la situation familiale du foyer fiscal, la logique juridique du Conseil s’oppose à la logique économique et peut conduire à une complexité inutile du système social et fiscal. La jurisprudence du Conseil va à l’encontre d’une règle de politique économique qui veut qu’autant d’instruments soient utilisés que d’objectifs poursuivis. Or, l’objectif de réduction des inégalités de salaires est un objectif légitime de politique économique à côté de l’objectif de réduction des inégalités de revenus entre foyers. Il paraît donc légitime que des éléments de progressivité s’appuyant d’une part sur le revenu d’activité individuel et d’autre part sur le revenu familial coexistent. Ceci d’autant plus que les recherches empiriques montrent que la faculté contributive des citoyens dépend à la fois du revenu de leur foyer et de leur revenu propre.

Dans une décision datée du 29 décembre 2012, le Conseil constitutionnel, saisi par les députés de l’opposition sur plusieurs articles de la Loi de finances 2013, a déclaré la « Contribution exceptionnelle de solidarité sur les très hauts revenus d’activité professionnelle » contraire à la Constitution, considérant qu’en ne tenant pas compte « de l’existence du foyer fiscal, le législateur a méconnu l’exigence de prise en compte des facultés contributives ; qu’ainsi, il a méconnu le principe d’égalité devant les charges publiques ». Cette décision s’appuie sur les mêmes arguments que la censure de l’abattement de Cotisation sociale généralisée (CSG) sur les bas revenus contenue dans la Loi de financement de la sécurité sociale pour 2001, au motif que « la disposition contestée ne tient compte ni des revenus du contribuable autres que ceux tirés d’une activité, ni des revenus des autres membres du foyer, ni des personnes à charge au sein de celui-ci ; que le choix ainsi effectué par le législateur de ne pas prendre en considération l’ensemble des facultés contributives crée, entre les contribuables concernés, une disparité manifeste contraire à l’article 13 de la Déclaration de 1789 ». Au regard de ces décisions, il semble que, selon la jurisprudence du Conseil constitutionnel, toute imposition progressive sur les revenus doit tenir compte des charges familiales et des revenus des autres membres du foyer[i].

Or, d’un point de vue économique, la coexistence de plusieurs mécanismes de redistribution s’opérant sur des bases individuelles et familiales peut se justifier. Si les premiers modèles théoriques supposaient que le ménage agissait comme un individu et que le partage des ressources à l’intérieur du ménage était intégral (modèle unitaire du ménage), les approches plus récentes essayent d’ouvrir « la boîte noire » que constitue le ménage (Pollak, [1985]). Cette méthode reconnaît que les ressources peuvent être réparties de manière très inégalitaire entre les individus qui composent le ménage. Les développements ultérieurs (Chiappori, [1988]) modélisent la répartition des ressources par un processus de négociation, la règle du partage dépendant du pouvoir de négociation de chaque membre du ménage, fonction, entre autre, de son revenu salarial propre. Les travaux empiriques montrent que cette approche explique mieux les comportements des ménages et des individus qui les composent, en termes de demande de biens et d’offre de travail, que le modèle unitaire. Si l’on définit la faculté contributive d’un individu[ii] par la part de revenu qu’il contrôle, en propre pour les dépenses individuelles ou en commun pour les dépenses collectives (logement, équipement), on voit que, selon cette approche, elle dépend à la fois du revenu familial et du salaire propre. De ce point de vue, tenir compte à la fois du revenu familial et du salaire paraît nécessaire pour se rapprocher du principe d’imposition selon la faculté contributive.

Par construction, si la progressivité du système fiscal tient compte à la fois des revenus du foyer fiscal et de la répartition de ceux-ci entre les ménages, deux foyers fiscaux bénéficiant du même niveau de revenus issus de l’activité professionnelle pourraient se voir imposer différemment. Or, cette situation, qui découle logiquement des développements de la recherche économique, est exactement ce que le Conseil constitutionnel reproche dans sa décision : « par l’effet de cette contribution exceptionnelle assise sur les revenus d’activité professionnelle des personnes physiques excédant un million d’euros, deux foyers fiscaux bénéficiant du même niveau de revenu issu de l’activité professionnelle pourraient se voir assujettis à cette contribution ou au contraire en être exonérés, selon la répartition des revenus entre les contribuables composant ce foyer ». Cette phrase semble impliquer que la répartition des revenus au sein des foyers ne devrait pas avoir d’influence sur leur niveau d’imposition. Ainsi un foyer où les deux conjoints gagnent 600 000 euros aurait la même capacité contributive qu’un foyer où un des conjoints gagne 1 200 000 euros et l’autre ne travaille pas. Mais est-ce bien le cas ? Les deux situations sont-elles réellement équivalentes ? Outre le fait que le revenu n’est pas nécessairement partagé intégralement dans le second foyer, l’inactivité d’un des conjoints, si elle est volontaire, ne constitue-t-elle pas un luxe pour le foyer ? Si l’on compare maintenant un foyer où les deux conjoints gagnent 14 000 euros annuels et un foyer où un conjoint gagne 28 000 euros et l’autre ne travaille pas, ces deux situations sont-elles également équivalentes ? Le fait qu’un conjoint ne soit pas contraint à un travail marchand n’augmente-t-il pas la capacité contributive du second foyer lorsqu’il peut utiliser ce temps pour du travail domestique (garde et soin des enfants, aide aux parents âgés, entretien ménager), substituable à des services marchands ? De plus, si l’on prend maintenant une perspective dynamique, ce choix de spécialisation traditionnelle où l’un des conjoints se spécialise dans le travail marchand et l’autre dans le travail domestique augmente la dépendance du conjoint au foyer et réduit ses opportunités futures, ce qui peut être coûteux, pour lui (le plus souvent elle) et pour la société, en cas de séparation. N’est-il pas alors légitime de distordre le choix des agents et de privilégier, y compris fiscalement, les situations où les deux conjoints travaillent ?

Selon la logique du Conseil constitutionnel, tous les prélèvements progressifs sur le revenu devraient tenir compte (d’une manière ou d’une autre) de la situation familiale. S’il n’est pas impossible de contourner cet impératif, il conduit à la construction de véritables usines à gaz. Ainsi en a-t-il été de la Prime pour l’emploi (PPE), créée en 2001 pour répondre à la censure par le Conseil constitutionnel de l’abattement de CSG pour les bas revenus (voir Allègre, [2012]). La PPE a les mêmes propriétés que l’abattement de CSG, mais son calcul dépend, en très faible partie, de la situation familiale (plafond de ressources élevé au niveau du foyer, et majoration résiduelle par enfant). Mais contrairement à un abattement de CSG, l’effet de la PPE n’apparaît pas sur la fiche de paie : la prime est calculée à partir des déclarations d’impôt sur le revenu et réduit l’impôt dû par les foyers ; les foyers ne payant pas d’impôt reçoivent un chèque du Trésor. Le problème est que la Prime pour l’emploi est perçue avec un décalage d’un an. La censure du Conseil constitutionnel a donc conduit à complexifier inutilement l’administration de l’aide aux bas salaires et à la rendre moins transparente. En fait, la jurisprudence du Conseil constitutionnel va à l’encontre d’une règle de politique économique qui veut qu’autant d’instruments soient utilisés que d’objectifs poursuivis. Si l’on considère que la réduction des inégalités de salaire et celle des inégalités de revenus sont deux objectifs légitimes, alors il paraît légitime que des éléments de progressivité s’appuyant d’une part sur le revenu d’activité individuel et d’autre part sur le revenu familial coexistent.

Et maintenant que faire ?

Comme le soulignent les débats récurrents sur la prise en compte par l’impôt de la dimension familiale (voir la controverse entre Sterdyniak [2012] et Landais, Piketty et Saez [2012]), le sujet est sensible car il touche à la représentation de la famille. Une solution intermédiaire entre individualisation et conjugalisation serait de laisser le choix à tous les couples mariés ou pacsés (voire concubins) entre imposition conjointe avec 1,5 part[iii] (et non plus 2) et l’imposition séparée avec 1 part chacun (les parts attribuées au titre des enfants étant alors partagées entre les conjoints). Cette solution, qui paraît compatible avec la jurisprudence du Conseil constitutionnel, permettrait d’adapter la fiscalité aux divers arrangements entre conjoints. Elle tiendrait compte du fait qu’il existe bien des solidarités de fait entre conjoints ayant des revenus inégaux mais ne donnerait pas un avantage excessif à ces couples et en particulier aux couples monoactifs. Enfin, elle ne serait pas incompatible avec la proposition du candidat Hollande de fusion de l’impôt sur le revenu et de la CSG dans le cadre d’un prélèvement simplifié sur le revenu, mais nécessiterait une régularisation annuelle (les couples ayant un bénéfice à l’imposition conjointe pourraient alors recevoir un remboursement partiel de l’impôt prélevé à la source).

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[i] La censure de la ristourne de CSG ne fait cependant pas référence au foyer fiscal, il ne suffirait donc probablement pas au législateur de modifier la définition du foyer fiscal pour éviter la censure du Conseil constitutionnel.

[ii] Dans l’esprit de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789, à laquelle le Conseil constitutionnel se réfère, ce sont bien in fine les droits des individus qui comptent par rapport à ceux des groupes ou institutions intermédiaires (notamment la famille). L’article 13 fait ainsi référence à la faculté (contributive) des citoyens : « Pour l’entretien de la force publique, et pour les dépenses d’administration, une contribution commune est indispensable : elle doit être également répartie entre tous les citoyens, en raison de leurs facultés ». La référence au ménage ou au foyer ne peut donc être justifiée que par un partage de fait des ressources, qu’il est difficile de nier mais qui n’est pas nécessairement intégral.

[iii] Cohérent avec le nombre d’unités de consommation donné aux couples dans la mesure du niveau de vie.

 




Une compétitivité durable grâce à la fiscalité écologique

par  Jacques Le Cacheux

« Choc » ou « Pacte » ? Le débat sur la perte de compétitivité française s’est récemment focalisé sur le rythme de mise en œuvre d’un basculement de cotisations sociales patronales vers un autre financement, laissant entendre que le principe en était acquis. Face à la situation dégradée de l’emploi et du solde commercial de la France, alors que les éléments étayant la thèse d’une perte de compétitivité des entreprises françaises par rapport à celles de la plupart de nos partenaires s’accumulent[1], et que le taux de marge des entreprises affiche une faiblesse alarmante pour l’avenir, la nécessité d’une baisse du coût du travail semble s’imposer. Mais le rythme et les modalités font débat. Faut-il augmenter la CSG, la TVA, ou un autre prélèvement, au risque d’amputer le pouvoir d’achat des ménages dans un contexte conjoncturel déjà plus que morose ?

La conjoncture doit être gérée au niveau de la zone euro

L’opportunité du basculement d’une partie des cotisations patronales – le chiffre de 30 milliards est souvent évoqué – sur un autre prélèvement est souvent contestée au nom des risques qu’une telle stratégie ferait peser sur une croissance déjà atone : affaiblir la consommation réduirait encore davantage les débouchés des entreprises, pesant ainsi sur l’activité donc sur l’emploi et sur les marges.

Mais la France n’est dans cette situation déprimée que parce que l’Union européenne s’est engagée dans un ajustement budgétaire à marche forcée dont tout le monde – ou presque … – reconnaît aujourd’hui qu’il est contreproductif et voué à l’échec : comme l’illustre de manière navrante la situation espagnole, la quête d’une réduction du déficit budgétaire lorsque l’économie est en récession est vaine, et les efforts « vertueux » – coupes claires répétées dans les dépenses publiques et augmentations d’impôts – ne font qu’affaiblir un peu plus l’économie et aggraver le chômage, car les multiplicateurs budgétaires sont alors très élevés, comme l’avait montré Keynes, voilà plus de 70 ans !

Le soutien budgétaire à l’activité est la seule voie de sortie. Mais l’expérience des premières années du premier gouvernement socialiste reste dans toutes les mémoires : l’échec fut à la hauteur des illusions et le « tournant de la rigueur » rendit le gouvernement impopulaire. Ce qui ne pouvait fonctionner dans le contexte des premières années 1980, avec une économie moins ouverte, une politique monétaire autonome et une parité externe de la monnaie alors ajustable, le pourrait encore moins dans le contexte d’intégration plus poussée et de monnaie unique. Tenter de maintenir le pouvoir d’achat des ménages français, alors que le reste de la zone euro est en récession et que les entreprises françaises ont perdu de la compétitivité ne pourrait que creuser davantage le déficit extérieur, sans soutenir la croissance ni l’emploi.

Il faut donc poursuivre le combat européen pour obtenir que l’on ralentisse partout le rythme de réduction des déficits publics ; mettre en œuvre, dans la zone euro, une politique monétaire plus accommodante, qui aurait le double avantage de réduire les coûts des dettes, publiques et privées, les rendant ainsi plus soutenables, et d’exercer une pression à la baisse sur le taux de change de l’euro, favorisant la compétitivité externe à un moment où les banques centrales américaine et japonaise cherchent à faire baisser la valeur de leur monnaie, ce qui, mécaniquement, poussera l’euro vers le haut ; et s’engager conjointement dans une politique européenne coordonnée de soutien à la croissance, combinant financement de la recherche, investissements dans les réseaux transeuropéens de transport et d’électricité, et investissement dans l’éducation et la formation.

L’offre productive nationale doit être soutenue et stimulée

Le défaut de compétitivité de l’industrie française n’est pas réductible à un problème de coût de travail. Et l’on sait bien qu’une surenchère de modération salariale et de moins-disant social, dont on voit déjà aujourd’hui les ravages en Europe, ne peut qu’entraîner la zone euro dans une spirale déflationniste, comparable à celle que ces mêmes pays avaient vainement enclenchée dans les années 1930 pour tenter de sortir, chacun pour soi, de la Grande dépression.

La baisse des dépenses sociales ne peut donc pas être une réponse, alors que les besoins augmentent de toute part en raison de la montée du chômage et de la précarité de la situation d’un nombre croissant de ménages, salariés et retraités. Baisser les salaires, comme le font certains pays (Grèce et Irlande, notamment), soit directement, soit par le biais d’une augmentation du temps de travail sans accroître la rémunération, n’est pas non plus une solution, car cette déflation salariale déprimerait un peu plus la demande et nourrirait un nouveau cycle de moins-disant salarial en Europe.

Améliorer la compétitivité-coût en allégeant les charges sur les salaires peut faire partie de la solution. Mais cette option n’enverra pas forcément aux entreprises les bons signaux et n’entraînera pas nécessairement une baisse de leurs prix de vente ou une augmentation des embauches : des gains d’aubaine sont inévitables, et la plus grande aisance financière est susceptible de profiter aux actionnaires autant qu’aux clients ou aux salariés. Les allègements de cotisations sociales peuvent être ciblés, sur certains niveaux de rémunération, mais ils ne peuvent pas être sectoriels, ni conditionnels, au risque de violer les règles européennes de la concurrence.

Il convient également d’inciter et d’aider les entreprises françaises à moderniser leurs capacités d’offre. La nouvelle Banque publique d’investissement peut y contribuer, en finançant des projets prometteurs. Mais on peut également jouer sur la fiscalité des bénéfices des sociétés, notamment en recourant aux incitations à l’investissement et à la recherche que permettent les crédits d’impôt et règles d’amortissement : c’est un moyen de jouer plus directement sur les incitations des entreprises et de conditionner les soutiens publics à des comportements susceptibles d’améliorer leur compétitivité.

La fiscalité écologique, levier de compétitivité soutenable

Sur quels prélèvements basculer le coût de ces allègements au profit des entreprises ? Les discussions sur les mérites et inconvénients respectifs de la TVA et de la CSG abondent. Contentons-nous de rappeler ici que la TVA a été créée pour anticiper la baisse des protections tarifaires, à laquelle elle se substitue très efficacement sans discriminer sur le marché national entre produits nationaux et importations, mais en exonérant les exportations : une hausse de TVA ne diffère donc guère d’une dévaluation, avec des avantages et des inconvénients très similaires, notamment en ce qui concerne le caractère non coopératif au sein de la zone euro. Mais rappelons aussi (voir notre post de juillet 2012) que la consommation est aujourd’hui relativement moins taxée en France qu’il y a quelques années, et moins que chez nombre de nos partenaires européens.

Recourir à une véritable fiscalité écologique aurait, au regard des autres options de financement des allègements, le grand avantage de favoriser les secteurs les moins polluants et les moins dépendants des énergies fossiles – amoindrissant du même coup nos problèmes de soldes extérieurs, pour partie imputables à nos importations d’énergie – et de mettre en place les bonnes incitations de prix et de coûts, tant pour les entreprises que pour les consommateurs. En particulier, engager sérieusement la transition énergétique suppose que l’on institue une fiscalité carbone ambitieuse, mieux conçue que celle qui, en 2009, a fait l’objet d’une censure du Conseil constitutionnel. Sa création, et son entrée en vigueur progressive, doivent être accompagnées d’une réforme des prélèvements directs sur les revenus des ménages et des principales allocations sous conditions de ressources, pour éviter les « usines à gaz » de compensation (cf. l’article dans l’ouvrage « Réforme fiscale », avril 2012).

Un « choc de compétitivité » donc, mais surtout un « pacte de compétitivité soutenable », qui incite les entreprises française à s’engager sur les bons sentiers, ceux des choix d’avenir.


[1] Voir notamment le post du 20 juillet 2012.




Faut-il faire payer par les ménages un choc de compétitivité ?

par Henri Sterdyniak

La France souffre d’un problème industriel. Sa balance courante est passée d’un excédent de 2,6 % du PIB en 1997 à un déficit de 1 en 2007, puis de 2 % en 2012 alors que l’Allemagne passait d’un déficit de 0,4% de son PIB en 1997 à un excédent de 5,7. La question du redressement productif de la France est posée. Faut-il organiser un transfert important des ménages aux entreprises pour un choc de compétitivité ou pour redresser le taux de marge des entreprises ? Nombreux sont ceux qui préconisent un tel choc (dont le MEDEF, mais aussi la CFDT). Il s’agirait de réduire les cotisations sociales employeurs (d’au moins 30 milliards d’euros) et d’augmenter en contrepartie les prélèvements portant sur les ménages. Cette question est analysée de façon détaillée dans la dernière Note de l’OFCE (n°24 du 30 octobre 2012).Quelle mesure ?

Il ne saurait être question de réduire des cotisations sociales des salariés car celles-ci ne financent que des prestations retraite et chômage, donc des prestations contributives qui dépendent des cotisations versées et ne peuvent être financées par l’impôt. Seules, les cotisations employeurs destinées à la famille ou à l’assurance-maladie peuvent être diminuées. Encore faut-il trouver une ressource de remplacement, la TVA ou la CSG ?

En fait, il y a guère de différence entre une hausse de la CSG et une hausse de la TVA. Dans les deux cas les ménages doivent perdre du pouvoir d’achat. Dans le cas d’une hausse de la TVA, ce serait par la hausse des prix. Toutefois l’inflation se répercute automatiquement sur le SMIC et les prestations sociales et, après négociations salariales, sur les salaires, de sorte que le gain de compétitivité/rentabilité des entreprises risque d’être temporaire, sauf si les indexations étaient suspendues. Au contraire, les victimes de la hausse de la CSG ne pourraient profiter de mécanismes automatiques d’indexation et devraient accepter la baisse de leur pouvoir d’achat. Utiliser la CSG permet une mesure plus durable.

Le grand enjeu sur le plan macroéconomique est celui de  la réaction des entreprises qui devront arbitrer entre maintenir leurs prix pour reconstituer leurs marges ou baisser leurs prix pour gagner en compétitivité.

Plaçons-nous dans un pays où le PIB vaut 100, qui exporte et importe 25. La part des salaires (y compris les cotisations sociales) et la consommation vaut 80 ; la part des profits et de l’investissement est 20. A court terme, les salaires et les retraites sont fixes. La réforme consiste à baisser de 5 le montant des cotisations employeurs (soit 5% du PIB), en augmentant d’autant la CSG. Deux scénarios peuvent être retenus selon la politique de fixation de prix des entreprises.

Dans le premier cas, les entreprises maintiennent leurs prix et augmentent leurs marges. Ex post, il n’y a aucun gain de compétitivité mais bien une hausse de la rentabilité des entreprises. Les salaires subissent une perte de 6,25 % de leur pouvoir d’achat (soit 5/80). La relance de l’investissement compensera-t-elle la baisse de la consommation ? Prenons des hypothèses standards, soit une propension à consommer les salaires de 0,8 ; à investir les profits  de 0,4 ; un multiplicateur de 1. Le PIB baisse à court terme de 2 % et l’emploi chute d’abord puis peut se rétablir à terme grâce à la substitution travail/capital. La mesure est coûteuse en pouvoir d’achat et le gain en emploi n’est pas assuré.

Dans le deuxième cas, les entreprises répercutent totalement la baisse des cotisations dans leur prix à la production, qui baissent de 5 % ; les prix à la consommation diminuent de 4 % (car les prix des produits importés restent stables). Le pouvoir d’achat des salaires ne baisse que de 1%. Les gains de compétitivité sont de 5%. Les gains en commerce extérieur compenseront-ils la baisse de la consommation ? Avec des élasticité-prix à l’exportation de 1 et à l’importation de 0,5, le PIB augmente de 1,25% . La mesure est moins douloureuse.

Faut-il le faire ?

Le gouvernement devra demander aux ménages d’accepter une baisse de leurs revenus, alors même que ceux-ci ont déjà perdu 0,5 % de pouvoir d’achat en 2012, que la consommation stagne en 2011 et 2012, que la France est en situation de récession, que la demande est déjà trop faible.

La France doit-elle s’engager dans la stratégie allemande : gagner de la compétitivité au détriment du pouvoir d’achat des ménages sachant que cette stratégie est perdante au niveau de la zone euro ? Certes, ceci remplacerait la dévaluation aujourd’hui impossible dans la zone euro, mais nuirait à nos partenaires européens (qui pourraient réagir de même à notre détriment) et ne garantirait pas de gains de compétitivité vis-à-vis des pays hors zone euro, ces derniers dépendant surtout de l’évolution du taux de change de l’euro. Une telle mesure ne remplace pas une réforme de l’organisation de la politique économique de la zone euro. Enfin, il faut du temps pour que les gains de compétitivité se traduisent en reprise de la croissance. Ainsi, de 2000 à 2005, la croissance française a été de 7,8% (1,55% par an), la croissance allemande de 2,7% (0,55% par an). La France peut-elle se permettre de perdre encore 5 points de PIB ?

La France est dans une situation intermédiaire entre les pays du Nord qui ont réalisé de forts gains de compétitivité au détriment du pouvoir d’achat et les pays du Sud qui ont connu des hausses de salaires excessives. En base 100 en 2000, le niveau du salaire réel en 2011 est à 97,9 en Allemagne, à 111,2 en France (soit une hausse de 1% par an, correspondant aux gains tendanciels de compétitivité du travail). Qui est dans l’erreur ? Faut-il que l’on demande à tour de rôle aux salariés des pays de la zone euro de gagner en compétitivité sur les salariés des pays partenaires en acceptant des baisses de salaires ?

Le taux de marge des entreprises françaises était de 29,6 % en 1973. Il a chuté à 23,1 % en 1982, puis s’est redressé à 30,2 % en 1987.  Il était de 30,8 % en 2006, soit un niveau satisfaisant. La baisse  survenue depuis (28,6 % en 2011) s’explique par la chute de l’activité et la rétention de main-d’œuvre. Elle n’a pas été causée par la hausse de la fiscalité ou des augmentations excessives des salaires. Globalement, la part des profits est revenue à un niveau historiquement satisfaisant. Mais en 1973, la FBCF était de l’ordre des profits, alors qu’elle est plus basse de 3 points de valeur ajoutée actuellement et que la part des dividendes nets versés a nettement augmenté. Quels engagements prendraient les entreprises en termes d’investissement et d’emploi en France en échange d’une mesure qui augmenterait fortement leurs profits ? Comment éviter qu’elles n’augmentent leurs dividendes ou leurs investissements à l’étranger ?

Recourir ainsi à la dévaluation interne suppose que la France souffre essentiellement d’un déficit de compétitivité-prix. Or, la désindustrialisation a, sans doute, d’autres causes plus profondes. Les entreprises préfèrent se développer dans les pays émergents ; les jeunes refusent les carrières industrielles mal rémunérées, dont l’avenir n’est pas assuré ; la France ne réussit ni à protéger ses industries traditionnelles, ni à se développer dans les secteurs innovants ; le secteur financier a préféré les joies de la spéculation au financement de la production et de l’innovation, etc. Ceci ne serait pas résolu par une dévaluation interne.

La France a besoin d’un sursaut industriel, Il faut mettre en œuvre une autre stratégie : c’est la croissance qui doit reconstituer les marges des entreprises ; c’est la politique industrielle (via la Banque publique d’investissement, le Crédit impôt-recherche, les pôles de compétitivité, le soutien aux entreprises innovantes comme à certains secteurs menacés et la planification industrielle) qui doit assurer le redressement productif. Celui-ci doit être financé par la BPI dont les capacités d’action doivent être suffisantes et les critères d’intervention précisés.

 

 




Les projets fiscaux de François Hollande

par Henri Sterdyniak

 

La réforme fiscale est un des thèmes importants du programme de François Hollande. L’objectif affiché est d’aller vers une fiscalité plus juste, pesant plus sur les grandes entreprises, le système financier et les ménages aisés, moins sur les PME et les classes moyennes, en revenant sur les réductions d’impôt que le Président Sarkozy (et même le Président Chirac) ont effectuées depuis 10 ans, en particulier sur la loi TEPA. En même temps, il s’agit d’augmenter le taux de prélèvements obligatoires (TPO) pour réduire le déficit public, en limitant la pression sur les dépenses publiques (puisque François Hollande reprend les objectifs du précédent gouvernement en matière de réduction du déficit). Augmenter les impôts sur les plus riches, les banques, les grandes entreprises devrait permettre de limiter l’impact de cette réduction du déficit public sur la demande. 

Cependant, si le gouvernement Fillon a effectivement réduit les prélèvements obligatoires de 2007 à 2010, il les a fortement augmentés en 2011 et 2012 (tableau 1), en particulier sur les revenus du capital (tableau 2). Il va être difficile d’aller au-delà. D’ailleurs, le Rapport préparatoire au débat d’orientation des finances publiques de juillet 2012 ne prévoit qu’une hausse de 44,8 % à 46,5 % durant le quinquennat (soit 1,7 point de PIB, environ 35 milliards d’euros), sachant que la Loi de finances rectificative (LFR) de juillet 2012 comporte déjà des hausses à hauteur de 19 milliards d’euros (en année pleine). Le gouvernement doit marcher sur une crête étroite entre les préoccupations de justice sociale et celles de préservation de la demande des ménages, celles de compétitivité des entreprises et de santé financière des banques et le risque d’évasion à l’étranger des plus riches.

 

Les mesures de hausses d’impôt déjà prises ou annoncées par le nouveau gouvernement représentent 20 milliards d’euros en année pleine (voir tableau 3). Elles ont permis de rendre notre système fiscal plus juste, en augmentant la taxation des revenus du capital, en supprimant des niches fiscales ou sociales injustifiées, en luttant contre l’optimisation fiscale, en augmentant la taxation des successions. Seule la suppression des exonérations des heures supplémentaires touche les classes populaires et moyennes et risque d’avoir un effet important sur la consommation, mais ces exonérations constituaient une niche fiscale et sociale économiquement contestable et brisaient l’universalité de la CSG.

Toutefois, le rétablissement du barème antérieur de l’ISF, mais sans bouclier fiscal, aboutit à des prélèvements importants sur certains ménages que le Conseil constitutionnel n’a accepté qu’à titre temporaire : l’ISF devra être repensé. Du point de vue de l’équité fiscale, il  serait souhaitable qu’il frappe ceux qui échappent à l’IR : les propriétaires de l’appartement qu’ils habitent et  les bénéficiaires de plus-values non-réalisées.

Le taux de l’IR à 45 % est élevé ; s’appliquant à des revenus salariaux qui ont déjà été soumis à la CSG et aux cotisations maladie et famille, la taxation globale s’élève à 60 %, niveau qui n’existe qu’en Belgique et en Suède. Le taux de 75% est lui exorbitant par rapport aux taux étrangers. Il marque une volonté politique de lutter contre l’étirement de la hiérarchie salariale et contre des salaires jugés exorbitants comme ceux de certains chefs d’entreprise et de traders. Une réforme alternative serait de sanctionner, par une taxe spécifique, les entreprises qui distribuent des revenus supérieurs à un certain niveau (20 fois le salaire minimum dans leur entreprise) et de demander que ces revenus soient explicitement autorisés par l’assemblée des actionnaires. Ceci serait cohérent avec la décision déjà prise par le gouvernement de plafonner à ce niveau (environ 450 000 euros par an) le salaire des dirigeants des entreprises publiques. L’objectif n’est pas tant de rapporter de l’argent aux finances publiques que de décourager fortement les entreprises de verser des rémunérations excessives.

Reste une quinzaine de milliards d’euros à trouver pour satisfaire aux objectifs fiscaux du quinquennat, parmi un ensemble de mesures envisageables qui pourrait rapporter jusqu’à 40 milliards d’euros, frappant surtout les ménages.

Ces mesures poseront toutes des questions d’acceptabilité par les personnes concernées, que ce soit les retraités, les fonctionnaires, les non-salariés. Leur impact sur la consommation risque d’être important. Imposer à la CSG-CRDS les loyers fictifs des propriétaires-occupants pourrait rapporter plus de 10 milliards d’euros mais serait très impopulaire. Remettre en cause certaines avantages fiscaux des revenus du capital (exonération des PEA et de l’assurance-vie, l’abattement forfaitaire sur les dividendes) pourrait rapporter 2 milliards d’euros. La remise en cause de la TVA à taux réduit des hôtels, cafés, restaurants rapporterait à elle seule 5 milliards d’euros. Faut-il procéder par petites touches, au risque d’accumuler les mécontentements ? Faut-il une grande réforme abolissant toutes les niches fiscales afin de revoir à la baisse les taux du barème ?

En ce qui concerne les entreprises, le gouvernement a renoncé à remettre en cause le crédit impôt-recherche ou les exonérations de cotisations sociales employeurs. La hausse de la taxation des plus-values à long terme sur les titres de participation, une remise en cause de la déductibilité des charges d’intérêt à l’IS et la lutte contre l’optimisation fiscale pourraient rapporter 5 milliards d’euros, prélevés surtout sur les grandes entreprises.

Faut-il ajouter à l’objectif de réduire le déficit public celui de donner un choc de compétitivité aux entreprises, soit 40 milliards d’euros de réduction de cotisations employeurs, qu’il faudrait là aussi prélever sur les ménages par une hausse de 3,5 points de la CSG, au risque de peser lourdement sur la consommation ? La stratégie la plus prudente serait sans doute de retarder l’objectif de réduction du déficit et de consacrer certains des  gains obtenus par l’alourdissement de la fiscalité sur les ménages aisés à la réduction des cotisations employeurs.