Dette italienne : plus de peur que de mal ?

par Céline Antonin

Le spectre d’une crise de la dette souveraine en Italie fait trembler la zone euro. Depuis leur arrivée au pouvoir, Matteo Salvini et Luigi di Maio multiplient en effet les déclarations fracassantes en matière budgétaire, montrant leur volonté de s’abstraire du cadre budgétaire européen qui prône le retour à l’équilibre selon des règles précises[1]. Ainsi, l’annonce d’un dérapage budgétaire lors de la publication de la mise à jour du Document économique et financier fin septembre 2018 a attisé la nervosité des marchés financiers et déclenché une nouvelle hausse des taux obligataires (graphique).

Pour autant, faut-il céder à la panique ? La question cruciale est celle de la soutenabilité de la dette publique italienne. A l’horizon 2020, la situation de la troisième économie de la zone euro est moins dramatique qu’il n’y paraît. En stabilisant le taux d’intérêt au niveau de fin septembre 2018, la dette publique serait largement soutenable. Elle décroîtrait en 2019, passant de 131,2 % à 130,3 % du PIB. Etant données nos hypothèses[2], seule une très forte et durable remontée des taux d’intérêt obligataires, supérieure à 5,6 points conduirait à une hausse du ratio d’endettement public. Autrement dit, il faudrait que le taux obligataire dépasse le niveau atteint au paroxysme de la crise des dettes souveraines de 2011. Si une telle situation devait se produire, il serait difficile de croire que la BCE n’interviendrait pas pour rassurer les marchés et éviter une contagion à la zone euro.

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Une impulsion budgétaire fortement positive en 2019

L’évolution du ratio d’endettement public dépend fortement des hypothèses que l’on retient. Il est fonction du solde des administrations publiques, du taux de croissance du PIB, du déflateur, et du taux d’intérêt apparent sur la dette publique (voir formule de calcul infra).

En matière budgétaire, malgré leurs dissensions, les deux partis composant le gouvernement italien (La Ligue et le Mouvement 5 Etoiles) semblent au moins s’accorder sur un point : la nécessité de desserrer la contrainte budgétaire et de relancer la demande. Le contrat de gouvernement, publié en mai 2018, était d’ailleurs sans équivoque. Il annonçait un choc fiscal d’un montant approximatif de 97 milliards d’euros sur 5 ans, soit 5,6 % du PIB sur la durée du quinquennat. Mais bien que les mesures aient été progressivement revues à la baisse, le projet présenté au Parlement italien prévoit un déficit public de 2,4 % du PIB pour 2019, loin de l’objectif initial de 0,8 % inscrit dans le Pacte de stabilité et de croissance transmis à la Commission européenne le 26 avril 2018. Nous faisons l’hypothèse que le budget 2019 sera adopté par le Parlement, et que le déficit sera bien de 2,4 % du PIB. Ainsi, nous anticipons une impulsion budgétaire positive de 0,7 point de PIB en 2019. Cette impulsion se décompose comme suit :

– Une baisse des prélèvements obligatoires de 5 milliards, soit 0,3 point de PIB, liée à l’introduction progressive de la « flat tax » à 15 % pour les PME, une mesure défendue par la Ligue. L’extension de la « flat tax » à l’ensemble des entreprises et aux ménages a été repoussée à plus tard dans le mandat, sans autre précision ;

– Une hausse des dépenses publiques, que l’on chiffre globalement à 7 milliards d’euros, soit 0,4 point de PIB. Citons d’abord la mesure emblématique du Mouvement 5 Etoiles, l’introduction d’une pension de citoyenneté (en janvier 2019) et d’un revenu de citoyenneté (en avril 2019), pour un montant total estimé à 10 milliards d’euros. La pension de citoyenneté sera destinée à compléter la pension de tous les retraités pour la porter à 780 euros par mois. Pour les actifs, le principe sera similaire – compléter le salaire à hauteur de 780 euros –, mais sous conditions : ils devront néanmoins s’engager à suivre une formation et à accepter au moins une des trois premières propositions d’emploi qui leur seront présentées par le Centre pour l’emploi. La révision de la réforme des retraites, qui prévoit la « règle des 100 », permettra en outre le départ à la retraite lorsque la somme entre l’âge et les années travaillées atteint 100, sous certaines conditions. Cela devrait coûter 7 milliards d’euros en 2019. Enfin, un fonds d’investissement de 50 milliards d’euros est prévu sur 5 ans ; nous inscrivons pour notre part une hausse de l’investissement public de 4 milliards d’euros en 2019. Pour financer la hausse des dépenses sans accroître le déficit public au-delà de 2,4 %, le gouvernement devra donc économiser 14 milliards d’euros, soit l’équivalent de 0,8 point de PIB. Pour l’instant, ces mesures sont très imprécises (poursuite de la rationalisation des dépenses et mesures d’amnistie fiscale).

Pour 2020, le gouvernement italien annonce une baisse du déficit public à 2,1 % du PIB. Or, pour arriver à ce chiffre, étant données nos hypothèses de croissance, cela nécessiterait d’inscrire une politique budgétaire légèrement restrictive, ce qui est peu crédible. Par conséquent, nous supposons une politique budgétaire quasi-neutre en 2020, qui se traduit par un maintien du déficit à 2,4 % du PIB.

Avec une impulsion budgétaire très positive en 2019, la croissance annuelle (1,1 %) serait supérieure à celle de 2018. Cette accélération est plus visible en glissement annuel : au quatrième trimestre 2019, la croissance est de 1,6 %, contre 0,6 % au quatrième trimestre 2018. La croissance, certes faible, reste néanmoins supérieure à la croissance potentielle (0,3 %) en 2019 et 2020. En effet, l’écart de production (output gap) est toujours creusé et entraîne un rattrapage de 0,4 point de PIB par an. Ainsi, la croissance spontanée[3] atteint 0,7 point de PIB en 2019 et 2020. Par ailleurs, nous anticipons une impulsion budgétaire beaucoup plus forte en 2019 (0,7 point de PIB) par rapport à 2020 (0,1 point de PIB). Les autres chocs, comme le prix du pétrole ou la compétitivité-prix, sont en revanche plus positifs ou moins négatifs en 2020 qu’en 2019.

L’évolution du ratio d’endettement public dépend également de l’évolution du déflateur du PIB. Or, les prix restent contenus en 2019 et 2020, notamment sous l’effet de la modération salariale. Ainsi, la croissance nominale avoisinerait les 2 % en 2019 et 2020.

Enfin, nous supposons que les taux d’intérêt sur la dette restent au niveau de début octobre 2018. Etant donnée la maturité de la dette publique (sept ans), la remontée des taux inscrite en prévision pour 2019 et 2020 est très progressive.

Baisse de la dette publique jusqu’en 2020

Sous toutes ces hypothèses, la dette publique baisserait continûment jusqu’en 2020, passant de 131,2 % en 2018 à 130,3 % du PIB en 2019, puis à 129,5 % en 2020 (tableau). Etant données nos hypothèses, la dette publique décroîtra en 2019 si le taux d’intérêt apparent reste inférieur à 3,5 % du PIB, autrement dit si la charge d’intérêt rapportée au PIB est inférieure à 4,5 %.

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Or, pour que les taux d’intérêt apparents sur la dette passent de 2,7 % en 2018 à 3,5 % en 2019, étant donnée la maturité de la dette de 7 ans, il faudrait que le taux d’intérêt demandé par les marchés s’accroisse d’environ 5,6 points en moyenne sur l’année, et ce, pendant un an. Même si l’on ne peut exclure ce scénario, il semble certain que la BCE interviendrait pour permettre à l’Italie de se refinancer à moindre coût et éviter une contagion.

Reste que même si les taux d’intérêt n’atteignent pas ce niveau, toute nouvelle hausse des taux d’intérêt limitera davantage les marges de manœuvre budgétaires du gouvernement italien, ou conduira à un accroissement du déficit plus fort que prévu. Par ailleurs, le déficit prévu par le gouvernement s’appuie sur une hypothèse optimiste de croissance du PIB de 1,5 % en 2019 ; or si la croissance est plus faible, le déficit pourrait davantage se creuser, attisant la nervosité des marchés et des investisseurs, et mettant en péril la soutenabilité de la dette.

[1] L. Clément-Wilz (2014), « Les mesures « anti-crise » et la transformation des compétences de l’Union en matière économique », Revue de l’OFCE, 103.

[2] Pour davantage de détails, on pourra se reporter à la prévision 2018-2020 pour l’économie mondiale, Revue de l’OFCE, à paraître (octobre 2018).

[3] La croissance spontanée, pour une année donnée, se définit comme la somme de la croissance potentielle et de la fermeture de l’écart de production.




Promoting the Energy Transition Through Innovation

by Lionel Nesta, Elena Verdolini, and Francesco Vona

With the striking exception of the USA, countries around the world are committed to the implementation of stringent targets on anthropogenic carbon emissions, as agreed in the Paris Climate Agreement. Indeed, for better or for worse, the transition towards decarbonisation is a collective endeavour, with the main challenge being a technological one. The path from a fossil-based to a sustainable and low-carbon economy needs to be paved through the development and deployment of low-carbon energy technologies which will allow to sustain economic growth while cutting carbon emissions.

Unfortunately, not all countries have access to the technologies which are necessary for this challenging transition. This in turn casts serious doubts on the possibility to achieve deep decarbonisation. Developed countries accumulated significant know-how in green technologies in the last decades, but most of developing and emerging countries do not have strong competences in this specific field. Yet, it is in these latter countries that energy demand, and hence carbon emissions, will increase dramatically in the years to come. The issue at stake is how to reconcile the need for a global commitment to the energy transition with the reality of largely unequal country-level technological competences.

Public R&D investments play an important role in the diffusion and deployment of low-carbon technologies. Public investment in research is the oldest way by which countries have supported renewable energy technologies. For instance, following the two oil crises of the 1970s, the United States invested a significant amount of public resources in research and development on wind and solar technologies, with a subsequent increase of innovation activities in these fields. The same pattern can be observed in the last two decades in Europe, where solar, wind and other low carbon technologies have been supported by public money. But innovation policies and R&D investments are only one of the possible ways in which governments can stimulate low-carbon innovation.

Environmental policies are another way to stimulate clean innovation, which comes as an additional pay-off of emissions reduction. Usually, governments rely on two different types of environmental policy instruments: command-and-control policies, such as emission or efficiency standards, and market-based policies, such as carbon taxies or pollution permits. The former put a limit on the quantity of pollutant that firms and consumers can emit. The latter essentially work by putting an explicit price on pollution. Both types of instruments have the direct effect of lowering carbon emission in the short term. In the longer term, they also have the indirect effect of promoting low-carbon innovation. This is because they make it worth for firms to bring to the market new, improved technologies. Over the past decades, countries have implemented different low-carbon policy portfolios, namely a combination of different policy instruments to foster the development and deployment of low-carbon technologies. The combination of R&D, command-and-control and market-based policies varies greatly across countries.

A crucial question often debated in the literature is : which policy instrument is more effective in promoting innovation in renewable technologies vis-à-vis innovation in efficient fossil-based technologies ? Importantly, low-carbon innovation can refer either to renewable technologies, which effectively eliminate carbon emissions from production processes, or to more efficient fossil-based technologies, which decrease the content of carbon per unit of production. Favouring the former type of innovation over the latter is strategically important in the long-run: renewable technologies allow to completely decouple economic growth from carbon emissions. Conversely, fossil-based technologies may give rise to rebound effects, namely increase in overall energy demand (and possibly also in overall emissions) because they make it cheaper to use fossil inputs.

A recent study by Nesta et al. (2018) shows that certain combinations of research and environmental policy instruments are more effective in promoting renewable energy innovation than others. More specifically, there is no ‘one-fits-all’ solution when it comes to choosing the optimal combination of market-based or command-and-control environmental policies. Au contraire, to be effective in promoting renewable innovation, policy portfolios need to be tailored to the specific capability of each country. The study relies on data on innovation in low-carbon and fossil-based technologies in OECD countries and large emerging economies (Brazil, Russia, India, China, South Africa and Indonesia, BRIICS) over the years 1990-2015. The authors apply an empirical methodology that allows to test how effective each “policy mix” is in promoting innovation, depending on the level of specialization of each country in terms of green innovation.

The analysis shows that there are three different regimes of low-carbon specialization. The first one characterizes those countries with extremely low competences in green technologies as compared to fossil-based technologies. This accounts for about half of the observations in the study, including the BRICS countries. In this case, the research suggests, the only effective way to promote the redirection of technological expertise towards green technologies is through direct investment in low carbon R&D.

The second regime does come into play until a country shows enough specialization in green technologies. In this regime, environmental policies start to become effective in further consolidating the green technological specialization. The successful innovation strategy in this case is that which combines command-and-control policy instruments – which lower the incentives associated with fossil innovation – with market-based policies – which increase the incentives associated with green innovation.

The third regime is characterized by a substantial specialization in green know-how. This regime includes only 12 percent of the observations in the study. In this last case, market-based instruments alone are effective in sustaining green innovation vis-à-vis innovation in fossil technologies.

Countries which tailor their policy portfolio based on their level of competencies will be more successful in promoting renewable innovation. A clear example of the dynamics behind this finding is illustrated by Denmark. In the pre-Kyoto period, Denmark had not yet reached the required level of expertise in renewable energy. The country continued to invested heavily in building such expertise through significant investments in renewable research and innovation. As a result, Denmark moved to the second regime. At that point, the country strengthened both command and control and market-based policy instruments, further promoting renewable innovation vis-à-vis innovation in fossil-based technologies. This resulted in an even higher level of competencies in renewables, bringing Denmark to the third regime. The country was then in a position to switch away from command-and-control instruments and simply rely on market-based instruments to promote renewable innovation.

Countries which fail to tailor their policy portfolio are not successful in promoting renewable energy innovation. For instance, France represents a case of failure, as illustrated by our results. The lack of an adequate market-based support for renewables in the nineties led to the full dissipation of the French early advantage in these technologies. Indeed, France was the only country that is in the third regime in the first period and was then in an ideal position to implement ambitious policies before other countries, thus keeping its relative technological advantage. Instead, the country chose to fully specialize in nuclear energy. This eroded France’s capability in renewable energy innovation. This implies that France cannot simply rely on market-based instruments to successfully promote renewable innovation nowadays.

These results are of interest for emerging economies, and suggest that countries like Brazil, Russia, India, Indonesia, China and South Africa should be less timid in strengthening the stringency of both types of policy instruments, because they are well positioned to fully benefit from the innovation incentives. Fast-developing countries desperately need to build innovative capacity in renewable energy technologies and promote their diffusion. Apart from India and, to a lesser extent, Indonesia, all countries have built a satisfactory level of expertise in renewables. This calls for the implementation of both market-based and command-and-control policy instruments as means to embark on a virtuous renewable innovation circle. China stands out due to a high level of expertise in green technologies. Overall, their level of expertise in renewables is such that they would be in the position to fully benefit from the innovation incentives associated with more stringent mitigation policies in support of the energy transition.

 




CICE : des effets faibles sur l’activité économique, modérés sur l’emploi

par Nicolas Yol et Bruno Ducoudré

Six années après sa mise en place par le gouvernement de Jean-Marc Ayrault, le Crédit d’impôt compétitivité emploi (CICE) sera transformé en baisses de cotisations sociales patronales dès janvier 2019. Les travaux d’évaluation de ce dispositif fiscal d’ampleur (1 point de PIB reversé aux entreprises sous forme d’un crédit d’impôt assis sur la masse salariale) se poursuivent néanmoins. Les premiers travaux d’évaluation se sont concentrés sur les effets microéconomiques du CICE. Ces travaux ne permettent toutefois pas de saisir l’ensemble des mécanismes en jeu et des effets induits par la mise en œuvre du CICE. Ils ne prennent pas en compte au moins trois mécanismes importants : les effets de bouclage macroéconomique du CICE ; les effets dus à la mise en place de mesures pour le financer (hausses de taxes et économies de dépenses publiques) ; les effets du CICE reçus par une entreprise sur les autres entreprises via les modifications de prix des consommations intermédiaires. À la demande de France Stratégie, l’OFCE a donc réalisé une évaluation des impacts macroéconomiques du CICE sur la période 2013-2015, en intégrant les résultats des évaluations sur données microéconomiques, et sera amené à poursuivre ses travaux sur cette question au cours des prochains trimestres. Nous présentons ici les principales hypothèses et résultats de ce premier rapport.

Une mesure s’apparentant à une baisse du coût du travail

Le CICE est un avantage fiscal consistant à accorder aux entreprises un crédit d’impôt, ce dernier étant calculé sur la part de la masse salariale n’excédant pas 2,5 SMIC. Autrement dit, toute entreprise employant au moins un salarié rémunéré en-dessous de 2,5 SMIC est éligible au dispositif. Pour un taux de CICE de 6 %, une entreprise bénéficiera d’un crédit d’impôt représentant 6 % de sa masse salariale éligible[1]. Ce dispositif implique que la quasi-totalité des entreprises peut bénéficier du CICE, à des degrés divers selon la structure de leur masse salariale. Ainsi, les entreprises évoluant dans des secteurs d’activité particuliers (par exemple à très haute valeur ajoutée) sont peu exposées au CICE dans la mesure où leurs salariés sont pour la plupart rémunérés au-dessus du seuil de 2,5 SMIC, alors que d’autres bénéficieront très largement du dispositif.

Dans sa forme actuelle, le CICE est un dispositif de baisse du coût du travail assez singulier pour deux raisons. Premièrement, il s’agit d’un avantage fiscal induisant une baisse indirecte du coût du travail, qui se matérialise par une baisse de l’impôt sur les bénéfices versé par les entreprises (IS). Par conséquent, il diffère des dispositifs habituellement utilisés pour réduire le coût du travail de façon plus explicite, tels les allègements de cotisations (ex : allègements généraux dits « allègements Fillon »). Deuxièmement, la créance correspondant à la masse salariale éligible de l’année t est imputée sur l’IS à partir de l’année t+1 pour les entreprises bénéficiaires, d’où un décalage de trésorerie rendant peu visible l’impact sur le coût du travail[2]. Pour ces raisons, toutes les entreprises n’ont pas immédiatement modifié leur comportement en termes de recrutement et de politique de prix.

De quels effets parlons-nous ?

La baisse du coût du travail résultant du CICE peut avoir plusieurs effets sur les entreprises. Ces dernières peuvent ainsi répercuter le CICE sur leurs prix afin de réaliser des gains de parts de marché à l’étranger, se traduisant également par un recul des importations sur le marché français. Concernant le marché du travail, le CICE peut être utilisé comme une opportunité de favoriser le facteur travail par rapport au facteur capital, dans la mesure où le prix relatif du premier devient moins élevé. Une hausse de l’emploi stimule le revenu des ménages, leur consommation et la demande adressée aux entreprises (effet de bouclage macroéconomique). Un phénomène de redistribution sous forme d’augmentations de salaires est également envisageable, notamment dans les secteurs où les salariés sont en mesure de capter une partie des montants versés aux entreprises. Dans les cas où le CICE n’est pas répercuté sur les prix, les salaires ou les embauches, il peut alors contribuer à augmenter les marges, les investissements ou les dividendes[3].

Une limite importante du CICE a trait aux mesures fiscales et budgétaires qui ont accompagné sa mise en place. En effet, des hausses d’impôts indirects (TVA, fiscalité écologique) ainsi que des économies de dépenses publiques ont été réalisées pour couvrir le coût du dispositif. Ces efforts budgétaires s’élevant à près de 20 milliards d’euros exercent des contraintes fortes sur la demande des ménages et des administrations publiques. L’impact récessif sur la demande adressée aux entreprises est susceptible de limiter fortement l’efficacité du CICE sur les embauches, d’autant plus que les effets d’offre peuvent être longs à se matérialiser. Ainsi, les entreprises ne répercutent pas nécessairement instantanément le crédit d’impôt sur leurs prix ou leur demande de travail, alors que l’effet récessif de la fiscalité est immédiat[4]. En considérant à la fois les effets stimulants du CICE (principalement sur l’offre) et les effets récessifs (principalement sur la demande), il est difficile d’estimer a priori les impacts de cette mesure sur l’économie dans son ensemble. Notre étude consiste précisément à quantifier les effets macroéconomiques du CICE en tenant compte des contraintes exercées par son financement.

Des effets modérés sur l’emploi, faibles sur le PIB

Dans le cadre de notre étude, nous avons simulé les impacts macroéconomiques du CICE à partir du modèle e-mod.fr de l’OFCE. Afin d’assurer une calibration du modèle[5] aussi précise que possible, nous avons utilisé les résultats obtenus à partir de données d’entreprises par une équipe de chercheurs du TEPP[6]. L’utilisation de ces résultats microéconomiques permet également de prendre en compte la réaction des entreprises vis-à-vis du CICE dans notre modèle, puisque nous considérons le dispositif comme une baisse du coût du travail.

L’équipe du TEPP trouve deux résultats microéconomiques significatifs concernant les créations d’emplois associées au CICE, un résultat « bas » et un résultat « haut », mais qui ne tiennent pas compte des efforts budgétaires et des effets de bouclage macroéconomique. Nous simulons donc deux évaluations, auxquelles nous intégrons également un résultat positif sur les salaires mis en avant par la même équipe du TEPP.

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Le graphique 1 montre que les effets du CICE sont contrastés selon le scénario considéré. Lorsque l’évaluation « basse » est simulée, nos résultats chiffrent les créations d’emplois à 110 000 à l’horizon 2015, alors que les résultats de l’évaluation « haute » sont trois fois supérieurs. Toutefois, l’évaluation « haute » semble surestimer les effets du CICE dans la mesure où une baisse du taux de marge des entreprises est observée dans les simulations. Or, le CICE est un dispositif devant permettre aux entreprises de reconstituer leurs marges à court terme, un phénomène plus compatible avec les résultats de notre évaluation « basse ». Dans son rapport 2018, le Comité de suivi de France Stratégie semble par ailleurs privilégier le scénario microéconomique « bas » de l’équipe TEPP, sans pour autant exclure des effets du CICE plus importants sur l’emploi.

Le graphique 2 apporte des informations complémentaires et montre que les effets relatifs au financement du CICE (fiscalité, économies de dépenses publiques) sont importants et contribuent à limiter l’efficacité du dispositif. Les effets du financement étant constants dans les deux évaluations, l’impact du CICE sur le comportement des entreprises en termes de demande de travail est déterminant pour obtenir un effet « net » important sur l’emploi. Autrement dit, les effets d’offre doivent être rapides pour compenser l’impact négatif du financement sur la demande intérieure. Il faut ajouter que les simulations ne prennent en compte qu’un tiers des économies de dépenses publiques, en raison de la disponibilité limitée des données fournies par le TEPP (2013-2015). Par conséquent, le coût du CICE n’est pas totalement couvert dans nos simulations, d’où une impulsion budgétaire positive. Si nous avions pu prolonger nos simulations, les effets négatifs du financement auraient probablement été plus importants.

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Le graphique 3 montre clairement que le mode de financement du CICE détermine grandement la capacité stimulante du dispositif sur l’économie. En considérant que le coût du CICE n’est pas couvert pas des restrictions budgétaires ou des hausses d’impôts, l’effet sur le PIB est important quel que soit le scénario considéré (entre 0,4 % et 0,5 % de PIB, en écart au compte central). En revanche, l’introduction du financement annihile une part significative des effets, la contribution du CICE au PIB devenant quasi-nulle (entre 0,1 % et 0,2  %). Le niveau d’activité rétroagissant sur l’emploi (Okun, 1962), l’efficacité du CICE ne dépend pas seulement de son impact sur le coût du travail, mais également de facteurs affectant la croissance comme la fiscalité ou la dépense publique. Ces résultats témoignent de la nécessité de prendre en compte l’ensemble des canaux de diffusion du CICE à l’économie (effets microéconomiques, bouclage macroéconomique, financement) afin d’évaluer de manière plus exhaustive son impact sur l’économie.

 

[1] Ce taux de 6 % s’appliquera en réductions de cotisations sociales patronales à partir de 2019. Les précédents taux de CICE s’élevaient à 4 % (2013), 6 % (2014, 2015, 2016), 7 % (2017) puis à nouveau 6 % (2018).

[2] Un pré-financement assuré par Banque publique d’investissement (BPI) est toutefois possible. Pour les entreprises ne réalisant pas de bénéfice, la créance CICE est restituée les années suivantes.

[3] Le CICE ne faisant l’objet d’aucune contrepartie, il est en pratique très difficile de connaître de manière directe et précise son utilisation par les entreprises.

[4] En particulier, la hausse de la TVA est effective depuis le 1er janvier 2014.

[5] Pour davantage de détails sur le modèle utilisé, voir l’étude complète.

[6] Voir le rapport de France Stratégie.




Désocialisation des heures supplémentaires: pouvoir d’achat pour les actifs, perte d’emplois pour l’économie

par Bruno Ducoudré et Éric Heyer

Le gouvernement a annoncé le rétablissement des exonérations de cotisations sociales salariales sur les heures supplémentaires effectuées par l’ensemble des salariés, ce qui générerait un gain de pouvoir d’achat pour les ménages d’environ 2 milliards d’euros en année pleine.

Selon le Projet de loi de finances 2019, 8 millions de salariés du secteur privé seraient concernés. Ces derniers effectuent en moyenne 109 heures supplémentaires par an, pour un salaire horaire brut majoré moyen de 17,3 euros. L’exonération de 11,3 % des cotisations salariales générerait un gain de 1,7 milliard d’euros annuel, auquel il faut ajouter 1,2 million de salariés du secteur public, qui bénéficieraient chacun de 160 euros de gain de pouvoir d’achat à l’année, soit près de 200 millions d’euros.

Heyer (2017)[1] avait évalué les effets de la suppression totale des cotisations salariales sur les heures supplémentaires, pour un montant supérieur à 2 milliards d’euros, mais qui ne portait que sur le champ des salariés du secteur privé. La mesure prévue dans le PLF 2019 touche un champ plus large, mais porte sur un montant d’exonérations plus faible pour les salariés du secteur privé (11,3% contre 20,1% retenus dans Heyer, 2017). Le montant attendu de gain de pouvoir d’achat est donc plus faible, d’autant que l’estimation du montant total d’heures supplémentaires (plus de 800 millions d’après les chiffres indiqués dans le PLF 2019) nous paraît élevé.

Quel volume d’heures supplémentaires annuel ?

Deux sources statistiques peuvent être mobilisées afin d’évaluer le nombre d’heures supplémentaires effectuées dans le secteur privé en France. Avec la mise en place de la loi TEPA et jusqu’à son abrogation en 2012, l’ACOSS a suivi trimestriellement le nombre d’heures supplémentaires exonérées. Au cours des derniers trimestres étudiés par l’ACOSS, le nombre d’heures supplémentaires s’élevait en moyenne à 180 millions par trimestre, soit 720 millions en rythme annuel (cf. graphique 1).

Une seconde source existe : à partir de l’enquête ACEMO trimestrielle, la DARES indique depuis 2002, le nombre d’heures supplémentaires déclarées par les salariés à temps complet. Contrairement à la source ACOSS, cette dernière ne couvre que les entreprises de plus de 10 salariés, soit près de 75 % du volume total des heures supplémentaires effectuées. D’après cette source, les salariés à temps complet ont effectué au cours des trois dernières années près de 40 heures supplémentaires en moyenne par an.

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En 2016, selon cette source qui n’inclut pas les entreprises de moins de 10 salariés, cela correspond à un volume annuel de 577 millions d’heures supplémentaires. À champ identique, c’est-à-dire en excluant les entreprises de moins de 10 salariés, au cours de la période 2008-2012 commune aux deux sources, il est notable que l’enquête ACEMO de la DARES surestime le volume annuel d’heures supplémentaires d’environ 10 % par rapport à celui indiqué par l’ACOSS et qui donnait droit à exonération. En tenant compte de cette surestimation et en incorporant un effet « moins de 10 salariés » de 26 % (méthode 1), le volume annuel d’heures supplémentaires dans le secteur privé est estimé à 650 millions en 2016.

Enfin, une autre méthode (méthode 2) consiste à croiser différentes sources pour les effectifs de salariés (Insee, Acoss), les taux de salariés à temps partiel et en forfait jour (Dares, dispositif Acemo) ainsi que le recours aux heures supplémentaires (enquête Ecmoss). Fin juin 2018, on compte 17,6 millions de salariés dans le secteur privé[2], dont 3 millions dans les TPE[3]. Le taux de salariés à temps partiel s’élève à 17,7 % dans les entreprises de 10 salariés et plus[4] et à 28 % dans les entreprises de moins de 10 salariés, ce qui permet d’évaluer à 14,2 millions le nombre de salariés à temps complet dans le secteur privé. Parmi ceux travaillant dans les entreprises de 10 salariés et plus, le taux de salariés dont le temps de travail est décompté sous forme d’un forfait en jours s’élève à 13,7 % (2,2 % des salariés dans les TPE), ce qui laisse 12,5 millions de salariés à temps complet susceptibles d’effectuer des heures supplémentaires rémunérées.

D’après la Dares, en 2015, 49 % des salariés à temps complet ont effectué des heures supplémentaires, en moyenne 109 heures par an et par salarié qui en effectuent. Cela nous permet d‘évaluer le montant total des heures supplémentaires rémunérées à 670 millions, à partir des données les plus récentes disponibles. Ce chiffrage est très proche du précédent sur la base de comparaisons entre les données de l’Acoss et celles de la Dares.

Si nos deux méthodologies convergent sur le nombre d’heures supplémentaires effectuées, nos résultats s’éloignent significativement du chiffrage retenu dans le PLF 2019.

Un impact positif des exonérations sur le recours aux heures supplémentaires

L’exonération de cotisations sociales salariées sur les heures supplémentaires peut également se traduire par une modification des comportements : les salariés seraient plus enclins à accepter de faire des heures supplémentaires puisque celles-ci sont mieux rémunérées. Sur la base des estimations d’Heyer (2017), et en tenant compte du fait que le taux d’exonération prévue dans le PLF 2019 est plus faible, l’exonération de cotisations salariales sur les heures supplémentaires, en les rendant plus attractives pour les salariés, entraînerait une hausse de 4,3 % de celles-ci, soit 28,5 millions d’heures supplémentaires additionnelles (tableau 1).

Quel gain de pouvoir d’achat en attendre ?

Sur la base d’un salaire horaire brut majoré moyen de 17,3 euros, le gain en pouvoir d’achat pour les salariés du secteur privé s’élèverait plutôt à 1,4 milliard d’euros en année pleine, auxquels il faut ajouter 100 millions d’euros pour les exonérations sur les heures complémentaires[5] et les 200 millions d’euros de gains pour les salariés de la fonction publique. Au total, les gains de pouvoir d’achat à attendre de cette mesure s’élèveraient plutôt à 1,7 milliard d’euros en année pleine et 530 millions pour l’année 2019.

Tab_post1-10Un impact légèrement négatif attendu sur l’emploi

La mesure d’exonération des cotisations sociales sur les heures supplémentaires peut avoir plusieurs effets de sens inverse sur l’emploi. Le premier effet, qui consiste à inciter les salariés à effectuer plus d’heures supplémentaires, se traduit à court terme par une augmentation de la durée du travail au détriment de l’emploi. A l’inverse, le surplus de pouvoir d’achat reversé aux ménages se traduit par une hausse de la consommation, donc de la production et de l’emploi. Enfin, il faut ajouter l’effet du financement de la mesure, qui vient obérer la demande finale avec un effet plus ou moins important selon la composition de ce financement (économies de dépenses publiques ou hausse des prélèvements obligatoires). Nous supposons, compte tenu des mesures annoncées dans le PLF 2019, que le financement de la mesure se traduirait par des économies sur la dépense publique, réparties de manière uniforme entre les différents grands postes de dépense (investissement public, rémunérations et emplois publics, prestations sociales, transferts sociaux en nature et consommations intermédiaires).

Au final, sans prise en compte du financement de la mesure, l’exonération partielle de cotisations sociales salariales sur les heures supplémentaires se traduirait par un effet légèrement négatif sur l’emploi salarié, de -2 000 emplois en 2019 puis -8 000 emplois en 2020 : le pouvoir d’achat redistribué stimule la consommation et le PIB, mais dans le même temps, la hausse de la durée du travail est plus forte, ce qui aboutit à détruire des emplois. Avec prise en compte du financement, l’effet négatif monterait à -12 000 emplois salariés marchands en 2020 et la mesure augmenterait le taux de chômage de 0,1 point.

 

[1] Éric Heyer, 2017, « Quel impact doit-on attendre de l’exonération des heures supplémentaires ? », OFCE policy brief, n° 23, 8 juillet.

[2] Acoss-Stat, n° 274, septembre 2018.

[3] Dares Résultats, n° 001, janvier 2018.

[4] Dares Indicateurs, n° 042, septembre 2018.

[5] Sur la base du nombre de salariés à temps partiel (3,36 millions), d’une part de 38% de salariés à temps partiel effectuant des heures complémentaires, et d’un nombre d’heures annuel moyen de 44, on évalue à 56 millions le nombre d’heures complémentaires effectuées. Sur la base d’une rémunération horaire comparable à celle retenue pour les heures supplémentaires, soit une exonération de 110 millions d’euros en année pleine.




Pouvoir d’achat : les retraités maltraités ?

par Pierre Madec

Les mesures socio-fiscales du budget 2018 ayant des impacts redistributifs furent nombreuses et largement analysées. Celles attendues pour 2019 et 2020 le seront tout autant et les premiers éléments du Projet de loi de finance pour 2019 ont d’ores et déjà fait l’objet de quelques réactions. Dans un billet récent, nous notions que les mesures contenues dans les budgets 2018 et 2019 ayant un impact direct sur le pouvoir d’achat devraient entraîner une « amélioration du pouvoir d’achat global et de multiples transferts ». En plus d’un impact différencié selon la place des ménages dans l’échelle des revenus, l’effet des mesures devrait également être différent selon le statut d’activité des ménages. Si l’analyse exhaustive des impacts à attendre doit faire l’objet d’une publication plus complète une fois les discussions budgétaires avancées, nous nous proposons ici d’analyser les effets de quelques mesures sur le pouvoir d’achat des ménages retraités, sujet au cœur de l’actualité.

Les pensions de retraite ne devraient être revalorisées que de 0,3% en 2019 et 2020 (après une hausse de 1,7 point de la CSG en 2018) alors que l’indice des prix à la consommation devrait s’établir autour de 1,6 %. Par ailleurs, certains ménages subiront la moindre revalorisation des aides au logement (après une baisse de 5 euros par mois actée fin 2017). En revanche, les ménages retraités devraient en contrepartie profiter d’une partie de l’exonération de la taxe d’habitation ou encore, pour les plus modestes d’entre eux, de la forte revalorisation du minimum vieillesse (ASPA) ou de l’annulation de la hausse de la CSG promise par le gouvernement ces derniers jours. Qu’en est-il finalement ? Ces mesures génèrent-elles plus de « gagnants » que de « perdants » parmi les retraités ? L’utilisation du modèle de micro simulation Ines, développé conjointement par l’Insee et la Drees, permet de répondre en partie à ces questions.

A l’heure actuelle, l’analyse exhaustive des mesures socio-fiscales est rendue complexe du fait de l’état d’avancement des débats budgétaires pour 2019 (et 2020). Nous nous concentrons donc ici sur les six principales mesures ayant un impact sur le niveau de vie des retraités : la moindre indexation des pensions de retraite pour 2019 et 2020, la revalorisation de l’ASPA (+30€ en avril 2018, +35€ en janvier 2019, +35€ en janvier 2020), la bascule CSG/cotisations salariés en 2018, la sous-indexation des aides au logement en 2019 et 2020, l’exonération de la taxe d’habitation pour 80 % des ménages à l’horizon 2020 ainsi que la mesure récente de baisse de la CSG pour « 300 000 retraités ».

D’autres mesures non étudiées ici sont à même d’avoir un impact sur le pouvoir d’achat des retraités dans les mois ou années à venir. Le nouveau mode de calcul des aides personnelles au logement, la mise en place du prélèvement forfaitaire unique (PFU) sur les revenus du capital, la transformation de l’ISF en IFI[1], la mise en place du chèque énergie, la hausse de la fiscalité écologique ou celle sur le tabac ne sont ainsi pas traités ici. Cette analyse, non exhaustive, permet tout de même d’éclairer quelques peu le débat. Les résultats laissent apparaître des situations diverses au sein des ménages comptant au moins une personne retraitée.

En 2018, l’impact des mesures analysées serait quasi neutre en moyenne pour les retraités (-20€ par an et par ménage). Néanmoins, au sein de près de 11 millions de ménages comptant au moins une personne retraitée[2], des hétérogénéités importantes existent. Alors que 38 % de ces ménages gagneraient globalement à la mise en place des mesures retenues, pour un gain moyen de l’ordre de 470 euros, 62% soit 6,7 millions perdraient à leur mise en place pour une perte moyenne de l’ordre de 320 euros par an (Tableau 1).

tabe1_post27-09En 2019, du fait de la sous-indexation des pensions de retraite, l’impact des mesures retenues serait globalement négatif sur le revenu disponible des retraités, et ce malgré l’annonce récente d’annulation de la hausse de la CSG pour 300 000 retraités. En moyenne, les ménages comptant au moins une personne retraitée perdraient 200 euros par an du fait de l’entrée en vigueur des mesures. Si la part des ménages perdants est plus forte (73%), des ménages continueraient tout de même à être « bénéficiaires nets » des mesures, notamment sous l’effet de la montée en charge de l’exonération de la taxe d’habitation et des revalorisations de l’ASPA.

En 2020, la poursuite de la sous-indexation impacterait très négativement le revenu disponible des ménages étudiés. Par rapport à 2017, les mesures socio-fiscales étudiées diminueraient en moyenne de 400 euros le revenu disponible des ménages comptant au moins un retraité. Au final, 79 % de ces ménages seraient perdants pour une perte moyenne de l’ordre de 700 euros par an. A l’inverse, l’exonération totale de taxe d’habitation et les revalorisations successives de l’ASPA permettraient à 21 % des ménages étudiés de voir leur revenu disponible s’accroître en moyenne de 700 euros (Tableau 2).

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Cette diversité des impacts des mesures nouvelles sur le revenu disponible des retraités s’observe également si l’on analyse les effets de ces mesures en fonction du niveau de vie des ménages comptant au moins une personne retraitée. Si, quel que soit le décile de niveau de vie considéré, les perdants sont plus nombreux que les gagnants, ces derniers ne représente que 55% des 10% de ménages retraités les plus modeste et plus de 80% des 10% de ménages retraités les plus aisés. De plus, les 10 % de ménages retraités les plus modestes sont les seuls à percevoir un gain (en moyenne de 230 euros par an) à la mise en place des mesures. Les 10% de ménages les plus aisés comptant au moins une personne retraitée accusent quant à eux une perte moyenne de l’ordre de 1 270 euros. Ces résultats n’intégrant ni les mesures réformant la fiscalité du capital (PFU, ISF) ni celles renforçant la fiscalité indirecte, aux effets anti-redistributifs largement étudiés, ils peuvent être en partie relativisés. Ils éclairent toutefois sur les dynamiques de transferts à l’œuvre au sein même des ménages retraités.

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[1] Les ménages comptant au moins une personne retraitée représentent près de 40% des ménages appartenant aux deux centiles de niveau de vie les plus élevés, principaux bénéficiaires des réformes de la fiscalité du capital. De fait, nos résultats sur-estiment l’impact négatif des mesures socio-fiscales pour ces ménages.

[2] Ces effectifs sont cohérents avec ceux observés du nombre de personnes retraitées en France.




Quel impact direct des mesures socio-fiscales sur le pouvoir d’achat en 2019 ?

par Mathieu Plane

Une amélioration du pouvoir d’achat global et de multiples transferts

A l’instar de 2018, année durant laquelle la chronique trimestrielle du pouvoir d’achat est marquée par les différentes mesures socio-fiscales, l’année 2019 devrait également se caractériser par des effets importants des mesures prises sur l’évolution infra annuelle du pouvoir d’achat des ménages. Dans le cadre de cette étude, nous nous concentrons uniquement sur les mesures ayant un impact direct sur le pouvoir d’achat[1] en tenant compte du calendrier fiscal de chacune des mesures et nous évaluons leurs effets en moyenne sur l’année. Nous ne tenons donc pas compte des mesures qui pourraient avoir un impact indirect sur le pouvoir d’achat[2], comme par exemple la réduction des contrats aidés ou l’accroissement des formations, ou encore les économies sur certaines dépenses publiques hors prestations (gel de l’indice fonction publique, économies sur les dépenses de fonctionnement dans les collectivités locales, …) ou enfin les mesures fiscales sur les entreprises. Par ailleurs, nous mesurons ici les effets macroéconomiques directs des mesures socio-fiscales sur le pouvoir d’achat et nous ne rentrons pas dans le détail de leurs effets selon les déciles de revenus comme nous l’avions réalisé pour le budget 2018[3].

Les principales mesures impactant le pouvoir d’achat en 2018 et 2019 sont documentées par la Loi de finances pour 2018 : baisse de la taxe d’habitation, bascule cotisations salariés/CSG, réforme de l’ISF, mise en place du prélèvement forfaitaire unique (PFU), hausse de la fiscalité écologique et le tabac, revalorisation de la Prime d’activité, de l’Allocation adulte handicapé (AAH) et du minimum vieillesse (ASPA). Des mesures nouvelles ont été prises dans le Projet de loi de finance 2019 : du côté des prélèvements obligatoires, les principales mesures en direction des ménages sont la « désocialisation »[4] des heures supplémentaires et la baisse de la CSG pour 300 000 retraités ; du côté des prestations sociales, les pensions de retraite du régime général, les prestations familiales et les allocations logement seront désindexées de l’évolution de l’inflation (pensions de retraites, prestations familiales, allocations logement, …) et le calcul des allocations logement se fera dorénavant en fonction du revenu courant et non du revenu deux années précédentes. Contrairement à l’année 2018, en 2019 peu de mesures votées lors de la législature précédente ont un impact sur le revenu des ménages. A cela s’ajoute une mesure spécifique qui aura un impact sur le pouvoir d’achat en 2019 mais qui découle d’une décision des partenaires sociaux concernant la gestion des retraites complémentaires Agirc-Arrco.

Notre analyse évalue l’impact de ces mesures sur le pouvoir d’achat en moyenne sur l’année (et non pas en fin d’année) en tenant compte du calendrier de mise en place et de la montée en charge des différentes mesures. Ainsi, une mesure de hausse ou de baisse de la fiscalité n’a pas le même impact sur le pouvoir d’achat en moyenne sur une année suivant le moment où elle devient effective[5].

Selon nos évaluations, et à partir de l’information disponible sur la base des documents budgétaires et des déclarations des ministres du Gouvernement Philippe, l’ensemble des mesures socio-fiscales engendrerait un gain de pouvoir d’achat de 3,5 milliards en 2019 (0,3 point de revenu disponible brut (RDB)), après 0,1 milliard en 2018 (0,0 point de RDB) (tableau). La hausse des taux d’appel et de cotisation Agirc-Arrco décidée par les partenaires sociaux devrait amputer le pouvoir d’achat en 2019 de 1,8 milliard d’euros, réduisant l’effet total à +1,7 milliard (0,1 point de RDB).

En 2019, le pouvoir d’achat sera augmenté par les mesures de baisse de la fiscalité directe (9,4 milliards, soit 0,7 point de RDB), dont la bascule cotisations salariés / CSG complète en 2019 (4,5 milliards, 0,3 point de RDB) et la seconde tranche de la réduction de taxe d’habitation en novembre 2019 (3,5 milliards, 0,2 point de RDB), après une première tranche effective en novembre 2018. Le prélèvement forfaitaire unique sur les revenus du capital induirait un gain de 0,6 milliard en 2019 du revenu des ménages (concentré sur le dernier décile). Enfin, la mise en place de la « désocialisation » des heures supplémentaires en septembre 2019 dans le cadre de la Loi de finance pour 2019 augmenterait le pouvoir d’achat de 0,7 milliard en 2019 (2 milliards en année pleine) et la baisse de CSG pour 300 000 retraités améliorerait le revenu des ménages de 0,3 milliard.

En revanche, l’augmentation de la fiscalité indirecte[6] amputerait le pouvoir d’achat des ménages de 3,5 milliards en 2019 (-0,3 point de RDB), principalement sous l’effet de la hausse en janvier 2019 de la fiscalité écologique (augmentation de la TICPE et Taxe carbone, ce qui correspond à une hausse de 6,5 centimes par litre de diesel et 2,9 centimes par litre d’essence) pour 2,8 milliards. La hausse de la fiscalité sur le tabac (50 centimes de plus par parquet de cigarettes en avril, puis 50 centimes en novembre 2019) pèserait à hauteur de 0,8 milliard[7] sur le pouvoir d’achat global.

Les mesures concernant les prestations sociales devraient amputer le pouvoir d’achat des ménages de 2,5 milliards sous l’effet principalement de la désindexation des pensions de retraite, des prestations familiales et des allocations logement. Sous l’hypothèse d’une inflation à 1,6 % pour l’année 2019, indexer ces prestations à 0,3 % réduirait le pouvoir d’achat moyen des ménages de 3,2 milliards (-0,2 point de RDB) en 2019, dont près de 90 % provient de la sous-indexation des pensions de retraite. De plus, la réforme du mode de calcul des allocations logement réduirait le pouvoir d’achat de 1 milliard en 2019. En revanche, certaines prestations seront significativement revalorisées et soutiendront le pouvoir d’achat en 2019. C’est le cas de la Prime d’activité pour 1 milliard supplémentaire, de l’Allocation adulte handicapé pour 0,5 milliard et du minimum vieillesse pour 0,2 milliard.

Les mesures socio-fiscales décidées par le gouvernement Philippe soutiendront le pouvoir d’achat des ménages en 2019 (3,5 milliards si l’on exclut les mesures Agirc-Arrco), surtout au regard de 2018 où l’impact global moyen des mesures était quasiment nul. En revanche, aussi bien en 2018 qu’en 2019, les politiques menées génèrent de multiples transferts qui peuvent être masqués par les agrégats macroéconomiques. L’exemple de 2018 en est une parfaite illustration avec des impacts sociaux-fiscaux nuls en moyenne sur le pouvoir d’achat mais générant des gagnants et des perdants comme nous l’avions montré dans une étude publiée en janvier 2018. Ainsi, pour une meilleure compréhension de la mise en place des mesures socio-fiscales sur le pouvoir d’achat des ménages, l’analyse macroéconomique doit être complétée par une analyse d’impact par décile de revenu qui permet de mieux analyser les enjeux de la politique économique menée. Ce travail devrait prochainement faire l’objet d’une publication.

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[1] Les mesures socio-fiscales sont évaluées sur la base de leur impact budgétaire pour les finances publiques et nous n’évaluons pas l’incidence fiscale finale de ces mesures.

[2] Dans un travail à paraître prochainement, nous élaborons une analyse visant à prendre en compte certains effets indirects sur le pouvoir d’achat qui viennent compléter l’impact des mesures socio-fiscales.

[3] P. Madec, M. Plane et R. Sampognaro, 2018, « Budget 2018 : pas d’austérité mais des inégalités », Policy Brief de l’OFCE, n° 30, janvier. Ce travail sera réalisé à nouveau pour le Projet de loi de finance 2019.

[4] Au sens de l’exonération de cotisations sociales salariés des heures supplémentaires.

[5] Pour plus de détails, voir P. Madec, M. Plane et R. Sampognaro, 2018, « Budget 2018 : pas d’austérité mais des inégalités », Policy Brief de l’OFCE, n° 30, janvier.

[6] Nous faisons l’hypothèse que les hausses des taxes indirectes sont intégralement supportées par les ménages.

[7] Nous avons retenu ici une élasticité de la consommation de tabac à son prix de -0,5%.




Brexit : voies sans issue ?

par Catherine Mathieu et Henri Sterdyniak

Le résultat du référendum du 23 juin 2016 en faveur d’une sortie de l’Union européenne a ouvert une période de forte incertitude économique et politique au Royaume-Uni. Il pose aussi des problèmes délicats à l’UE : pour la première fois, un pays choisit de quitter l’UE. Alors que les partis populistes montent en puissance dans plusieurs pays européens, que l’euroscepticisme est de mise dans d’autres (Pologne, Hongrie, République tchèque, Slovénie, Slovaquie), que la crise des migrants divise les États membres, l’UE-27 doit négocier la sortie britannique avec l’objectif d’éviter d’offrir une alternative séduisante aux adversaires de l’intégration européenne. Une négociation satisfaisante pour le RU et l’UE est impossible puisque le but de l’UE ne peut être de trouver un accord avantageux pour le RU, mais, au contraire, de faire un exemple, de montrer que la sortie de l’UE a un coût économique important sans gain financier notable, qu’elle ne permet pas de définir une autre stratégie économique.

Selon le calendrier actuel, le Royaume-Uni quittera l’UE le 29 mars 2019, deux ans après la notification officielle du gouvernement britannique de quitter l’UE, le 29 mars 2017. Les négociations avec l’UE ont officiellement commencé avril 2017.

Jusqu’à présent, sous l’égide de la Commission européenne et de son négociateur en chef, Michel Barnier, l’UE-27 a maintenu une position ferme et unie. Cette position n’a guère donné lieu à des débats démocratiques, ni au niveau national, ni au niveau européen. Ni au Conseil européen, ni au Parlement, les partisans de lignes plus conciliantes ne se sont exprimés, de peur d’être accusés de rompre l’unité européenne.

L’UE-27 refuse de remettre en cause, en quoi que ce soit, le fonctionnement de l’UE pour aboutir à un accord avec le RU ; elle considère que les quatre libertés de circulation (des biens, des services, des capitaux et des personnes) sont indissociables ; elle refuse que le rôle de juge suprême du CJUE puisse être remis en cause ; elle refuse que le RU puisse pratiquer le « cherry picking », choisir les programmes européens auxquels il participe. En même temps, les pays de l’UE-27 saisissent la situation pour mettre en cause le statut de la City, de l’Irlande du Nord (pour la République d’Irlande), de Gibraltar (pour l’Espagne).

Des négociations difficiles

Le 29 avril 2017, le Conseil européen avait adopté ses positions de négociations et nommé Michel Barnier comme négociateur en chef. Les Britanniques souhaitaient négocier en priorité le futur partenariat entre l’UE et le RU, mais l’UE-27 a imposé que les négociations ne portent, en premier lieu, que sur trois points : les droits des citoyens, le règlement financier de la séparation et la frontière entre l’Irlande et l’Irlande du Nord. L’UE-27 a adopté une position dure sur chacun de ses trois points, refusant de discuter du partenariat futur avant que ceux-ci ne soient réglés, interdisant toute discussion bilatérale (entre le RU et un pays membre) et toute pré-négociation entre le RU et un pays tiers sur leurs futures relations commerciales.

Le 8 décembre 2017, un accord a enfin été obtenu entre le Royaume-Uni et la Commission sur les trois points initiaux [1]; cet accord a été ratifié au Conseil européen des 14-15 décembre[2]. Cependant, de fortes ambiguïtés persistent, tout particulièrement sur la question de l’Irlande.

Le Conseil européen accepté la demande britannique d’une période de transition, en fixant sa fin au 31 décembre 2020 (de façon à coïncider avec la fin de la programmation du budget européen actuel). Ainsi, de mars 2019 à fin 2020, le RU devra respecter toutes les obligations du marché unique (dont les quatre libertés et la compétence de la CJUE), sans plus avoir voix au chapitre à Bruxelles.

L’UE-27 a accepté l’ouverture de négociations sur la période de transition et sur le partenariat futur. Ces négociations devaient aboutir lors du sommet européen d’octobre 2018 à un accord fixant les conditions du retrait, les règles de la période de transition et esquissant, par une déclaration politique, le futur traité fixant les relations entre le Royaume-Uni et l’UE-27, de sorte que les instances européennes et britanniques aient le temps de les examiner et de les voter avant le 30 mars 2019.

Cependant, aussi bien l’UE-27 que le RU ont proclamé qu’« il n’y a d’accord sur rien tant qu’il n’y a pas d’accord sur tout », de sorte que les accords sur les trois points comme sur la période de transition sont conditionnés à l’accord sur le partenariat futur.

Les négociations du côté britannique

Les membres du gouvernement formé par Theresa May en juillet 2016 ont dès le départ été divisés sur les modalités du Brexit : d’un côté, les partisans d’un Brexit dur, dont, Boris Johnson, alors chargé des affaires étrangères et David Davis, alors chargé de négocier la sortie du Royaume-Uni de l’UE ; de l’autre, les membres favorables à un compromis pour limiter l’impact du Brexit sur l’économie britannique, dont Philip Hammond, chancelier de l’Échiquier. Les partisans d’un Brexit dur avaient fait campagne en soutenant que quitter l’UE permettrait d’arrêter de verser une contribution financière à l’UE et de « mieux utiliser » cet argent pour financer le système de santé britannique ; que le Royaume-Uni pourrait signer librement des accords commerciaux avec les pays hors UE et se tourner vers le monde extérieur, ce qui serait porteur pour l’économie britannique ; que sortir du carcan des réglementations européennes permettrait d’impulser l’économie. Pour eux, il ne faut pas céder aux demandes de l’UE-27, quitte à prendre le risque d’une sortie sans accord. L’objectif doit être de s’extraire des contraintes européennes, de « reprendre le contrôle ». Pour les partisans d’un compromis avec l’UE, il faut absolument éviter une sortie sans accord, une « chute de la falaise », qui serait nuisible aux entreprises britanniques et à l’emploi. Au cours des derniers mois, c’est ce camp qui a progressivement fait avancer ses positions au sein du gouvernement, amenant Theresa May à demander à l’UE-27 une période de transition, lors du discours de Florence de septembre 2017, ce qui répondait aussi à la demande des représentants des entreprises britanniques (dont la Confédération des industriels britanniques, CBI). Le 6 juillet 2018, Theresa May a tenu une réunion du gouvernement dans la résidence de Chequers afin de s’accorder sur les propositions britanniques sur la future relation entre le Royaume-Uni et l’Union européenne. Les concessions faites au fil des mois par le gouvernement britannique et ces propositions ont conduit David Davis puis Boris Johnson à démissionner le 8 juillet 2018.

Le 12 juillet 2018, le gouvernement britannique a publié un livre blanc sur le futur partenariat[3]. Celui-ci propose un « Brexit basé sur des principes et pratique »[4]. Celui-ci doit « respecter le résultat du referendum de 2016 et la décision du Royaume-Uni de reprendre les commandes de ses lois, de ses frontières et de ses finances ». Il s’agit de construire une nouvelle relation entre le RU et l’UE, « plus profonde que la relation actuelle entre l’UE et aucun pays tiers, tenant compte de l’histoire et des liens étroits actuels ».

Le livre blanc comporte quatre chapitres : partenariat économique, partenariat de sécurité, coopérations intersectorielles et relations institutionnelles. En ce qui concerne le partenariat économique, l’accord doit permettre une « relation vaste et approfondie avec le reste de l’UE ». Le Royaume-Uni propose d’établir une zone de libre échange des biens. Cela permettrait aux entreprises britanniques et européennes de maintenir les chaînes de production et éviterait les contrôles douaniers et réglementaires aux frontières. Cette zone de libre-échange permettrait de « tenir la promesse » de maintien de l’absence de frontière entre l’Irlande du Nord et de la république d’Irlande. Le RU s’alignerait sur les règles pertinentes de l’UE pour permettre un commerce sans friction à la frontière ; il participerait aux agences européennes pour les produits chimiques, la sécurité aérienne et les médicaments. Le livre blanc propose d’appliquer les règles douanières de l’UE aux importations de marchandises qui arriveront au RU en étant à destination de l’UE et de percevoir la TVA sur ces marchandises pour le compte de l’UE.

Pour les services, le RU reprendrait sa liberté réglementaire, acceptant de renoncer au passeport européen en matière de services financiers, tout en évoquant des dispositions de reconnaissance mutuelle des réglementations, qui préserveraient les avantages de marchés intégrés. Il souhaite le maintien de la coopération dans les domaines de l’énergie et des transports. En contrepartie, le RU s’engage à maintenir des dispositions coopératives en matière de réglementation de la concurrence, de droit du travail et d’environnement. La liberté de circulation serait maintenue pour les citoyens de l’UE et du RU.

Le partenariat de sécurité comporterait le maintien de la coopération en matières policière et juridique, la participation du Royaume-Uni à Europol et Eurojust, la coordination en matière de politique étrangère, de défense, de lutte contre le terrorisme.

Le livre blanc propose une coopération étroite pour la circulation et la protection des données personnelles, des accords de coopération scientifique dans les domaines de l’innovation, de la culture, de l’éducation, du développement et de l’action internationale, de la R&D dans le secteur de la défense et de l’aérospatiale. Le RU souhaite continuer à participer à des programmes européens de coopération scientifique, en y apportant une contribution financière suffisante. Enfin, le Royaume-Uni ne participera plus à la politique commune de la pêche, mais propose des négociations sur le sujet.

En matière institutionnelle, le Royaume-Uni propose un accord d’association, avec un dialogue régulier entre les ministres de l’UE et du RU, dans un Comité mixte (Joint Committee). Le RU reconnaît la compétence exclusive de la CJUE pour interpréter les règles de l’UE, mais les litiges entre le RU et l’UE seraient tranchés par le Joint Committee ou par un arbitrage indépendant.

Jusqu’à présent, Theresa May tente de ménager les partisans d’un Brexit dur, les hard Brexiters – le Royaume-Uni quittera l’UE – et ceux d’un Brexit souple – le Royaume-Uni souhaite un partenariat profond et spécial avec l’UE. Theresa May répète régulièrement que le Royaume-Uni quitte l’UE mais non l’Europe, mais sa position de compromis ne satisfait pas les partisans d’un Brexit net. En septembre 2018, Boris Johnson accuse Theresa May d’avoir capitulé devant l’UE : « Dans cette négociation, l’UE a jusqu’à présent remporté toutes les manches importantes. Nous avons placé une veste-suicide sur la Constitution britannique – et donné le détonateur à Michel Barnier. Nous lui avons donné un pied-de-biche avec lequel Bruxelles peut choisir – à tout moment – de séparer le Royaume-Uni et l’Irlande du Nord »[5]. Selon lui, le plan de Chequers fait perdre tous les avantages du Brexit. Les remainers, partisans de rester dans l’UE, militent eux pour un nouveau referendum. Celui-ci est cependant peu probable. Theresa May l’écarte absolument, comme une « trahison de la démocratie ».

Le congrès annuel des conservateurs qui se tiendra du 30 septembre au 3 octobre pourrait voir la candidature de Boris Johnson ou de Jacob Rees-Mogg[6] à la tête du parti. Néanmoins, leurs positions ne sont pas majoritaires et les sondages accordent à Theresa May une popularité plus forte que celles de ses challengers. Sauf coup de théâtre, Theresa May continuera à porter les négociations sur le Brexit dans les mois à venir.

Le Parlement britannique avait décidé, le 13 décembre dernier, que l’accord conclu avec l’Union européenne devra être soumis à son vote. Aussi Theresa May doit trouver une majorité parlementaire pour un accord de retrait ordonné du Royaume-Uni, malgré l’opposition des remainers et des hard Brexiters, ce qui demande le soutien de certains députés travaillistes et sera délicat.

Les propositions du livre blanc de juillet n’ont pas été jugées acceptables par Michel Barnier. En août, Jeremy Hunt, le nouveau ministre des affaires étrangères estimait les risques de l’absence d’accord à 60%. Le 23 août 2018, le gouvernement a publié 25 notes techniques (sur 80 prévues) qui précisent les mesures prévues par le gouvernement en cas de sortie sans accord en mars 2019. Leur objectif est de rassurer les entreprises et les ménages sur les risques de pénurie de produits importés, notamment de certains produits alimentaires et de médicaments. Lors de la publication de ces notes, Dominic Raab, le nouveau ministre chargé des négociations sur la sortie de l’UE, a pris soin de rappeler que le gouvernement souhaite qu’un accord soit signé et que les négociateurs sont d’accord sur 80 % des dispositions de l’accord de retrait.

Si l’UE-27 reste inflexible, le gouvernement britannique aura le choix entre sortir sans accord, ce que les Brexiters « durs » sont prêts à faire, ou faire de nouvelles concessions. Philip Hammond a rappelé les risques de l’absence d’accord. Mais Theresa May reste sur sa ligne selon laquelle l’absence d’accord serait préférable à un mauvais accord. Le 28 août, elle reprenait les propos du Directeur général de l’OMC, Roberto Azevedo, selon lequel une sortie sans accord ne « serait pas la fin du monde », mais ne serait pas non plus « une promenade dans un parc ». Dans une tribune du Sunday Telegraph du 1er septembre 2018, elle réaffirme sa volonté de construire, en dehors de l’UE, un Royaume-Uni plus fort, plus audacieux, basé sur la méritocratie, adapté au futur.

Les négociations du côté de l’UE

L’UE-27 refuse que le RU reste dans le marché unique et l’union douanière, en choisissant les règles qu’il veut bien appliquer. Elle ne veut pas que le RU bénéficie de règles plus favorables que les autres pays tiers, en particulier les membres actuels de l’Espace économique européen (EEE, Norvège, Islande, Liechtenstein) ou la Suisse. Les membres de l’EEE doivent actuellement intégrer toute la législation du marché unique (en particulier la libre circulation des personnes) et contribuer au budget européen. Le passeport européen des institutions financières leur est aujourd’hui accordé, mais la Suisse n’en bénéficie pas.

En décembre 2017, Michel Barnier avait affirmé clairement qu’il fallait tirer les leçons du refus du Royaume-Uni de respecter les quatre libertés, de retrouver sa souveraineté commerciale, de ne plus reconnaître l’autorité de la Cour de justice européenne. Ceci écarte toute possibilité de participation au marché unique et à l’union douanière. L’accord avec le Royaume-Uni sera un accord de libre-échange, sur le modèle des accords signés avec le Canada le CETA, la Corée du Sud et plus récemment le Japon. Il ne concernera pas les services financiers.

Durant les négociations de 2018, l’UE-27 a été particulièrement peu conciliante sur l’obligation du RU d’appliquer toutes les règles de l’UE et la garantie de la liberté d’installation des personnes jusqu’à la fin de la période de transition, sur la frontière irlandaise (soutenant que l’absence de frontières physiques n’était pas compatible avec le retrait du RU de l’union douanière, demandant que l’Irlande du Nord reste dans le marché unique tant que le RU ne trouve pas une solution garantissant l’intégrité du marché intérieur sans frontière physique en Irlande), sur le rôle de la CJUE (qui devrait être compétente pour interpréter l’accord de retrait), sur l’autonomie de décision de l’UE (refusant la mise en place d’organes permanents de décisions conjointes avec le RU), et même sur Gibraltar et les bases militaires britanniques à Chypre.

Ainsi, le 2 juillet 2018, Michel Barnier[7] accepte le principe d’un partenariat ambitieux, mais refuse toute frontière terrestre entre les deux parties de l’Irlande, tout en indiquant qu’une frontière terrestre est nécessaire pour protéger l’UE (ce qui voudrait dire que le seul accord acceptable impliquerait que la frontière passe entre l’Irlande du Nord et le reste du RU, solution inacceptable pour le RU). Il refuse que l’UE « perde le contrôle de ses frontières et de ses lois ». Il refuse donc que le RU soit chargé d’appliquer des règles douanières européennes et de percevoir la TVA pour l’UE. Il insiste sur le fait que la future coopération avec le RU ne pourra s’appuyer sur le même degré de confiance qu’entre les pays membres. Il réclame des engagements précis et contrôlables du Royaume-Uni, en particulier sur les normes sanitaires et la protection des indications géographique. Il souhaite que l’accord se limite à un accord de libre-échange, avec des garanties britanniques quant à la réglementation et les aides d’État, avec une coopération en matière de douane et de réglementation.

Ainsi le Royaume-Uni devra renégocier l’ensemble des traités commerciaux, tant avec l’UE qu’avec les pays tiers. Ces accords seront probablement longs à mettre en place, en tout cas nécessiteront plus de deux ans. Le manque de préparation et la désorganisation avec lesquels le Royaume-Uni a abordé les négociations du Brexit augure mal de sa capacité à négocier rapidement de tels accords. La question du rétablissement de contrôles douaniers est cruciale et délicate, que ce soit en Irlande, à Gibraltar ou à Calais. De nombreuses entreprises multinationales relocaliseront en Europe continentale leurs usines et sièges sociaux. La perte du passeport financier est acquise. C’est sur ce point que les Britanniques risquent de plus perdre, vu le poids des activités de la City (7,5% du PIB britannique). Le Royaume-Uni devra choisir entre se plier aux règles européennes pour conserver un certain accès aux marchés européens ou jouer l’affrontement par une politique de libéralisation. L’UE-27 pourrait saisir l’occasion du départ du RU pour revenir à un modèle financier rhénan, basé sur les banques et le crédit, plutôt que sur les marchés ou, au contraire, essayer de supplanter la City pour les activités de marchés par des mesures de libéralisation. C’est la seconde branche de l’alternative qui l’emportera.

Choisir entre trois stratégies

Jusqu’à présent, les pays de l’UE-27 ont adopté une position dure mais facile à tenir : puisque c’est le Royaume-Uni qui choisit de quitter l’Union, c’est à lui de faire des propositions acceptables pour l’UE-27, pour son retrait comme pour les relations ultérieures. C’est ainsi que l’on est arrivé à une situation d’enlisement. L’UE-27 doit aujourd’hui choisir entre trois stratégies :

– Ne pas faire de propositions acceptables par les Britanniques et se résigner à une sortie sans accord : les relations entre le RU et l’UE-27 seraient gérées selon les principes de l’OMC ; les conditions financières du divorce seraient fixées de façon juridique. Le Royaume-Uni retrouverait sa pleine souveraineté. Deux raisons amènent à redouter ce scénario : le commerce serait obligatoirement perturbé par la réinstallation de barrières douanières dans les ports et en Irlande ; ce « Brexit dur » inciterait le Royaume-Uni à devenir un paradis fiscal et réglementaire, de sorte que l’UE serait devant l’alternative, soit de suivre, soit de prendre des mesures de rétorsion, deux solutions néfastes ;

– Prendre la question à bras le corps et instaurer un troisième cercle pour les pays qui veulent participer à une union douanière avec les pays de l’UE soit, à court terme, en outre le Royaume-Uni et les pays de l’EEE. C’est dans ce cadre que seraient négociés les accords concernant les réglementations techniques et les normes des biens et services. Ainsi, l’aspect « liberté des échanges » serait dissocié des questions de souveraineté politique. Cela pose cependant deux problèmes : ces accords devraient être négociés dans des comités techniques où les opinions publiques, les parlements nationaux comme le parlement européen, n’auraient guère voix au chapitre. Les champs de l’union douanière sont problématiques, en particulier, pour les questions fiscales, les réglementations financières, la liberté de circulation des personnes et des services ;

– Choisir la solution du « partenariat spécial et approfondi », qui suppose des concessions réciproques. Et qui obligatoirement pourra servir de modèle aux relations de l’UE avec d’autres pays. Il comporterait une union douanière limitée aux marchandises, des comités d’harmonisation des normes, des accords au coup par coup pour les services, le droit pour le RU à limiter la circulation des personnes, sans doute une cour d’arbitrage (qui limiterait les pouvoirs de la CJUE), un engagement à éviter la concurrence fiscale et réglementaire. On le voit, cela ne pourrait satisfaire ni les partisans d’un brexit dur, ni les partisans d’une Union européenne autonome et intégrée.

 

[1] Voir : Joint report from the negotiators of the EU and the UK government on progress during phase 1 of negotiations under Article 50 on the UK’s orderly withdrawal from the EU, 8 décembre 2017.

[2] Voir Catherine Mathieu et Henri Sterdyniak : Brexit, réussir sa sortie, Blog de l’OFCE, 6 décembre 2017.

[3] HM Government : « the future relationship between the United Kingdom and the European Union », juillet 2018.

[4] L’expression étant dans le texte d’origine : « A principled and practical Brexit ». Des traductions de la note de synthèse dans les 25 langues de l’UE sont disponibles sur le site web du Department for Exiting the European Union. La version française utilise le terme de « Brexit vertueux et pratique ».

[5] Tribune de Boris Johnson, Mail on Sunday, 9 septembre 2018.

[6] Favorable à un Brexit dur, mais aussi issu d’Eton-Oxford, catholique traditionaliste, opposé à l’avortement, aux dépenses publiques et à la lutte contre le changement climatique.

[7] Voir : « Un partenariat ambitieux avec le Royaume-Uni après le Brexit », 2 juillet 2018.

 




Comptes nationaux : du provisoire qui ne dure pas

par Hervé Péléraux

Rapidité/précision des comptes, l’éternel dilemme

Le 30 janvier 2018, l’INSEE publiait la première estimation de la croissance du PIB pour le quatrième trimestre 2017, +0,6 %. Un mois après la fin de l’année, une évaluation précoce du niveau, et donc de la croissance annuelle, du PIB en 2017 était ainsi rendue possible, en chaînant le PIB trimestriel avec les quatre taux de croissance estimés par les comptes trimestriels.

Cette évaluation précoce de la croissance en moyenne annuelle pour 2017 (+1,9 %, tableau) n’était toutefois que provisoire car elle s’appuyait sur une information exclusivement trimestrielle, sans référence à une mesure annuelle des agrégats de comptabilité nationale. Or, les comptes nationaux annuels rassemblent des données économiques mesurées de manière exhaustive, ce qui n’est pas le cas des comptes nationaux trimestriels qui ne fournissent qu’une estimation de ces agrégats chaque trimestre par des techniques économétriques. Une fois connus les comptes annuels, les comptes trimestriels sont « calés » sur les premiers, c’est-à-dire révisés pour assurer la cohérence des données trimestrielles et annuelles, ces dernières servant d’ancrage aux premières.

Tabe-post_27-06Moins précis que les comptes annuels, les comptes trimestriels ont néanmoins un rôle central dans l’analyse conjoncturelle car les estimations trimestrielles renseignent en cours d’année sur la trajectoire conjoncturelle de l’économie et permettent, une fois connu le quatrième trimestre, de disposer d’une première estimation de la croissance de l’année, avant que ne soit publiée la première version du compte annuel au mois de mai de l’année suivante. Ce compte annuel est lui-même révisé deux fois, de sa version provisoire en mai N+1 à sa version semi-définitive en mai N+2, puis enfin définitive en mai N+3 (le compte 2017 apparaîtra ainsi dans sa version définitive en mai 2020). Enfin, périodiquement les comptes nationaux changent de base, comme en mai 2018 avec le passage de la base 2010 à la base 2014, ce qui amène à de nouvelles révisions des comptes du passé.

Pour 2017, le calage du compte trimestriel sur le compte annuel, lui-même élaboré dans la nouvelle base (passage de la base 2010 à la base 2014) a conduit à une révision en hausse du chiffre de croissance annuelle, de 1,9 % selon la version purement trimestrielle des comptes (celle du 30 janvier 2018) à 2,3 % selon le compte trimestriel calé publié le 30 mai 2018.

De fait, l’ampleur de la reprise en 2017 a été sous-estimée conformément au constat historique selon lequel les comptes sont révisés à la hausse en phase de haute conjoncture et à la baisse en phase de basse conjoncture (graphique 1)[1]. La seule période qui déroge à ce schéma est la période 2012- 2016, phase de basse conjoncture durant laquelle les révisions ont pourtant été effectuées à la hausse. Au regard de ce constat sur la période récente, la prévisibilité des révisions n’est donc pas acquise.

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La France dans le groupe des pays dont les révisions sont les plus faibles

Une telle séquence de publication est le résultat d’un arbitrage entre la rapidité de mise à disposition de l’information économique, qui satisfait les exigences du public, et la précision de cette information, qui satisfait les statisticiens. Force est de constater que le système actuel des comptes nationaux français a trouvé un équilibre entre ces deux exigences potentiellement contradictoires si l’on se réfère à l’expérience internationale en la matière.  Dans le groupe des pays industrialisés, et notamment en zone euro, les délais de publication des comptes trimestriels sont certes relativement homogènes, entre 30 et 45 jours après la fin du trimestre. La meilleure performance de la France en matière de mesure de l’activité économique à court terme vis-à-vis des pays comparables tient donc aussi à la meilleure qualité de son système statistique.

Pour prendre la mesure de la précision – ou de l’imprécision – des comptes nationaux on a compilé les publications successives des comptes trimestriels par pays disponible dans la base de données en temps réel de l’OCDE. En comparant la croissance du PIB en moyenne annuelle issue de la première publication du compte trimestriel d’une année donnée et celle disponible en mai 2018 après révisions, on peut juger de la précision des comptes trimestriels par rapport à leur version finale. La France figure ainsi en bonne place au palmarès de la fiabilité : dans le groupe des 37 pays considérés, elle figure au 8e rang, derrière le Portugal et l’Autriche, mais devant tous ses autres partenaires de la zone euro. La révision moyenne des comptes français apparaît ainsi presque inférieure des 2/3 à celle de l’Espagne ou du Royaume-Uni (0,5 point, contre respectivement 0,82 et 0,84).

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[1] Voir Péléraux H. & Persyn L., « Oui les comptes nationaux seront révisés après l’élection présidentielle… », Notes de l’OFCE, n° 14, 19 mars 2012.




Après la déclaration de Meseberg…

par Catherine Mathieu et Henri Sterdyniak

Rien n’est facile en Europe. S’il y a un certain consensus sur la nécessité d’améliorer le fonctionnement de l’UE, les projets diffèrent entre la Commission européenne, les États membres et à l’intérieur même des pays de l’UE. Sur la base du rapport des Cinq présidents de juin 2015 : Compléter l’Union économique et monétaire, la Commission propose de nouvelles avancées pour la zone euro, comme finaliser l’Union bancaire, développer l’Union des marchés de capitaux, créer de nouveaux instruments pour inciter les États membres à entreprendre des réformes structurelles ; créer une capacité de stabilisation budgétaire à l’échelle de la zone euro.

Si le projet de rénovation de l’Europe, basé sur l’impulsion du couple franco-allemand, présenté par Emmanuel Macron, en particulier dans son discours de la Sorbonne du 21 septembre 2017, a été reçu avec un grand intérêt, de grandes réserves sont aussi apparues. Beaucoup d’États membres réclament que les 27 soient traités sur un pied d’égalité ; ils rejettent tout projet accentuant les disparités entre les pays de la zone euro et les autres et tout projet créant un « groupe de rénovation » à l’intérieur même de la zone euro. L’approfondissement de l’Union économique et monétaire doit se limiter à ce « qui est nécessaire » et non s’étendre à « ce qui serait agréable d’avoir »[1]. Par ailleurs, beaucoup d’économistes ou personnalités politiques allemands, refusent toute une Europe des transferts, qui organiserait des transferts permanents, sans un montant limité voté par le Parlement allemand et sans une stricte conditionnalité.

La déclaration faite le 19 juin dernier par Angela Merkel et Emmanuel Macron, à l’issue du sommet franco-allemand de Meseberg, était donc très attendue pour préciser les intentions des deux plus grands pays de l’UE, avant le Conseil européen des 28-29 juin. La déclaration[2] est un compromis qui reste souvent vague.

Les deux dirigeants reprennent la proposition de la Commission de développer « les liens entre les fonds structurels et la coordination des politiques économiques », ce qui est contestable si, par coordination, il faut comprendre le respect des règles budgétaires actuelles, et non une véritable coordination des politiques économiques. Les traités prévoient certes des dispositifs de sanctions financières, en l’absence de respect des règles budgétaires, mais ceux-ci ne peuvent consister en des diminutions de fonds structurels.

Les deux dirigeants acceptent de soutenir le projet présenté par la Commission d’assiette commune pour l’impôt sur les sociétés (ACIS), tout en refusant certains aspects contestables (comme la déduction d’intérêts notionnels sur les fonds propres). Toutefois, la discussion devra être poursuivie sur deux points : la possibilité pour un pays d’introduire ou de maintenir des dispositifs de crédit d’impôt, le rapprochement des taux[3].

Les deux dirigeants envisagent de réviser le Traité sur le mécanisme européen de stabilité (MES). Celui-ci pourrait être incorporé dans le droit de l’UE, comme le demande la Commission, tout en restant un organisme inter-gouvernemental, comme le réclament les pays du Nord. Le MES pourrait changer de nom, mais le nom souvent proposé de Fonds monétaire européen semble écarté. ll n’est pas écrit clairement (contrairement aux souhaits de beaucoup d’économistes et personnalités politiques allemands) que tout pays aidé devra aussi imposer à ses créanciers privés une restructuration de sa dette, mais il est précisé que la soutenabilité de la dette d’un pays aidé devra être examinée ; que des clauses d’action collective pourraient être introduites ; que le MES facilitera le dialogue entre le pays aidé et ses créanciers privés. Certains proposaient que le MES soit chargé de surveiller les politiques budgétaires des États membres, de façon purement technique, pour imposer le respect des traités. La déclaration stipule que le MES devra évaluer la situation économique des États membres (« sans dupliquer le rôle de la Commission et dans le plein respect des traités »). On voit mal comment éviter cette duplication (en fait sans doute une « triplication », compte-tenu du rôle des Comités budgétaires). Un pays aidé par le MES pourrait demander aussi l’aide du FMI (ce qui suppose que l’UE renonce à l’objectif de siège unique au FMI). Une ligne de crédit de précaution pourrait soutenir un pays membre, qui n’a plus accès aux marchés financiers, sans avoir besoin d’un programme complet. La feuille de route précise, bizarrement, que ce soutien serait réservé aux pays économiquement et budgétairement sains.

Les deux dirigeants acceptent le projet d’Union des marchés de capitaux. Ils acceptent le principe de renforcement de l’Union bancaire, mais, selon le souhait allemand, les risques des systèmes bancaires nationaux actuels devront être réduits avant d’être partagés. Le MES devrait établir une ligne de crédit, servant de filet de sécurité pour le Fonds de résolution unique, de taille légèrement inférieure à celle du fonds lui-même. Les éventuelles contributions de cette ligne à des banques en difficulté seront remboursées par le secteur bancaire en 3 (voire 5) ans. Son entrée en vigueur, avant 2024, dépendra donc de l’évolution des risques des secteurs bancaires nationaux. La négociation politique sur la garantie européenne des dépôts pourrait débuter dès juin 2018 ; sa mise en place dépendra elle-aussi de la réduction des risques.

La feuille de route franco-allemande rejette nettement le projet de la Commission de mettre en place un actif synthétique, déclaré comme sans risque, élaboré à partir d’un portefeuille titrisé de titres publics. Par contre, elle est silencieuse sur l’autre projet de la Commission, celui de décourager les banques de détenir trop de titres publics émanant de leur pays, en les obligeant à les considérer comme risqués, de sorte qu’elles auraient été incitées à détenir cet actif synthétique. Ces deux propositions auraient affaibli la capacité des États membres à se financer et auraient fait augmenter les spreads en Europe.

L’Allemagne s’est ralliée à la proposition française de mettre en place un budget de la zone euro pour promouvoir « la compétitivité, la convergence et la stabilité ». Cependant, la taille de ce budget n’est pas précisée (plusieurs centaines de milliards d’euros ou quelques dizaines ?). Il serait financé par des contributions nationales, des contributions européennes et des ressources spécifiques : une taxe sur les transactions financières (selon le modèle français, donc uniquement sur les achats d’actions), la taxation des entreprises numériques et une partie des ressources de l’impôt sur les sociétés, une fois l’ACIS mise en place. Il est précisé que les dépenses viendront en substitution des dépenses nationales et que la réduction du ratio dette publique/PIB reste une priorité. Il n’est pas dit que ce budget pourrait être déficitaire. Il est précisé que la fonction de stabilisation n’induira pas des transferts permanents : la déclaration envisage un simple report des contributions au budget de la zone euro du pays frappé par un choc (mais cela suppose que ces contributions soient importantes) ou un Fonds européen de stabilisation du chômage qui prêterait de l’argent au système d’indemnisation du chômage d’un pays frappé par une perte importante d’emplois. Cela ne serait qu’un prêt de taille limité ; on en voit mal l’intérêt pour des pays qui empruntent sans problème sur les marchés financiers. Le texte précise que les décisions stratégiques concernant la zone euro seront prises par les pays de la zone euro, mais les dépenses seront effectuées par la Commission.

Selon le Financial Times, Wopke Hoekstra, le ministre des Finances néerlandais, aurait adressé le 22 juin au président de l’Eurogroupe, une lettre au nom de douze pays de l’UE (les Pays-Bas, la Belgique, le Luxembourg, la Finlande, l’Irlande, l’Estonie, la Lettonie, la Lituanie, l’Autriche, Malte, le Danemark et la Suède) se déclarant hostiles au projet de budget de la zone euro, refusant toute hausse des dépenses de l’UE et tout impôt commun.

Il n’est pas simple de « rénover l’Europe ». Certains pays refusent toute avancée institutionnelle, pour de bonnes ou de mauvaises raisons. Tout projet créant plus de solidarité se heurte aux pays qui refusent toute hausse des transferts. Enfin, les pays réticents refusent aussi toute Europe à plusieurs vitesses.

 

 

[1] Déclaration du 6 mars 2018 des ministres des Finances de huit pays du Nord (Pays-Bas, Irlande, Finlande, Estonie, Lettonie, Lituanie, Danemark, Suède).

[2] Elle est complétée par une feuille de route franco-allemande.

[3] Voir la Position commune de la France et de l’Allemagne sur la directive ACIS.




Le montant des recettes publiques en 2018 réserve-t-il une surprise ?

par Raul Sampognaro

En 2017 le déficit public français s’est amélioré de 0,8 point de PIB pour atteindre 2,6 % du PIB et passer sous la barre des 3 %. La baisse du déficit s’explique en grande partie par la hausse de 0,7 point de PIB du taux de prélèvements obligatoires (PO). Cette hausse s’est opérée alors même que les mesures discrétionnaires augmentaient les PO à peine de 0,1 point de PIB[1]. Ainsi, ces prélèvements ont connu un dynamisme bien supérieur à celui du PIB. Ce différentiel explique 0,6 point de PIB de la hausse totale du taux de PO. La question se pose de savoir si ce dynamisme des assiettes fiscales peut se maintenir en 2018.

La sensibilité des recettes fiscales à la croissance dépend des conditions cycliques

À court terme, les élasticités des recettes fiscales au PIB peuvent fluctuer et s’éloigner de leur niveau de long terme[2]. Trois raisons peuvent modifier le lien entre niveau d’activité et recettes publiques :

– La composition de la croissance : toutes les composantes du PIB ne sont pas soumises à la même taxation. Ainsi, une croissance portée par la consommation des ménages aura plus d’impact sur les recettes publiques que si elle l’est par les exportations ;

– Le cycle du prix des actifs : certaines recettes sont liées aux prix des actifs (immobiliers ou financiers) qui ne sont pas toujours corrélés au cycle du PIB. Ceci est notamment vrai pour la fiscalité locale ou les impôts assis sur la valeur du patrimoine ;

– Un effet dynamique sur l’assiette fiscale : certains impôts sont encaissés sur la base d’une assiette correspondant à l’année antérieure. Ainsi, les recettes d’IS de l’année t sont dépendantes des profits déclarés pour l’année t-1. De même, l’IRPP dépend (avant l’instauration du prélèvement à la source) du revenu de l’année précédente. Le décalage entre la dynamique du PIB et de celle des profits ou du RDB peut casser le lien entre PIB et recettes.

Ces facteurs ont joué en 2017 et, en particulier, l’emploi est reparti à la hausse. Dans ce contexte, ce sont surtout les impôts assis sur les revenus et le patrimoine (+5,2 %) et les impôts sur les produits et la production (+4,6 %) qui ont crû plus fortement que le PIB nominal (+2,8 %).

Une estimation de la sensibilité des recettes à la croissance en fonction du cycle pour la France

Évaluer le lien entre l’évolution des recettes et celle du PIB requiert de tenir compte des changements législatifs introduits. Il est possible d’appréhender l’impact des nouvelles mesures à partir des évaluations réalisées dans chaque projet de loi de finances. Nous suivons la méthodologie de Lafféter et Pak (2015)[3] pour obtenir une série des recettes corrigées des changements législatifs sur la période 1998-2017 (notée ). Le lien existant entre l’évolution spontanée des PO et le cycle de l’activité économique est évalué sur la base du modèle suivant, qui sera estimé économétriquement :

EQN_post26-06Où représente le PIB nominal à la date et des variables cycliques qui peuvent modifier à court terme l’élasticité des recettes fiscales au PIB nominal.

La spécification (1), présentée dans le tableau 1, relie simplement les recettes fiscales au PIB nominal à législation constante, sans se soucier du contexte cyclique. Dans ce modèle de référence, l’élasticité estimée est bien unitaire, ce qui traduit bien l’idée que les recettes fiscales, corrigées des mesures fiscales, croient spontanément comme le PIB.

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L’ajout de variables cycliques modifie le diagnostic. En particulier, la spécification (3) couple la croissance du PIB nominal avec le niveau de l’output-gap. En bas de cycle, l’élasticité des recettes serait sensiblement supérieure à l’unité et serait de 1,21.

Les recettes peuvent rester dynamiques en 2018

En 2018, l’output gap resterait ouvert et la reprise devrait se poursuivre en France selon notre dernière prévision. Dans ce contexte, un aléa haussier sur les recettes ne peut pas être exclu. Dans notre scénario de base – prudent – où l’élasticité des PO serait unitaire, le déficit nominal s’établirait à 2,4 %. En revanche, si l’élasticité s’établit à 1,21, un surplus de recettes fiscales de 6 milliards peut être attendu (0,3 point) et le déficit serait de 2,1 % du PIB.

Une telle surprise donnerait de l’air au gouvernement et sécuriserait sa trajectoire de finances publiques. Or, la France affiche une stabilisation de son solde structurel pour 2018. Ceci constitue une déviation de plus de 0,5 point de PIB vis-à-vis de la convergence vers son Objectif de Moyen Terme (OMT) dans le cadre du volet préventif du Pacte de stabilité[4], ce qui pourrait aboutir au renforcement des procédures budgétaires européennes. Or, avec une surprise positive sur les recettes – que l’on peut évaluer à 0,3 point de PIB d’après l’estimation du tableau 1 – l’écart vis-à-vis des obligations en termes de convergence vers l’OMT serait plus faible et dans la marge des déviations annuelles autorisées par le Pacte de stabilité et de croissance (0,25 point de PIB). Ceci, permettrait à la France de préserver sa stratégie de finances publiques et cela sans même jouer la carte des flexibilités existantes dans la gouvernance européenne, comme celles de la clause de réformes structurelles et la clause d’investissement public.

 

[1] Ce chiffre inclut la contribution exceptionnelle sur les bénéfices des grandes entreprises – 0,2 point de PIB – destinée à financer la moitié du remboursement de la taxe sur les dividendes annulés par le Conseil constitutionnel. Cette contribution exceptionnelle constitue un one-off qui ne sera pas reconduit en 2018. Ainsi, les mesures discrétionnaires structurelles peuvent même être évaluées comme une baisse de la fiscalité de 0,1 point de PIB.

[2] Dans un premier temps on peut considérer cette élasticité de long terme comme étant unitaire. La DG Trésor l’évalue à 1,04.

[3] Lafféter Q. et M. Pak, 2015, « Élasticités des recettes fiscales au cycle économique : étude de trois impôts sur la période 1979-2013 en France », Document de travail, INSEE, G. 2015/08.

[4] Le 23 mai 2018 la Commission européenne a publié sa recommandation au Conseil pour acter la fin de la procédure de déficit excessif ouverte à l’encontre de la France en 2009. Cette recommandation sera validée par le Conseil avant la fin du mois de juin 2018.