L’Espagne en pleine accélération… mais sans pilote

Perspectives 2025-2026, analyses pays

conjoncture
Espagne
Europe
Autrices, auteurs & résumé
Par
Affiliation
Ombeline Jullien de Pommerol
Publié le

15 octobre 2025

Modifié le

16 octobre 2025

Graphique 1. Espagne, principaux indicateurs économiques

1 Une croissance record en Europe

L’Espagne, qui avait déjà surpris en 2024 avec une croissance trois fois supérieure à celle du reste de l’Europe (3,2 %), a finalement vu son PIB révisé à la hausse, atteignant 3,5 %. La dynamique s’est poursuivie en 2025 avec un rythme soutenu de 0,7 % par trimestre. Au deuxième trimestre, la croissance ressort ainsi à 2,8 %, dépassant largement notre prévision d’avril, qui tablait sur 2 % pour l’ensemble de l’année.

Les moteurs de cette performance exceptionnelle restent inchangés : c’est avant tout la demande intérieure qui soutient l’activité. Les ménages en sont le principal levier, leur consommation ayant progressé de 0,8 % au deuxième trimestre et de 3,5 % sur un an. Leur pouvoir d’achat a été préservé malgré le retour de l’inflation, grâce à une hausse des salaires nominaux de 4,3%.

Cette progression a été amplifiée par la nouvelle revalorisation du salaire minimum interprofessionnel (SMI), porté à 1 184 euros bruts par mois sur 14 mois à compter de janvier 2025, soit une hausse de 4,4 % par rapport à 2024. Cette mesure, adoptée par le gouvernement en accord avec les syndicats mais sans le patronat, bénéficie à plus de 2,5 millions de travailleurs1. Elle vise à soutenir le pouvoir d’achat face à l’inflation et à réduire les inégalités salariales, entraînant une accélération des coûts salariaux unitaires (+5,1 %) dans le secteur marchand, dans un contexte de hausse des rémunérations (4,3 % en moyenne sur les nouveaux accords salariaux pour 2025). L’emploi salarié continue de croître (+0,9 % sur le trimestre, +3,2 % sur un an) et le taux de chômage recule à 10,3 %, son plus bas niveau depuis le début des années 2000. Le taux d’activité reste stable à 59 %. Cette augmentation de la population active s’explique à la fois par la croissance naturelle de la population en âge de travailler et par l’arrivée de migrants qui se sont intégrés au marché du travail. Depuis fin 2022, le nombre de résidents non nationaux a augmenté en moyenne de 7 % par an, portant leur part dans la population totale de 11,6 % à 14,3 % fin 2025. Ces migrants sont devenus de nouveaux actifs, contribuant directement à la création d’emplois : environ 40 % des emplois créés entre 2021 et 2024 ont été occupés par des migrants2.

En effet, même si les comptes trimestriels non financiers des sociétés non financières montrent qu’au deuxième trimestre 2025, la valeur ajoutée brute a progressé de 6,3 % en glissement annuel, l’excédent brut d’exploitation ne croit plus autant qu’avant. L’EBE n’a augmenté que de 2,7 % sur un an, à 83,5 milliards d’euros, après une hausse de 5,4 % en moyenne sur l’année 2024 et de 6,1 % en 2023. Le ratio de marge (EBE/VA) s’établit à 37,8 %, contre 39 % un an plus tôt et 39,5 % en 2023, traduisant un léger recul de la rentabilité des entreprises malgré le dynamisme de l’activité.

Les consommateurs étrangers ont également contribué à soutenir la croissance espagnole, puisque le pays enchaîne des saisons touristiques particulièrement prolifiques. Le nombre de touristes qui se sont rendus dans le pays de janvier à juillet en 2025 dépasse celui de 2024 de 2 millions de personnes, sur un total de 55,5, et apparaît déjà comme un maximum depuis 2015.

L’investissement a continué de bien se porter et de soutenir la croissance, alimenté notamment par les fonds européens. Entre le dernier trimestre 2024 et le deuxième trimestre 2025, il a progressé de 3,6 %, contribuant à hauteur des trois quarts de la croissance du PIB. Cette dynamique est surtout tirée par l’investissement en biens d’équipement, tandis que celui en matériel de transport reste en retrait. L’investissement résidentiel a apporté un soutien positif au premier semestre, mais montre déjà des signes de ralentissement au troisième trimestre, dans un contexte de crise du logement encore marqué.

Ce rebond de l’investissement a été soutenu par des fonds européens dans le cadre du programme Next Generation EU, mis en place à la suite du COVID. Depuis 2021, l’Espagne a déjà reçu près de 48 Md€ de subventions (soient 3,5% du PIB de 2024), soit 60 % de l’enveloppe totale prévue. En 2024, la dépense publique liée au plan a porté l’investissement public à 2,8 % du PIB (contre 2,2 % en 2019). Pour 2025, un cinquième décaissement record de 22,1 Md€ est attendu : pour la première fois, la part des prêts (15,4 Md€) dépassera celle des subventions (6,7 Md€). Selon la Banque d’Espagne, les fonds européens ont joué pleinement leur rôle de levier : 45 % des entreprises bénéficiaires n’auraient pas investi sans ce soutien .

Un marché de l’emploi prolifique et des salaires dynamiques n’ont sans surprise pas contribué à ralentir l’inflation. Elle a continué à progresser sur la fin de l’année 2024, atteignant même 3 % au début de l’année 2025. Elle était redescendue à 2 % en mai mais stagne désormais à 2,7 % en août. C’est l’augmentation des prix dans les services qui a soutenu l’inflation, alors que les variations des prix de l’énergie se sont normalisées. Depuis le début de 2025, ce sont surtout les aliments et boissons non alcoolisées qui contribuent le plus fortement à l’inflation, rejoints par les restaurants et hôtels, en lien avec la vigueur du tourisme. Enfin les transports et les communications jouent un rôle plus limité.

Graphique 2. Contribution à l’inflation espagnole

L’Espagne, comme l’ensemble des pays européens, s’est vue appliquer des droits de douane de 15 % sur tous ses biens exportés vers les États-Unis, dans le cadre de la guerre commerciale lancée par Donald Trump. À court terme, ces mesures n’ont pas freiné les exportations, qui ont même continué de progresser de 1,7 % au premier trimestre et de 1,1 % au deuxième trimestre de l’année. Parallèlement, la forte demande intérieure a entraîné une hausse des importations, ce qui a conduit à une contribution négative du commerce extérieur au début de l’année.

Du côté des finances publiques, la situation est restée globalement stable. Le ratio dette/PIB s’est maintenu à 103,4 % au deuxième trimestre, en légère hausse par rapport au point bas de 101,6 % enregistré à la fin de 2024, mais toujours inférieur de près de deux points au niveau de l’année précédente. La consommation des administrations publiques a été négative sur la période, et le déficit public devrait atteindre 2,5 % du PIB d’ici la fin de l’année 2025.

Les recettes publiques, évaluées par la Banque d’Espagne, avaient déjà augmenté de 6,6 % en mai par rapport à l’année précédente. Cette progression s’explique non seulement par la croissance économique et la hausse de l’emploi, mais aussi par plusieurs mesures fiscales mises en place par le gouvernement : rétablissement des taux standards de TVA sur l’alimentation et l’énergie, limitation des reports déficitaires en impôt sur les sociétés, ainsi qu’augmentation des cotisations sociales accompagnée de nouvelles mesures de solidarité et d’équité intergénérationnelle.

Au final, la capacité de financement de l’économie espagnole jusqu’en juillet 2025 s’est établie à 4,1 % du PIB, en baisse par rapport à un an plus tôt (4,4 % ) (bien qu’elle ait augmenté en termes nominaux), mais reste un point de pourcentage au-dessus de la moyenne de la période pré-COVID 2014-2019.

2 La croissance restera soutenue en 2026

L’économie espagnole devrait connaître un atterrissage progressif en 2025 après plusieurs années de forte croissance post-Covid. Si l’activité ralentirait légèrement, elle demeurerait supérieure à la moyenne de la zone euro, confirmant la résilience de l’économie espagnole. Le PIB progresserait de 3 % en 2025, surtout grace à un effet d’acquis favorable et soutenu principalement par la demande intérieure, et notamment par la consommation des ménages et la poursuite des investissements liés au plan européen Next Generation EU. La consommation publique, en léger recul, pèserait marginalement sur la croissance, tandis que le commerce extérieur contribuerait faiblement, la dynamique des exportations restant contrainte par le ralentissement de la demande européenne.

L’inflation poursuivrait sa décélération modérée, pour atteindre environ 2,7 % en moyenne en 2025, principalement grâce à la normalisation progressive des denrées alimentaires et des services. Le taux de chômage poursuivrait sa baisse graduelle pour atteindre environ 10,3 % fin 2025, confirmant une amélioration continue du marché du travail. Le déficit public se réduirait à -2,6 % du PIB, tandis que la dette publique resterait stable autour de 101 % du PIB, malgré une impulsion budgétaire légèrement positive.

En 2026, la croissance du PIB ralentirait alors à 2,1 %, reflétant une normalisation progressive du cycle économique après plusieurs années d’expansion soutenue. La politique monétaire resterait favorable, avec une transmission continue de la baisse des taux d’intérêt stimulant l’investissement privé et la consommation des ménages. La politique budgétaire serait globalement neutre, les marges de manœuvre étant limitées par les règles européennes de discipline budgétaire, mais l’utilisation des fonds européens continuerait à soutenir la FBCF, même si le programme prendrait fin en 2026.

L’inflation se stabiliserait autour de 2 % en 2026, proche de la cible de la BCE, tandis que le chômage reculerait légèrement sous la barre des 10 %. Le solde courant resterait excédentaire (2,7% du PIB), reflétant la bonne compétitivité du pays et la vigueur du tourisme (graphique 2). L’Espagne confirmerait ainsi en 2026 son statut d’économie la plus dynamique parmi les grands pays de la zone euro, portée par la solidité de la demande interne.

Sur le plan extérieur, les tensions commerciales mondiales et l’incertitude entourant les politiques économiques demeurent une source majeure de vulnérabilité. Si un apaisement des discussions commerciales entre les États-Unis et leurs partenaires, notamment le Royaume-Uni et l’Union européenne, pourrait limiter les effets des hausses tarifaires annoncées, un scénario inverse — marqué par un durcissement des barrières commerciales ou un échec des négociations — ne peut être exclu. Une telle situation pèserait sur la croissance espagnole via le commerce extérieur et pourrait provoquer des corrections temporaires sur les marchés financiers, qui restent sensibles à tout choc négatif.

Sur le plan interne, deux incertitudes principales subsistent. D’abord, la détérioration des indicateurs de confiance des entreprises et des ménages, dans un contexte international instable, pourrait affecter davantage la consommation et l’investissement qu’anticipé. Ensuite, des doutes persistent sur le rythme d’absorption des fonds européens (RRF) et sur leur composition, notamment après des retards enregistrés en 2023 et 2024. Le scénario central suppose l’utilisation complète des subventions allouées, mais un déploiement plus lent que prévu limiterait leur effet macroéconomique.

Enfin, le Plan industriel et technologique pour la sécurité et la défense, approuvé en avril 2025, devrait apporter un léger soutien budgétaire. L’impact de ce plan dépendra de la nature exacte des dépenses engagées : selon les estimations de la Banque d’Espagne, le multiplicateur budgétaire associé se situerait entre 0,5 et 0,6, voire jusqu’à 1 si les dépenses se concentraient davantage sur des investissements de production nationale.

Le climat politique en Espagne continue de se détériorer. En juillet, le président Pedro Sánchez a de nouveau été fragilisé par un scandale de corruption. Déjà affaibli, il n’a pas réussi à réunir une majorité suffisante pour faire adopter un budget, conduisant le pays à entamer une deuxième année consécutive sans loi de finances.

Comme en 2025, l’Espagne fonctionnera très probablement en 2026 avec une prolongation automatique du budget de 2023. Ce mécanisme, prévu par la législation espagnole, ne limite pas le nombre d’années de reconduction. Dans les faits, l’essentiel des dépenses publiques est prédéterminé (retraites, salaires des fonctionnaires, allocations chômage), et environ 8 à 10 % des crédits peuvent être réaffectés par le gouvernement. Cette flexibilité, combinée à la croissance soutenue, à des recettes fiscales en hausse et à l’afflux de fonds européens post-Covid, permet d’éviter une crise budgétaire immédiate.

Cette incertitude politique pèse néanmoins sur les chefs d’entreprises nationaux. Beaucoup redoutent une perte de confiance et un ralentissement des investissements, freinant certaines décisions stratégiques et projets de développement.

Pour les investisseurs étrangers, la situation reste toutefois moins préoccupante. La solidité économique de l’Espagne est confirmée par les marchés : en septembre 2025, les agences de notation Fitch et Moody’s ont relevé la note souveraine du pays, suivant S&P quelques jours plus tôt. Avec ces relèvements, l’Espagne retrouve la catégorie la plus haute des « A », ce qui lui permet de financer sa dette publique à de meilleures conditions.

Cette reconnaissance traduit la confiance dans le dynamisme de court terme de l’économie, soutenu par la consommation, le tourisme et l’afflux de capitaux européens. Mais elle masque en partie la fragilité sous-jacente du modèle de croissance. L’absence de majorité parlementaire solide rend difficile l’adoption de réformes structurelles de long terme, pourtant indispensables pour diversifier l’économie et réduire ses vulnérabilités. Qu’il s’agisse de la réforme du marché du travail pour réduire durablement le chômage, de la modernisation du système des retraites, du renforcement des infrastructures énergétiques ou de mesures pour stimuler la productivité et contenir la flambée des prix du logement, de nombreux dossiers restent bloqués.

Sans ces réformes, l’Espagne risque de voir sa croissance de long terme limitée, malgré la stabilité apparente à court terme.

Graphique 3. Incertitude politique en Espagne
Tableau 1. Prévisions 2025-2026 pour l’Espagne
en %
2025
2026
de 2025t1
à 2026t4
2024
2025
2026
T1 T2 T3 T4 T1 T2
PIBa  0,6  0,7  0,8  0,4  0,5  0,4
0 0.80 0 0,6% 0,7% 0,8% 0,4% 0,5% 0,4% 0,5% 0,4%
  3,2   2,8   2,0
PIB par habitanta  0,3  0,5  0,6  0,2  0,3  0,2
0 0.60 0 0,3% 0,5% 0,6% 0,2% 0,3% 0,2% 0,3% 0,2%
  1,7   1,7   1,2
Consommation ménagesa −0,5 −0,1  0,2  0,1  0,1  0,2
0 0.30 −0.49 -0,5% -0,1% 0,2% 0,1% 0,1% 0,2% 0,3% 0,2%
  4,1   0,9   0,6
Consommation publiquea  0,5  0,8  0,7  0,4  0,4  0,3
0 0.81 0 0,5% 0,8% 0,7% 0,4% 0,4% 0,3% 0,4% 0,3%
  2,8   3,1   1,8
FBCF totalea,b  1,9  1,6  1,5  1,4  1,0  0,9
0 1.95 0 1,9% 1,6% 1,5% 1,4% 1% 0,9% 0,8% 0,6%
  3,2   7,0   4,5
            logementa  1,0  0,9  0,9  0,9  0,8  0,8
0 0.96 0 1% 0,9% 0,9% 0,9% 0,8% 0,8% 0,7% 0,8%
  2,6   2,7   3,4
Exportationsa,c  1,7  1,1  0,8  0,7  0,5  0,5
0 1.71 0 1,7% 1,1% 0,8% 0,7% 0,5% 0,5% 0,5% 0,5%
  3,1   3,6   2,5
Importationsa,c  1,5  1,7  0,9  0,6  0,6  0,6
0 1.66 0 1,5% 1,7% 0,9% 0,6% 0,6% 0,6% 0,6% 0,6%
  2,4   5,0   2,8
Demande intérieurea,d,e  0,2  0,4  0,6  0,4  0,3  0,4
0 0.57 0 0,2% 0,4% 0,6% 0,4% 0,3% 0,4% 0,4% 0,3%
  4,0   2,6   1,7
Variations de stocksa,e  0,0  0,0  0,0  0,0  0,0  0,0
0 5 −5 0% 0% 0% 0% 0% 0% 0% 0%
 −1,1   0,5   0,4
Commerce extérieura,c,e  0,1 −0,1 −0,0  0,1 −0,0 −0,0
0 0.12 −0.13 0,1% -0,1% 0% 0,1% 0% 0% 0% 0%
  0,3  −0,3  −0,0
Inflationf  2,4  2,3  3,5  3,8  3,3  2,8
0 3.82 0 2,4% 2,3% 3,5% 3,8% 3,3% 2,8% 2,3% 1,9%
  2,8   3,0   2,6
Taux de chômageg 11,4 10,3 10,4 10,6 10,4 10,6
0 11.4 0 11,4% 10,3% 10,4% 10,6% 10,4% 10,6% 10,5% 10,4%
 11,3  10,7  10,5
Solde couranth   2,9   2,7   2,2
Déficit publich   1,9   2,0   1,4
Dette publiqueh 102   101   102  
Impulsion budgétairei  −0,9   0,7  −0,4
a En volume, aux prix chaînés. b FBCF : Formation Brute de Capital Fixe ; APU : Administrations Publiques. c Biens et services. d Demande intérieure hors variation de stocks. e Contribution à la croissance du PIB. f Evolution de l'indice des prix de consommation harmonisés (IPCH, sauf USA et France IPC). Pour les trimestres, glissement annuel (T/T(-4)) des prix. Pour les années, croissance moyenne annuelle des prix. g Au sens du BIT, en % de la population active. Pour les trimestres moyenne trimestrielle, pour les années, moyenne annuelle. h En % du PIB annuel, en fin d'année. i Variation annuelle du déficit public (APU) primaire structurel, en points de PIB.
Sources : Eurostat, prévision OFCE octobre 2025.